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Le fétichisme de la marchandise chez Marx, par Benoit Bohy-Bunel

Marx

Lien publiée le 2 juillet 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

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Le fétichisme de la marchandise chez Marx

*

Benoit Bohy-Bunel

Sommaire

Le fétichisme de la marchandise

  1. La marchandise : simplicité apparente, complexité réelle
  2. La marchandise : une « chose sensible suprasensible »
  3. La critique du fétichisme marchand : une critique de la circulation
  4. La marchandise comme fétiche : une illusion matériellement produite
  5. Le sens de l’occultation fétichiste
  6. L’argent, principe d’achèvement du fétichisme

Le fétichisme de la marchandise

   

   Etymologiquement, fétiche provient du mot feitiço (« artificiel », puis « sortilège », par extension), nom que les Portugais donnèrent aux objets du culte des populations africaines qu’ils colonisèrent.

   En ethnologie, Charles de Brosses introduisit la notion de « fétichisme » au XVIIIème siècle, pour désigner les cultes religieux dits « primitifs » fondés sur l’adoration d’objets.

Freud introduisit la notion de fétichisme au sens psychanalytique de façon originale, désignant par là une « perversion » sexuelle par laquelle un objet inanimé ou une partie isolée du corps se substituent à l’être désiré sexuellement[1].

   Marx, dans le premier chapitre du Capital, développa également une notion originale de fétichisme. Le fétiche devient chez Marx la marchandise elle-même, au sein de la société capitaliste. Selon Marx, loin d’être purement « cartésienne », cette société développerait en fait une forme de mysticisme banalisé, par lequel la matérialité même des produits du travail désignerait magiquement quelque « valeur » idéale et suprasensible. De mêmes que les sociétés premières fondées sur des religions fétichistes étaient face à des objets produits par les hommes (statuettes, etc.), mais dont elles occultaient le fait que ces hommes les avaient produits, et pouvaient de ce fait leur attribuer des qualités « divines », « magiques », « surnaturelles », non-humaines, de même les producteurs et consommateurs de marchandises, dans la société capitaliste moderne, conféreront une valeur en soi, abstraite et idéale, aux produits du travail, sur la base d’une double occultation : occultation du fait que ces produits sont issus du travail humain qualitatif et concret ; occultation du fait que leur valeur dérive d’un processus de valorisation socialement et historiquement construit.

1. La marchandise : simplicité apparente, complexité réelle

   Marx, dans son sous-chapitre consacré au caractère fétiche des marchandises, indique d’emblée un fait central : « Une marchandise paraît au premier coup d'oeil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Notre analyse a montré au contraire que c'est une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d'arguties théologiques[2] . » Cette disproportion entre l'évidence a priori d'une banalité apparente et le caractère insondable et mystérieux de la marchandise pour le théoricien qui tente de l'appréhender fonde déjà une bonne part du fétichisme. Dans nos actes quotidiens d'achats et de ventes de marchandises, nous ne voyons pas que de tels gestes impliquent toute une métaphysique occulte ; nous sommes seulement face à une valeur d'usage qui ne paraît pas faire problème en elle-même, ni dans sa capacité à satisfaire certains besoins, ni même dans son aptitude à s'échanger contre une certaine somme d'argent. Nous « naturalisons » de tels actes, nous les fondons dans l'objectivité immédiate de la chose. Paradoxalement, c'est précisément une telle évidence pour nous, simples acheteurs ou possesseurs de marchandises, qui renvoie à une aberration de fait, et c'est dans cet écart que se joue toute la difficulté pour le théoricien.

