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Laclau, Mouffe, Badiou: réflexions sur les élections, le populisme et la révolution
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Les élections présidentielles françaises de ce dimanche ont laissé les théoriciens de la politique dominante dans un état de perplexité. La débâcle de la droite traditionnelle et de la social-démocratie, additionnée à 10 ans d’une crise capitaliste rampante, font que le champ politique, lui, « tend aux extrêmes ». Le scénario est celui des « outsiders » : de Le Pen et de Mélenchon, amortis par ce centre fluide qu’est le macronisme, néolibéral mais sans parti. En définitive, le premier tour des présidentielles françaises a été hanté par le spectre du « populisme ».
Le populisme est à la mode. Quel que soit son symbole ou sa couleur, il semble être le nom de l’(anti)politique. Le Brexit, Donald Trump, Marine Le Pen, Chavez, Mélenchon, Podemos, l’extrême droite européenne. Et la liste pourrait s’allonger encore.
L’avantage apparent de cette catégorie « fourre-tout », qui nous épargne de penser et de définir concrètement ces processus politiques hétérogènes, est aussi sa limite. Si celle-ci explique tout, elle n’explique rien en même temps. En un sens, elle a été pour cette raison un phénomène maudit de la théorie politique, du moins jusqu’à ce que Ernesto Laclau s’efforce de la sortir de cette ornière dans La raison populiste. Pour reprendre un terme psychanalytique, l’ouvrage a eu un effet « rétroactif ». Il s’est transformé en un support théorique fondamental du populisme bourgeois latino-américain du XXIe siècle. Sous la plume de Laclau, le kirchnérisme, le chavisme et autres “ismes” de même acabit se sont transformés en « constitution de la politique » et le « peuple » est devenu sujet.
Pour Laclau comme pour Chantal Mouffe, le « populisme » constitue le complément périphérique de la « radicalisation de la démocratie » dans les pays centraux. Au sein du paradigme théorique postmarxiste, le destin populiste des pays périphériques à développement capitaliste arriéré était scellé dès l’origine : du fait qu’ils ne se sont pas constitués à la faveur de processus comme celui de la Révolution française, les masses ne pouvaient s’incorporer à la politique au travers de l’inscription dans la démocratie libérale, mais seulement à travers l’identification (au sens freudien-libidinal du terme) à un leader populiste, qu’il s’appelle Perón ou Vargas, chargé de légitimer, sur le plan institutionnel, leurs revendications.
La lecture de Laclau de la structure de classes de l’Amérique Latine est en retard de plusieurs décennies. Elle correspond à une période au cours de laquelle s’est développée une bourgeoisie (anti)nationale comme partenaire subalterne du capital impérialiste, et un prolétariat puissant. Renchérissant dans la négation radicale du caractère de classe du politique, il a substitué une flopée de termes lacaniens et linguistiques à l’analyse de la structure économico-sociale.
Il est clair que le sujet « peuple » met en avant l’hégémonie bourgeoise, le populisme et le réformisme, alors que le sujet « classe ouvrière » véhicule l’hégémonie des travailleurs au sein de l’alliance des exploités, et ouvre à la dynamique de la révolution sociale. La « radicalisation de la démocratie », défendue par Laclau et Mouffe pour des pays comme l’Etat espagnol, ou d’autres pays d’Europe, et le « populisme » dans les pays semi-coloniaux constituent ainsi les deux aspects complémentaires d’une même stratégie d’hégémonie bourgeoise. Les deux horizons rejettent toute possibilité (et tout désir) de révolution sociale. Il ne reste plus que l’inscription des revendications partielles, que ce soit sous la forme de la démocratie libérale ou moyennant la rencontre d’un leader charismatique, dans un « signifiant vide », pour reprendre Lacan et Laclau, soutenant pour un temps l’unité illusoire du « peuple ».
Il est intéressant de noter que pour les théoriciens du postmarxisme transformés en portefaix idéologiques de la « révolution citoyenne », cette division n’existe plus. Et de fait la « radicalisation de la démocratie » s’est également transformée en « populisme » dans les pays centraux. Avec son soutien à Podemos, Syriza et maintenant Mélenchon, Chantal Mouffe – Laclau étant décédé en 2014 – est aujourd’hui la philosophe du populisme de gauche et du néoréformisme européen.
