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Défaire le capitalisme, combattre le racisme

racisme

Lien publiée le 3 juillet 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.contretemps.eu/defaire-capitalisme-combattre-racisme/

Pour les anticapitalistes, la lutte contre le racisme est un élément central pour défaire le pouvoir de la classe dirigeante, et elle ne saurait – ni aux États-Unis, ni en France – être réduite à un combat économique.

Ce texte (« What about racism? ») est tiré du livre intitulé The ABCs of Socialism, publié par Jacobin. Keeanga-Yamahtta Taylor est maîtresse de conférences (Assistant Professor) au Centre d’études africaines-américaines de l’Université de Princeton et l’auteure de From #BlackLivesMatter to Black Liberation (qui paraîtra bientôt en français aux éditions Agone).

On pourra également relire sur notre site l’introduction du livre de Ahmed Shawki, Black and red (Syllepse, 2012), ainsi que cet entretien avec Sylvie Laurent.

 

Pendant plus d’un an, le mouvement Black Lives Matter a tenu en haleine les États-Unis. Le slogan central du mouvement est une simple reconnaissance déclarative de l’humanité noire dans une société dévastée par des inégalités économiques et sociales subies, de manière disproportionnée, par les Africains-Américains.

Si le mouvement est relativement nouveau, le racisme qui l’a engendré, lui, ne l’est pas. Selon tous les indicateurs – santé, éducation, emploi, pauvreté – de la société américaine, les Africains-Américains connaissent une situation pire que les Blancs. Les élus de tout bord mettent ces disparités entre Noirs et Blancs sur le compte d’une absence de « responsabilité individuelle » des Noirs ou les considèrent comme un phénomène culturel propre aux Afro-Américains.

En réalité, l’inégalité raciale a été largement produite par des politiques gouvernementales et des institutions privées qui non seulement appauvrissent les Africains-Américains, mais aussi les diabolisent et les criminalisent. Cependant, le racisme n’est pas le simple produit d’une politique publique dévoyée ou même d’attitudes individuelles de la part de Blancs racistes.

Comprendre les racines du racisme dans la société américaine est essentiel à son éradication. Élaborer de meilleures politiques publiques et interdire les comportements discriminatoires privés ou publics n’y suffiront pas. Car bien qu’il existe un besoin sérieux d’action gouvernementale interdisant les pratiques nuisant à des groupes entiers de personnes, ces stratégies ne permettent pas de saisir et d’affronter l’ampleur des inégalités raciales aux États-Unis.

Pour comprendre pourquoi les États-Unis semblent si réfractaires à l’égalité raciale, il faut regarder au-delà des actions des élus ou même de ceux qui prospèrent grâce à la discrimination raciale dans le secteur privé. Il nous faut voir la manière dont la société américaine est organisée sous le capitalisme.

Diviser pour mieux régner

Le capitalisme est un système économique fondé sur l’exploitation de la majorité par la minorité. En raison de l’inégalité flagrante qu’il produit, le capitalisme use d’outils politiques, sociaux et idéologiques divers pour justifier l’inégalité tout en divisant la majorité, qui a tout intérêt à s’unir pour y résister.

Comment les 1% les plus riches de la société américaine font-ils pour maintenir un contrôle disproportionné de la richesse et des ressources ? Grâce un processus de division et de domination. Le racisme n’est que l’une des nombreuses oppressions destinées à servir cet objectif. Le racisme américain s’est par exemple développé comme une justification de l’esclavage des Africains à un moment où le monde célébrait les concepts de liberté, d’indépendance et d’autodétermination.

Dans cette période où s’affirmaient de nouvelles possibilités politiques, la déshumanisation et l’assujettissement des Noirs devaient trouver une explication rationnelle. Mais l’objectif central était de préserver l’institution de l’esclavage et l’énorme richesse que celui-ci produisait. Comme le reconnut Marx :

L’esclavage direct est le pivot de l’industrie bourgeoise aussi bien que les machines, le crédit, etc. Sans esclavage, vous n’avez pas de coton; sans le coton, vous n’avez pas d’industrie moderne. C’est l’esclavage qui a donné leur valeur aux colonies, ce sont les colonies qui ont créé le commerce de l’univers, c’est le commerce de l’univers qui est la condition de la grande industrie. Ainsi l’esclavage est une catégorie économique de la plus haute importance.

Marx identifia également la centralité du travail des esclaves africains dans la genèse du capitalisme :

La découverte des contrées aurifères et argentifères de l’Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquête et de pillage aux Indes orientales, la transformation de l’Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d’accumulation primitive qui signalent l’ère capitaliste à son aurore.

Les seuls besoins en main-d’œuvre du capital suffiraient à expliquer la manière dont fonctionne le racisme en régime capitaliste. La déshumanisation au sens propre des Africains pour la cause du travail a servi de justification à leur traitement sévère et leur statut dégradé aux États-Unis.