   La trivialité de la marchandise, son caractère de chose parmi les choses, sa matérialité constatable, sont autant d'obstacles à la compréhension pleine et entière du scandale que sa nature interne implique. A dire vrai, comme le rappelle souvent Jappe, mettre en discussion la marchandise, la valeur et l'argent, semble, encore aujourd’hui, aussi peu sensé que de contester la force de gravitation (et ce même s’il on est un révolutionnaire marxiste, trotskiste, léniniste, maoïste ou stalinien, ou encore un « anarchiste » prônant l’autogestion des marchandises par les travailleurs). Ces catégories seraient des données a priori de toute « économie » possible, et une remise en cause de leur être et de leur structure serait proprement absurde. Une discussion ne serait possible que pour ce qui regarde le capital et la plus-value, les prix et les classes ; donc, lorsqu'il s'agit de déterminer la distribution ou la redistribution plus « égalitaire » (égalité toute quantitative, formelle, désincarnée) des catégories que sont la marchandise, la valeur, l’argent, que l’on supposerait éternelles et naturelles. C'est précisément contre cette seconde nature qu'est la marchandise, qu'il entend réinscrire dans son moment historique particulier, qu'il entend dénaturaliser, que Marx développe son concept de fétichisme.

   Cette critique marxienne du fétichisme, qui vient dénaturaliser les catégories de base du capitalisme (marchandise, valeur, travail, argent), indique donc que le dépassement du capitalisme implique le dépassement de ces catégories. Tout mouvement de lutte qui viendrait simplement permettre quelque « purification » ou quelque « redistribution » plus « égalitaire » de ces catégories, sans pour autant les abolir, ne serait pas un mouvement remettant en cause radicalement le capitalisme lui-même, mais qui tenterait simplement de le rendre plus « vivable », plus « durable » en tant que tel. Ce mouvement de contestation en ce sens reposerait sur une contradiction flagrante, dans la mesure où l’idée même de rendre « durable » ou « vivable » le capitalisme lui-même, ou encore ses structures mêmes, est une absurdité en soi, puisque, précisément, les catégories de ce système, même si elles sont provisoirement « redistribuées » ou « purifiées », contiennent en germe leur autodestruction constamment renouvelée, conditionnant une précarité irréductible du système (l’inversion entre concret et abstrait impliquant en effet une totale absence de contrôle humain conscient dans la production et dans la circulation, absence de contrôle qui détermine nécessairement des crises systémiques, résurgentes de façon cyclique). Ainsi donc, la notion de « fétichisme de la marchandise » n’est pas qu’une pure description « philosophique » des structures ontologiques-marchandes. En tant qu’elle traduit l’exigence d’une pensée radicalement critique, elle doit pouvoir déterminer une praxis elle aussi radicale, dont les visées révolutionnaires concrètes tendent authentiquement vers un post-capitalisme en lequel nulle évaluation capitaliste agissante, nulle inversion capitaliste concrète, ne persiste.

2. La marchandise : une « chose sensible suprasensible »

   Mais revenons à l’analyse de la notion de fétichisme en tant que telle. Qu'en est-il ? L'existence d'une table en bois comme marchandise devrait nous étonner autant que si les tables se mettaient à danser. La chose devient « sociale », son existence se dédouble : une « aura » surnaturelle semble se surajouter à son corps de marchandise, de telle sorte qu'elle semble avoir la capacité, de par sa « volonté » propre, de faire face à d'autres marchandises afin d'utiliser leur matérialité pour exprimer sa valeur. L'échange, la circulation des marchandises, est un acte quotidien dont on ne voit pas qu'il implique une façon de croire en la possibilité de conférer fantastiquement un pouvoir secret de s'autodéterminer aux produits du travail, autodétermination sur laquelle les individus concrets et leurs relations effectives n'auraient aucune prise. Conférer aux objets un désir autonome de s'échanger entre eux, et voir les tables danser, c'est tout un.

   Marx résume ainsi l'origine du caractère énigmatique du produit du travail dès qu'il revêt la forme d'une marchandise : « Le caractère d'égalité des travaux humains acquiert la forme de valeur des produits du travail ; la mesure des travaux individuels par leur durée acquiert la forme de la grandeur de valeur des produits du travail ; enfin les rapports des producteurs, dans lesquels s'affirment les caractères sociaux de leurs travaux, acquièrent la forme d'un rapport social des produits du travail[3]. » Tout le mystère se situe dans le caractère d'égalité des travaux humains, c'est lui qui est à la source de la valeur. C'est pour autant que les travaux réels, concrets, et les relations entre personnes se cristallisent dans le travail abstrait, homogène et quantitativement défini, qu'ils sont susceptibles de s'aliéner dans l'équivalent de ce travail, dans la valeur des marchandises, et de prendre l'apparence d'un rapport social entre les choses. Il y a là une réification qui s'opère, réification qui se réfère au processus dans lequel le travail réel (concret) devient le simple support phénoménal du travail social (abstrait).