Dans une récente tribune publiée par Le Monde, Mouffe expose les motifs de ce soutien à Mélenchon, et en profite pour synthétiser les raisons de cette mutation stratégique. Selon la théoricienne belge, la « postpolitique », c’est-à-dire le consensus néolibéral des partis « d’extrême-centre », a ouvert une étape « postdémocratique », une étape de crise de la démocratie libérale et de ses mécanismes au sein de laquelle il n’existe pas de projets politiques alternatifs au régime oligarchique enkysté dans le pouvoir. Le « moment populiste » actuel exprimerait alors le rejet de cette « postdémocratie », le ras-le-bol de l’expropriation politique exercée par les partis traditionnels, et l’intention de constituer une « volonté collective », un « nous » ou un « sujet peuple », pouvant trouver une expression autoritaire et nationaliste à l’extrême-droite ou, à l’inverse, « démocratique radicale », à gauche. A la base de ce phénomène se trouverait la transformation de la social-démocratie en agent du néolibéralisme ainsi que la polarisation sociale aggravée par la crise économique dont l’un des épicentres a été l’Europe.
Cette construction du « peuple » est possible parce qu’il existe des revendications qui divisent le champ du politique, bien qu’elles puissent migrer d’un système d’interprétation à un autre. Par exemple, la revendication de « l’emploi » peut entrer dans une conception d’extrême-droite, combinée au marquage de « l’immigré » comme celui qui vole le travail des « Français ». Selon Mouffe, si l’extrême-droite a mieux réussi sur ce plan, c’est parce qu’elle s’est faite plus effrontément schmittienne, c’est-à-dire qu’elle a su identifier un ennemi qui lui a permis de consolider une base populaire, alors que la gauche réformiste est restée rivée à une vision "consensuelle" de la politique et n’a pas compris le « rôle des affects » dans le façonnement des identités politiques.
Pour résumer, Mouffe soutient que les pays avancés se sont « latinoaméricanisés », et que cela explique le succès des mouvements sociaux en Europe qui « construisent la frontière politique » à la manière des populistes : « ceux d’en haut » et « ceux d’en bas », « nous » et « eux », le « peuple » contre les « élites ». Et elle voit dans l’avènement du « populisme européen » des origines qui puisent dans le populisme latino-américain. Il est évident qu’elle évite de se référer au moindre bilan concret des gouvernements populistes latino-américains qui, après une décennie au pouvoir, n’ont pas touché, fût-ce qu’a minima, à la structure capitaliste dépendante, et ont ouvert la voie à la droite, comme cela se voit aujourd’hui avec la crise du chavisme qui se survit chaque jour un peu plus au moyen de l’armée, sans même parler des politiques austéritaires mises en place sous le gouvernement du PT de Dilma Rousseff, au Brésil, avant le coup d’Etat institutionnel.
Mouffe insiste sur l’idée que la confrontation sur le terrain politique des classes (« groupes économiques définis par leurs intérêts économiques ») relève du passé, et que « l’oligarchisation » des régimes politiques ne permet pas de mettre à jour la dimension politique de la lutte des classes. Au contraire, seule une « politique de l’identité » saurait être revendiquée, c’est-à-dire, une politique basée sur l’hétérogénéité des « revendications démocratiques », sans unité stratégique possible au-delà de « l’articulation hégémonique » des signifiants vides constituant une « volonté collective » toujours contingente. Pour cette raison, Mouffe n’est jamais en mesure d’examiner la stratégie de la prise du pouvoir politique et l’instauration d’un gouvernement des travailleurs.
Selon les termes de Mouffe, l’objectif de cette « volonté » serait de mettre fin à la domination du système oligarchique non à travers une révolution qui détruirait les institutions républicaines, mais moyennant ce que Gramsci appelle une guerre de positions conduisant à un transformation profonde des rapports de force existant et l’établissement d’une nouvelle hégémonie en vue de récupérer et radicaliser l’idéal démocratique. Voilà en quoi consisterait le contenu de la « révolution citoyenne » de la France Insoumise qui, comme le précise Mouffe, n’est pas un « avatar de l’extrême-gauche » contrairement à ce que dit la presse libérale, mais un « réformisme radical » inséré dans la tradition démocratique-bourgeoise.