Cette déshumanisation ne s’est pas achevée lorsque l’esclavage fut aboli ; au lieu de cela, la marque d’infériorité portée par la peau noire fut transférée lors de la Proclamation d’émancipation et posa les fondements d’une citoyenneté de deuxième classe, que les Africains-Américains subirent pendant près de cent ans après la fin de l’esclavage.

La dévalorisation des Noirs rendit également les Africains-Américains plus vulnérables à la coercition économique et à la manipulation, et non uniquement au sentiment « anti-Noir » (anti-blackness). La coercition et la manipulation furent enracinées dans les exigences économiques évolutives du capital, mais leur impact se répandit bien au-delà de la sphère économique. Les Noirs furent dépouillés de leur droit de vote, soumis à des violences gratuites et enfermés dans le statut de main-d’œuvre masculine et mal payée. Telle était l’économie politique du racisme américain.

Autre conséquence du racisme et de la stigmatisation des Noirs, les Africains-Américains se trouvèrent à ce point bannis de la vie politique, civile et sociale qu’il était pratiquement impossible, pour la grande majorité des pauvres et ouvriers Blancs, d’imaginer s’unir à eux pour contester la règle et l’autorité de la clique blanche au pouvoir.

Marx reconnut cette division fondamentale au sein de la classe ouvrière lorsqu’il constata :

« Dans les Etats-Unis du nord de l’Amérique, toute velléité d’indépendance de la part des ouvriers est restée paralysée aussi longtemps que l’esclavage souillait une partie du sol de la République. Le travail sous peau blanche ne peut s’émanciper là où le travail sous peau noire est stigmatisé et flétri ».

Marx saisit la dynamique moderne du racisme comme un moyen par lequel les travailleurs aux intérêts objectifs communs pourraient également devenir ennemis mortels, en raison d’idées racistes et nationalistes toutes subjectives – mais néanmoins réelles. En observant les tensions entre les travailleurs irlandais et anglais, Marx écrivit :

« Chaque centre industriel et commercial d’Angleterre possède maintenant une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles : les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais. L’ouvrier anglais moyen déteste l’ouvrier irlandais en qui il voit un concurrent qui dégrade son niveau de vie. Par rapport à l’ouvrier irlandais, il se sent membre de la nation dominante et devient ainsi un instrument que les aristocrates et capitalistes de son pays utilisent contre l’Irlande.

Ce faisant, il renforce leur domination sur lui-même. Il se berce de préjugés religieux, sociaux et nationaux contre les travailleurs irlandais. Il se comporte à peu près comme les blancs pauvres vis-à-vis des nègres dans les anciens États esclavagistes des États-Unis. L’Irlandais lui rend avec intérêt la monnaie de sa pièce. Il voit dans l’ouvrier anglais à la fois un complice et un instrument stupide de la domination anglaise en Irlande.

Cet antagonisme est artificiellement entretenu et développé par la presse, le clergé et les revues satiriques, bref par tous les moyens dont disposent les classes dominantes. Cet antagonisme est le secret de l’impuissance de la classe ouvrière anglaise, malgré son organisation. C’est le secret du maintien au pouvoir de la classe capitaliste, et celle-ci en est parfaitement consciente ».

Anticapitalisme et antiracisme : des luttes indissociables

Pour les socialistes aux Etats-Unis [« socialistes » au sens authentique du terme, c’est-à-dire travaillant à la rupture avec le capitalisme pour aller vers l’émancipation sociale et politique], reconnaître la centralité du racisme en tant que facteur de division de la classe qui seule est en capacité réelle d’abolir le capitalisme a impliqué qu’ils se sont fortement impliqués dans des campagnes et des mouvements sociaux antiracistes.

Mais dans la tradition socialiste, beaucoup ont également soutenu que, parce que les Africains-Américains et la plupart des autres non-blancs sont largement surreprésentés parmi les pauvres et au sein de la classe ouvrière, les campagnes destinées à mettre fin à l’inégalité économique suffiraient à mettre fin à leur oppression.

Cette position fait silence sur la façon dont le racisme constitue un fondement spécifique à l’oppression des personnes non-blanches. Les Noirs et les autres minorités non-blanches ordinaires sont opprimés non seulement en raison de leur pauvreté, mais aussi en raison de leur identité raciale ou ethnique.

Il n’y a pas non plus de corrélation directe entre l’expansion économique ou l’amélioration des conditions économiques et la diminution de l’inégalité raciale. En réalité, la discrimination raciale empêche souvent les Africains-Américains et autres d’accéder pleinement aux fruits de l’expansion économique. Après tout, l’insurrection Noire des années 1960 coïncida avec l’économie robuste et prospère de l’époque : les Noirs se rebellaient parce qu’ils étaient exclus de l’accès à la richesse américaine.

Ne voir dans le racisme qu’un sous-produit de l’inégalité économique ignore donc le fait que le racisme existe en tant que force indépendante qui ravage la vie de tous les Africains-Américains.