   Néanmoins, il n'y a pas là qu'une apparence, une simple mystification. Il ne s'agit pas simplement de dévoiler théoriquement la source du travail abstrait et son rôle exact dans la valorisation des produits pour faire cesser le scandale sur lequel repose le fétichisme. Car ici, l'abstraction en question n'est pas seulement une représentation parmi d'autres, elle est pour ainsi dire matériellement produite. L'abstraction du travail social rend possible une production, une praxis qui sans elle n'aurait pas de sens. Elle est le vecteur d'une effectivité concrète qui a des conséquences dans le monde, qui est visible et constatable. Si donc le rapport marchand, en tant que rapport fétichiste, est un rapport inversé de par une primauté accordée à l'abstrait et de par une dévalorisation du concret, cela doit se faire pratiquement, dans les faits, c’est-à-dire affecter la production concrète, et se confirmer chaque fois qu'un échange réel se produit. A ce titre, selon la formule de Sohn-Rethel, on définira le capitalisme comme un système produisant des « abstractions réelles ». Cette formule implique que le fétichisme est un phénomène objectif, et qu'il est une inversion même de la réalité, plus qu'une simple représentation inversée.

3. La critique du fétichisme marchand : une critique de la circulation

   Pour saisir le fétichisme dans toute son extension, il faut compléter cette critique de l'inversion par la critique de la circulation telle qu'on la trouve dans les Grundrisse : « La circulation est le mouvement où l’aliénation universelle apparaît comme appropriation universelle, et l’appropriation universelle comme aliénation universelle. Même si l’ensemble de ce mouvement apparaît comme un procès social, et si les moments singuliers de ce mouvement émanent de la volonté consciente et des fins particulières des individus, la totalité du procès n’en apparaît pas moins comme une connexion objective, qui naît de façon tout à fait naturelle ; totalité qui, certes, provient de l’interaction des individus conscients, mais ne se situe pas dans leur conscience, n’est pas subsumée comme totalité sous les individus. Leur propre entrechoquement produit une puissance sociale qui leur est étrangère, placée au-dessus d’eux ; qui est leur relation réciproque comme procès et pouvoir indépendants d’eux[4]. » Nous avons déjà vu que dans l'échange, les rapports des producteurs « acquièrent la forme d'un rapport social des produits du travail ». Cela était pensé comme la résultante du caractère d'égalité des produits du travail. Plus précisément, dans la circulation, une objectivation s'opère : l'aliénation d'un produit donné, si elle est réalisée par des individus déterminés, s'inscrit néanmoins dans un procès total qui paraît autonome et objectif, indépendant des hommes, étranger à eux. La circulation comme totalité est une sphère de la réalité qui fait face aux hommes en tant que « seconde nature » possédant ses lois propres, sur laquelle ils n'ont aucune prise, et qui les détermine alors même qu'il s'agit là de leurs propres relations réifiées.

   Dans ce contexte, toute « critique » (ou description plate et pseudo-critique) « sociologisante » (Baudrillard[5]), ou « psychologisante » (Nicolas Guéguen[6]), voire « moralisante », de la seule « société de consommation » paraîtra manquer totalement la dimension de réification mécanique et amorale, asociale, propre à l’automouvement apparent des marchandises inhérent à la sphère de la circulation au sein du capitalisme. La question de l’autonomisation de la valeur, fonde certes des désastres sociaux et psychologiques, constatables empiriquement, dont les consommateurs sont « victimes ». Mais, précisément, cibler prioritairement ces « pathologies du social » ou ces « troubles psychologiques » individuels comme s’ils étaient la racine du problème tend à faire oublier leur base catégorielle déterminante. Critiquez simplement les « simulacres », « l’autoréférentialité du signe », les manipulations du neuromarketing, sans rattacher ces phénomènes à leur logique catégorielle matériellement déterminante, alors vous ne pourrez jamais abolir la logique abstraite et inconsciente qui préside à la dépossession des individus concrets dans la société marchande, et donc vous vous empêcherez d’abolir réellement ces phénomènes empiriques et superficiels que vous déplorez. De ce fait, vous vous rangerez finalement dans le camp des intégrationnistes (« reconnaissance » par le travail, « soin » pour le travailleur) qui veulent faire « vivre » un système dévitalisant en soi.