Cette stratégie consistant à remettre à flot le vieux réformisme social-démocrate sous l’habillage ambigu du « populisme » que Mouffe propose comme unique alternative politique de gauche pour la France a déjà eu son précédent, et déjà fait ses adieux, en Grèce avec Syriza, qui a bien évidemment bénéficié du soutien enthousiaste des philosophes du « populisme radical ». Bien sûr, la situation a été beaucoup plus dramatique que Mouffe ne le laisse entendre. La classe ouvrière grecque avait organisé trente journées de grève générale (ce qui ressemble à de la lutte des classes, non ?) dans le contexte d’une débâcle sociale sans précédent. Mais Tsipras, qui avait gagné les élections en 2014 avec les promesses d’un gouvernement « anti-austérité » a fini par capituler en rase-campagne au bout de 6 mois face à la troïka de Merkel, de l’Union Européenne et du FMI, appliquant un plan d’austérité brutal. Podemos de son côté, quoi qu’avec moins d’obscénité parce qu’il n’est pas à la tête d’un gouvernement national, a accru qualitativement son poids au sein de l’appareil institutionnel de l’Etat capitaliste espagnol. C’est ce qui a, parallèlement, accéléré sa complète adaptation, développant même une aile interne – qui cependant a été battue au dernier congrès – souhaitant ouvertement collaborer avec la social-démocratie.
Pour paraphraser Einstein, répéter les mêmes choses en escomptant des résultats différents est la chose qui se rapproche le plus de la folie.
Il existe une autre position au sein du débat intellectuel sur les élections françaises,exprimée par Alain Badiou, qui, critiquant sur la gauche les variantes réformistes, met en contradiction « voter » et « réinventer la politique », ce qui équivaut à un appel abstrait à l’abstention et à l’horizon tout aussi consistant à recréer « l’idée du communisme » comme fondement de toute politique. Sans aucun doute, celui qui occulte le communisme aux yeux des masses n’est pas révolutionnaire. Mais comme disait Marx dans L’idéologie allemande, le communisme n’est pas « un état qui doit être créé » ni « un idéal sur lequel la réalité devra se régler », mais « le mouvement réel qui abolit l’état actuel », ce qui, traduit dans nos conditions politiques actuelles, implique de mettre en avant un programme de revendications transitoires en vue de l’abolition du travail salarié et de l’Etat et de l’instauration d’une association de libre producteurs : la réduction du temps de travail sans baisse de salaire, le partage du temps de travail pour que toutes et tous puissent travailler, avec augmentation généralisée des salaires, voilà une façon de populariser notre stratégie pour conquérir le communisme.
Il est évident que l’opération hégémonique par excellence de la bourgeoisie consiste à cacher ses intérêts de classe derrière un supposé « intérêt national », « commun » ou « général ». L’élément le plus nouveau est que la crise économique de 2008, pour utiliser la catégorie de Gramsci, a développé des éléments de crise organique qui s’expriment par la crise des partis traditionnels de la bourgeoisie et le surgissement de « nouvelles façons de penser ». Cela veut dire qu’il y a une opportunité exceptionnelle – et une obligation pour les révolutionnaires – pour « diviser le champ de la politique » contre cette opération hégémonique à partir de là où réside depuis toujours le véritable clivage : entre exploiteurs et exploités.
Dans le cadre de ces élections présidentielles françaises, une option a exprimé cette division aussi fondamentale qu’occultée par la politique et l’idéologie bourgeoise : la candidature ouvrière et anticapitaliste de Philippe Poutou pour le NPA. En dépit de certaines limites, cette campagne a permis d’exprimer et de mettre en avant une vision de l’indépendance de classe face à la démagogie de la droite xénophobe et délimitée du néoréformisme de gauche. L’enjeu, aujourd’hui, d’utiliser ces avancées pour construire un parti ouvrier de combat qui se propose d’en finir avec le système capitaliste et jette les bases d’une société nouvelle.