La lutte contre le racisme croise régulièrement les luttes pour l’égalité économique, mais le racisme ne s’exprime pas uniquement à travers les questions économiques. Les luttes antiracistes se développent également en réponse aux multiples expériences que font les communautés noires, comprenant le profilage racial, les violences policières, l’absence de logements décents, les difficultés en termes d’accès aux soins, l’inégalité scolaire, l’incarcération de masse et autres aspects du système de la « justice pénale ».

Ces luttes contre l’inégalité raciale sont essentielles, tant pour améliorer ici et maintenant la vie des Africains-Américains et d’autres minorités raciales et ethniques que pour montrer aux Blancs l’impact destructeur du racisme dans la vie des personnes non-Blanches.

Gagner des Blancs à un programme antiraciste est un élément clé dans la construction d’un mouvement de masse authentique et unifié capable de défier le capital. L’unité ne peut être obtenue en suggérant que les Noirs devraient minimiser le rôle du racisme dans notre société afin de ne pas s’aliéner le soutien des Blancs, tout en se concentrant sur la lutte réputée « plus importante » contre les inégalités économiques.

C’est pourquoi les groupes socialistes multiraciaux aux Etats-Unis ont toujours participé aux luttes contre le racisme. Cela a été particulièrement vrai au cours du XXe siècle lorsque les Africains-Américains, étant devenus une population urbaine, furent en conflit constant et en concurrence avec les Blancs américains et les immigrants Blancs quant aux emplois, aux logements et aux écoles. Les conflits violents entre Noirs et Blancs de la classe ouvrière soulignèrent à quel point la division raciale détruisait les liens de solidarité nécessaires au combat commun contre les employeurs, les propriétaires fonciers et les élus.

Les socialistes jouèrent un rôle clé dans les campagnes contre le lynchage et le racisme dans le système pénal, comme lors de la campagne des Scottsboro Boys dans les années 1930, lorsque neuf jeunes Africains-Américains furent accusés d’avoir violé deux femmes blanches à Scottsboro, en Alabama. La National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), libérale (liberal), était réticente à prendre l’affaire, mais les procès de Scottsboro devinrent une priorité pour le Parti Communiste et sa Défense Juridique Internationale affiliée.

Une partie de la campagne consista à organiser une tournée avec les mères des garçons à travers le pays puis, ensuite, à travers le monde, pour attirer l’attention sur leur cas et gagner des soutiens. Ada Wright – mère de l’un des deux garçons – se rendit dans seize pays en six mois en 1932 pour raconter l’histoire de son fils. Parce qu’elle voyageait avec des communistes connus, elle fut souvent empêchée de parler. En Tchécoslovaquie, elle fut accusée d’être communiste et emprisonnée pendant trois jours avant d’être expulsée du pays.

Les socialistes étaient également impliqués dans des campagnes de syndicalisation parmi les Afro-Américains et se trouvaient au cœur des campagnes de défense des droits civiques dans le Nord, le Sud et l’Ouest, pour les Africains-Américains et les autres minorités opprimées. Cet engagement explique pourquoi de nombreux Africains-Américains gravitèrent vers la politique socialiste au cours de leur vie – les socialistes avaient toujours articulé une vision de la société qui pourrait garantir une véritable liberté pour les Noirs.

À la fin des années 1960, même des personnages comme Martin Luther King Jr partageaient une forme de vision socialiste du futur. Dans une présentation de 1966, lors d’un rassemblement de son organisation, la Southern Christian Leadership Conference, King commenta :

« Nous devons nous confronter honnêtement au fait que le mouvement doit traiter la question de la restructuration de l’ensemble de la société américaine. Il y a quarante millions de personnes pauvres ici. Et un jour, nous devrons poser la question: ’’Pourquoi y a-t-il quarante millions de pauvres en Amérique ?’’

Et lorsque vous commencez à poser cette question, vous posez des questions sur le système économique, sur la répartition plus large de la richesse. Lorsque vous posez cette question, vous commencez à remettre en question l’économie capitaliste… ’’Qui possède le pétrole ?’’ Vous commencez à poser la question : ’’Qui possède le minerai de fer ?’’. Vous commencez à poser la question : ’’Pourquoi est-ce que les gens doivent payer des factures d’eau dans un monde qui est composé de deux tiers d’eau ?’’ Ce sont des questions qui doivent être posées ».

Au fur et à mesure que les mouvements se radicalisèrent, des groupes comme les Black Panthers et la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires suivirent la tradition de Malcolm X, reliant directement l’oppression des Noirs au capitalisme. Mais les Panthers et la Ligue allèrent plus loin que Malcolm en essayant de créer des organisations socialistes dans le but spécifique d’organiser des Noirs de la classe ouvrière en vue de lutter pour un avenir socialiste.

Aujourd’hui, le défi pour les socialistes n’est pas différent : être impliqués de façon centrale dans les luttes contre le racisme, tout en se battant pour un monde meilleur fondé sur les besoins humains, et non sur le profit.

Juin 2016.