   « Malheur à qui protège le désert ! », dirons-nous alors, pour rappeler le sens possible de l’avertissement d’un certain philosophe. Surtout s’il le protège dans le moment même où il pense le combattre, car c’est là la meilleure manière de le protéger.

4. La marchandise comme fétiche : une illusion matériellement produite

   Mais revenons à la caractérisation du fétichisme en tant que tel, telle qu'elle se formule dans le dernier sous-chapitre du chapitre premier du Capital. « Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la région nuageuse du monde religieux. Là les produits du cerveau humain ont l'aspect d'êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l'homme dans le monde marchand. C'est ce qu'on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu'ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production [7] ». L'illusion fétichiste-marchande est analogiquement reliée à l'illusion religieuse. Les marchandises, dans leur capacité à exprimer de la valeur, une certaine quantité de travail, sont comparables aux anges et aux miracles auxquels les hommes confèrent une existence objective de par le seul fait qu'ils les ont pensés avec une certaine intensité, avec un certain degré de croyance. Le fétichisme de la marchandise est une pensée magique, qui fait exister une puissance nouvelle des objets, leur aptitude à s'échanger entre eux selon une « volonté » qui leur serait propre, de par la seule contemplation d'un procès dont on a oublié que ce sont les hommes et leurs rapports sociaux qui le déterminent. Les hommes occultent le fait que les produits du travail dérivent d'une activité proprement humaine, tout comme ils occultent le fait que leur idée d'un Dieu fut d'abord conçue par eux, et c'est sur la base d'une telle occultation, d'une telle déprise à l'égard de ce qui leur appartient en propre, qu'ils autonomisent l'univers marchand, tout comme ils autonomisent le monde divin. La différence entre l’illusion religieuse et l’illusion fétichiste-marchande, toutefois, repose sur le fait que, dans le fétichisme marchand, les abstractions ne sont pas simplement idéologiquement affirmées, mais qu’ elles sont aussi matériellement produites.

   On devine que cette occultation a pour condition, dans la sphère de la production, une séparation du travailleur et de son produit, séparation qui repose sur le fait que les conditions du travail sont extérieures et contingentes du point de vue de l'agent qui vend sa force de travail (il n’est pas le propriétaire des moyens de production). Le travailleur ne reconnaît plus l'objet produit comme étant son œuvre propre (réellement, cet objet appartient à un autre, au capitaliste qui « achète » sa force de travail), ce qui annonce, dans la sphère de la circulation, l'achèvement d'une scission à l'intérieur d'une chose qui tombe et ne tombe pas sous le sens : les marchandises ne sont plus que des porteurs de l'abstraction-valeur[8]. La critique du fétichisme est la critique d'une dépossession, dépossession qui donne lieu à une réification : les hommes n'ont plus aucune prise sur la production et la circulation des fétiches qu'ils idolâtrent, si bien que c'est leur humanité même, leur socialité, qui se voit transférée à de tels fétiches. On retrouve là certaines composantes de la critique feuerbachienne du religieux[9] : l'homme transfère d’abord au divin les prédicats qui définissent son essence générique, et doit abolir finalement le divin pour viser une certaine réappropriation En un sens, la critique du fétichisme marchand vise de même une certaine réappropriation, mais cette fois-ci non plus seulement idéelle, sur le plan de la pure conscience, mais aussi et surtout matérielle : la société qui le dépasse a pour base une activité productive (ou créative) qui possède sa socialité en elle-même, et dont les produits ne sont plus séparés abstraitement des producteurs (ou créateurs).

   A ce titre, les conséquences pratiques de la critique du fétichisme de la marchandise peuvent être envisagées. Le fétichisme repose aussi, comme on l’a dit, sur le fait que le producteur ne se reconnaît plus dans son produit : le sentiment d’une absurdité liée à une activité qu’on ne reconnaît plus comme la sienne, sentiment fondé sur une organisation très concrète du travail soit précarisé, soit rationalisé, standardisé, ou parcellisé, sentiment fondant la nécessité des luttes, s’appuierait éventuellement sur la dénonciation radicale du caractère fétiche des produits du travail. Le consommateur-travailleur dans la consommation, à son tour, voyant le seuil de sa propre survie augmenter constamment, identifierait dans cette dimension fétiche des marchandises, dans cette autoréférentialité de la valeur, la racine de sa déprise, de sa misère existentielle et matérielle. Lutter contre le capitalisme, en ce sens, pourrait signifier : désenchanter le fétiche marchand, abstrait et quantitativement déterminé, pour revaloriser les vécus qualitatifs concrets et subjectifs (par exemple dans les co-activités de sabotages, de blocages, de grèves, de détournements, d’occupations, de désimplications au travail, mais aussi, simultanément, dans les co-activités construisant des relations sociales créatives, positives et constructives, en tant que concrètes et qualitatives).

5. Le sens de l’occultation fétichiste

   Précisons maintenant le sens de l'occultation en question. Marx : « Lorsque les producteurs mettent en présence et en rapport les produits de leur travail à titre de valeurs, ce n'est pas qu'ils voient en eux une simple enveloppe sous laquelle est caché un travail humain identique ; tout au contraire : en réputant égaux dans l'échange leurs produits différents, ils établissent par le fait que leurs différents travaux sont égaux. Ils le font sans le savoir. La valeur ne porte donc pas écrit sur le front ce qu'elle est. Elle fait bien plutôt de chaque produit du travail un hiéroglyphe[10]. » Le critère du temps de travail socialement nécessaire n'est pas immédiatement thématisé par les producteurs qui échangent leurs marchandises. Il s'avère dans les faits que c'est par lui que les produits deviennent échangeables, mais cela se fait dans leur dos, sans qu'ils en aient conscience. Le travail abstrait n'apparaît jamais explicitement dans sa fonction de substance de la valeur au sein du procès de circulation des marchandises. Cette obnubilation crée précisément la possibilité pour les produits du travail de s'ériger en choses sociales en elles-mêmes et par elles-mêmes. Il semble donc que, même en l'absence de toute intervention humaine, ils puissent entrer dans des rapports d’échanges qui découlent de leur seule nature intrinsèque, car la norme idéale et sociale qui préside à leur échangeabilité n'est pas immédiatement perceptible. C'est l'origine mystérieuse et le plus souvent voilée de la valeur qui fonde le fétichisme de la marchandise : parce que les rapports sociaux qui se jouent là n'apparaissent pas dans leur pleine clarté, parce que le travail abstrait n'affirme pas explicitement son rôle, les objets eux-mêmes semblent pouvoir se faire face en vertu d'une propriété occulte qu'ils posséderaient en droit. La marchandise est un hiéroglyphe, et il faut savoir le déchiffrer. Le rapport immédiat et trivial à la chose voile l'énigme qu'elle recèle, et demeure empêtré au sein d'une mystification non reconnue en tant que telle.

   Néanmoins, un tel déchiffrement n'est pas suffisant : « La détermination de la quantité de valeur par la durée de travail est donc un secret caché sous le mouvement apparent des valeurs des marchandises ; mais sa solution, tout en montrant que la quantité de valeur ne se détermine pas au hasard, comme il semblerait, ne fait pas pour cela disparaître la forme qui représente cette quantité comme un rapport de grandeur entre les choses, entre les produits du travail eux-mêmes[11] . » Le fétichisme, comme nous le disions, n'est pas seulement une mystification pure, une simple illusion de la conscience pure, et c'est là que se montrent les limites de l'analogie religieuse. Même si la présence du travail abstrait dans la forme valeur devient manifeste, même si la conscience prend acte de l'abstraction qui préside à l'échange, et du rapport social qui le sous-tend, cette abstraction, cette forme agissante, ne disparaît pas pour autant, tant que perdure le monde des marchandises. Objectivement, l'inversion de la réalité demeure, l'autonomie des objets produits continue de s'affirmer, la forme-valeur produit ses aberrations très concrètes, tant que la production et la circulation réelles ne sont pas modifiées en leur être, car les critères idéaux ici considérés, les « normes », les « moyennes », ne sont pas simplement des « idéologies » en dehors du monde réel qu’il s’agirait simplement de « réfuter », mais elles jouent à même cette production et cette circulation réelles, constamment et systématiquement. Il y a un fétichisme « subjectif », qui renvoie celui-ci à l'inversion idéologique telle que Marx la décrit dans l'Idéologie allemande, mais il n'est qu'une couche superficielle du fétichisme véritable, lequel est un phénomène essentiellement objectif : que les hommes connaissent ou non l'origine de la valeur, celle-ci, dans son rapport au travail abstrait, conditionne objectivement la réalisation matérielle d'un devenir-abstrait du monde.

   En outre, il faut dire que la connexion entre la valeur et le travail abstrait est tautologique, qu'elle concerne deux instances homogènes, idéales, et que le fait de saisir conceptuellement leur dépendance réciproque ne change rien au donné tangible. C'est bien plutôt l'aliénation du travail concret dans le travail humain indifférencié, la méconnaissance de sa nature, la méconnaissance du caractère synthétique et contingent de la relation de l'économie à la réalité, la confusion de celle-ci et de celle-là, confusion que nulle prise de conscience pure ne saurait complètement abolir, confusion qui perdure tant que perdure matériellement et objectivement le rapport marchand, c'est bien plutôt une illusion inscrite au cœur même des choses, de leur réalité, qui fonde le fétichisme en tant que tel.

6. L’argent, principe d’achèvement du fétichisme

   Cette réalisation d'un devenir-abstrait du monde, cette illusion matériellement produite à laquelle renvoie le fétichisme, est encore confirmée par la nature de ce que Sohn-Rethel nomme « l'abstraction réelle », à savoir par la nature de l'argent [12]. L'argent est la manifestation visible, perceptible, de l'abstraction qui préside à l'échange entre les marchandises. L'argent, comme objet, représente quelque chose d'abstrait (la valeur), et il le représente en tant qu'abstrait. Une somme d'argent peut représenter n'importe quelle valeur d'usage, n'importe quel travail concret : l’argent est la négation devenue visible de la multiplicité et de la particularité concrètes des travaux et des produits de ces travaux. Là où la circulation des biens et médiatisée par l'argent, l'abstraction est devenue bien réelle. Marx propose une analogie pour illustrer cette aberration : « C'est comme si, à côté et en dehors des lions, des tigres, des lièvres et de tous les autres animaux réels qui constituent en groupes les différentes races, espèces, sous-espèces, familles, etc., du règne animal, existait en outre l'animal, l'incarnation individuelle de tout le règne animal[13] . »

   L'existence de l'argent comme réalité empirique portant en elle-même l'inversion propre au capitalisme entre abstrait et concret confirme donc l'objectivité du phénomène fétichiste : « Le fait qu'un rapport de production sociale se présente sous la forme d'un objet existant en dehors des individus et que les relations déterminées dans lesquelles ceux-ci entrent dans le procès de production de leur vie sociale se présentent comme des propriétés spécifiques d'un objet, c'est ce renversement, cette mystification non pas imaginaire, mais d'une prosaïque réalité, qui caractérise toutes les formes sociales du travail créateur de valeur d'échange. Dans l'argent, elle apparaît seulement de manière plus frappante que dans la marchandise[14]. » Comme l’indique Anselm Jappe, cette qualité de l'argent est au-delà de la dichotomie traditionnelle de l'être et de la pensée pour laquelle une chose ou bien existe seulement dans la tête, ou bien au contraire est bien réelle, matérielle, empirique[15]. Cette qualité de l’argent accomplit dans le monde l’aberration logique d’une idéalité pure étant devenue une « chose » réelle.

   

   C'est ainsi que, dans le chapitre qui nous concerne, Marx confère à l'argent une puissance de renforcement du fétichisme : « Cette forme acquise et fixe du monde des marchandises, leur forme argent, au lieu de révéler les caractères sociaux des travaux privés et les rapports sociaux des producteurs, ne fait que les voiler[16]. » L'argent, en tant qu'équivalent général, est une chose qui cristallise du travail humain indifférencié, qui objective les rapports entre les travaux privés et l'ensemble du travail social, il est « l'incarnation générale du travail humain abstrait ». Si un objet se met à faire face aux marchandises pour garantir leur valeur d'échange, si une même réalité objective permet l'échangeabilité en général des produits du travail, alors c'est l'autonomie de leur forme-valeur qui se voit entérinée par là même, tant subjectivement qu'objectivement. Non seulement la source de la valeur est plus difficilement discernable, mais en plus l'objectivité de l'inversion liée au rapport marchand est désormais attestée.

   Lorsqu'un consommateur est face à une marchandise qui a un certain prix, lorsqu'il « constate » par exemple que la toile « vaut » 10 euros, nous sommes alors au plus proche du fétichisme, entendu à la fois comme illusion et comme inversion réelle : pour lui, pour sa conscience immédiate, un tel prix semble dériver des qualités naturelles de la marchandise, sans qu'un procès social de valorisation ne paraisse devoir intervenir ; et cette mystification repose sur l'objectivité d'un monde effectivement renversé, d'un monde où l'abstraction est devenue réelle.

Ainsi donc, tous les enjeux révolutionnaires, déjà soulevés, liés à la critique de la valeur et du fétichisme marchand, pourraient bien renvoyer à une visée centrale décisive : il s’agirait bien d’abolir, dans une société post-capitaliste, l’argent, c’est-à-dire l’argent en tant qu’argent, l’argent comme fin en soi, lequel fonde principalement cette dépossession, cette déprise, cette misère existentielle, morale et matérielle des travailleurs-consommateurs que nous avons déjà évoquées.

Benoit Bohy-Bunel, juin 2017

Illustration : Francis Picabia, Le veau d'or, huile sur toile, 1941-1942

Quelques desserts 

Le "spectacle" comme illusion et comme réalité

Gérard Briche

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Narcissisme et fétichisme de la marchandise :

quelques remarques à partir de Descartes, Kant et Marx

Anselm Jappe

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De la valeur comme "sujet automate" à la "domination sans sujet" : la catégorie de domination à la lumière de la critique du fétichisme de la marchandise 

Anselm Jappe

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Pourquoi lire Sohn-Rethel aujourd'hui ? 

Anselm Jappe

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Aliénation, réification et fétichisme de la marchandise

Anselm Jappe (in V. Chanson et A. Cukier, La réification. Histoire et actualité d'une concept critique, La dispute, 2014)

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Subjektlose Herrschaft. Sur Überwindung einer verkürzten Gesellschaftskritik [Domination sans sujet. Pour un dépassement de la critique sociale superficielle]

Robert Kurz (in Blutige Vernunft, Horlemann, 2004)

Domination without a subject - part one

Domination without a subject - part two

Robert Kurz

Notes :

[1] Freud, « Le fétichisme », in : La vie sexuelle

[2] Capital, Livre I, Ière section, chapitre 1, p. 99

[3] Ibid., p. 100

[4] Grundrisse, I, chapitre de l’argent, p. 135

[5] Cf. Baudrillard, Jean, La société de consommation

[6] Guéguen, Nicolas, Psychologie du consommateur

[7] Capital, Livre I, chapitre 1, p. 100

[8] Note : Nous faisons ici un rapprochement entre le fait d'une séparation du travailleur et de son produit dans la sphère de la production et l'objectivation de la connexion sociale dans la sphère de la circulation. Marx ne le dit pas explicitement dans son analyse du fétichisme, mais l'aliénation du travailleur relative au mode de production capitaliste détermine certainement le phénomène du fétichisme dans la circulation. Lukàcs, qui pensera conjointement la théorie marxienne de la valeur et la division capitaliste du travail, sera attentif à cette détermination.

[9] Cf. Feuerbach, L’essence du christianisme

[10] Capital, Livre I, chapitre 1, p. 103

[11] Ibid., pp. 103-104

[12] Sohn-Rethel, La pensée-marchandise

[13] Capital, première édition, p. 72

[14] Contribution à la critique de l'économie politique, p. 27

[15] Jappe, Les aventures de la marchandise, p.46

[16] Capital, I, p. 104