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«Mon amie, c’est la finance», vraie stratégie économique du gouvernement
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
(Mediapart) Le voyage de Bruno Le Maire à New York, où le ministre a assuré de l'attractivité de la place de Paris « pour créer des emplois », met en lumière un pilier stratégique du gouvernement : récupérer une grande partie des délocalisations de la City londonienne. En misant sur l'effet positif du développement du secteur financier sur l'économie. Un pari très risqué, mais qui inspire une grande partie des “réformes” de l'exécutif.
Le voyage de Bruno Le Maire à New York ce week-end a surtout été l’occasion d’évoquer le nouveau rôle « mythologique » du ministre de l’économie et des finances, qui s’y est présenté comme « Hermès », le messager des dieux, envoyé dans la capitale financière étasunienne par « Jupiter » – Emmanuel Macron. Mais cette visite a un sens sans doute plus général. Elle dessine une des grandes ambitions de la politique économique du quinquennat : faire de Paris un nouveau Londres, un « hub » financier, en profitant du Brexit et de l’inévitable perte par la finance londonienne du « passeport européen » qui va l’obliger à s’implanter dans des pays du marché unique européen.
Bruno Le Maire s’est, de ce point de vue, montré très clair. Reprenant les termes du fameux discours du Bourget de François Hollande, il a martelé devant le Economic Club of New York que « l’ennemi, ce n’est pas la finance, l’ennemi, c’est le chômage et nous allons tout faire pour faire revenir de la richesse, des investissements, des emplois en France ». Et d’ajouter : « Attirer les grandes banques des États-Unis à Paris plutôt que de les laisser s’installer à Londres, Dublin, Amsterdam ou Francfort, c’est créer des emplois en France, ramener de la richesse en France. » Ces déclarations sont le signe évident que l’ambition gouvernementale a bien une vocation macroéconomique. Il s’agit de fonder une partie non négligeable de la prospérité française sur le développement du secteur financier.
La France souhaite ainsi attirer les activités de marché, d’ingénierie financière ou de banques d’affaires. Et pour cela, tout semble devoir être fait, effectivement. Bruno Le Maire, en bon Hermès, a ainsi remis à chacun des dirigeants financiers des six grandes institutions de Wall Street qu’il a rencontrés une lettre d’Emmanuel Macron. Il s’est efforcé de montrer que « la France est de retour » et que le tapis rouge est désormais déroulé aux financiers. La réforme du droit du travail est un des éléments clés de cette attractivité. Et il semble impossible de comprendre l’entêtement du gouvernement à imposer la « barémisation » des indemnités accordées par le tribunal des prud’hommes, malgré l’opposition générale des syndicats, sans saisir qu’il s’agit là d’une demande clé du secteur financier anglo-étasunien. De même, la réduction de l’impôt sur les sociétés à 25 % d’ici à 2022 est un élément essentiel de cette attractivité. Mais il y a davantage, car le gouvernement envisage d’aller plus loin et d’offrir des cadeaux centrés sur les besoins de ce secteur.
« Nous sommes prêts à faire le nécessaire pour rendre la France plus attractive, que ce soit en matière sociale ou fiscale », a martelé devant les représentants de Wall Street Bruno Le Maire. Un ensemble de mesures spécifiques pour faire de Paris le gagnant de l’après-Brexit devrait être annoncé le 12 juillet. Mais le quotidien Les Échos donne déjà quelques pistes. La première est la suppression de la taxe sur les salaires qui frappent les entreprises non assujetties à la TVA, principalement les banques et les assurances. Cette taxe a la particularité de toucher principalement les entreprises offrant de très gros salaires, puisque son taux est de 20 % à partir d’un salaire annuel de 152 122 euros. Les banques sont donc particulièrement concernées par cet impôt et c’est une vieille revendication du secteur de s’en exonérer. Elle figurait déjà dans un rapport sénatorial de 2002, qui en demandait la suppression pour les banques françaises pour des raisons de « compétitivité ». Mais cette taxe, affectée au financement de la Sécurité sociale, a rapporté en 2016 quelque 11 milliards d’euros de recettes fiscales.
Parmi les autres mesures envisagées, on note l’étude de l’élargissement du régime fiscalement attractif des « impatriés » (nom donné aux immigrés souhaités par le gouvernement et qui bénéficient d’avantages fiscaux considérables). Bruno Le Maire a également évoqué l’ouverture de nouvelles « classes bilingues » puis de « nouveaux établissements », a-t-il indiqué dans une interview à l’Agefi, afin d’attirer les familles de financiers anglophones à Paris et de répondre à la concurrence de Francfort, où les établissements de ce type sont nombreux. Tous ces cadeaux devront être financés. Or, la situation budgétaire est très préoccupante du point de vue du gouvernement et ces dépenses devront être compensées par des économies ailleurs…
Enfin, selon le New York Times, le ministre de l’économie et des finances a évoqué la possibilité d’un régime juridique particulier permettant aux entreprises qui viendraient à Paris de continuer à bénéficier de la protection de la loi anglaise et de réaliser des procédures en langue anglaise. Un régime qui placerait les entreprises du secteur dans une situation d’exception légale.
In fine, Bruno Le Maire ne s’en cache pas devant l’Agefi : il s’agit de dépasser Francfort qui semble devoir tirer son épingle du jeu dans la course aux dépouilles de Londres après le Brexit. Les annonces des grandes banques, notamment étasuniennes, se sont en effet concentrées sur la capitale financière allemande. Bruno Le Maire prétend que le match n’est pas joué et que Paris peut devenir le principal hub financier post-Brexit dans l’UE. C’est un jugement bien optimiste. Car Francfort n’est pas seule sur les rangs : Dublin souffre de mauvaises infrastructures, mais a l’avantage de l’anglophonie et d’une fiscalité très basse, à l’image de Luxembourg, où les compétences dans le domaine de la banque d’affaires sont immenses.
De plus, la compétition avec Francfort s’annonce particulièrement serrée. La place de Paris a beaucoup perdu avec la gestion Euronext qui a dispersé une grande partie des activités hors de France, y compris à Londres, alors que Francfort dispose encore de solides infrastructures financières. C’est un élément clé du choix des banques. D’autant que les Allemands, eux aussi, sont prêts à tout pour attirer le secteur financier. Le Land de Hesse, où se trouve Francfort, espère ainsi faire passer par le prochain Bundestag – issu des élections du 24 septembre 2017 – des exemptions au droit du travail commun pour les « entreprises preneuses de risques », donc pour celles du secteur financier. Mais les financiers vont faire monter les enchères : « Nous entendons beaucoup d’offres de la France ou de l’Allemagne pour amender leur droit du travail, mais s’ils peuvent le changer si facilement, ne pourraient-ils pas revenir en arrière aussi très facilement ? », s’interroge ainsi dans le Financial Times un « responsable d’une grande banque étasunienne ». Autrement dit, il n’est pas certain que les propositions de Bruno Le Maire soient suffisantes. Il faudra sans doute encore en rajouter si l’on veut réellement jouer la compétition avec Francfort.
La finance, amie de la croissance ?
Et c’est bien là que le bât blesse. Le calcul du gouvernement français est celui des gouvernements britanniques de ces trente dernières années. L’emploi généré par le secteur financier est moins celui directement créé par les banques arrachées à Londres. On l’a vu, ces institutions viendront sans doute avec leurs employés. Ce que vise le gouvernement, ce sont les entreprises de services aux entreprises de toute sorte qui obtiendront de l’activité grâce à ces sociétés. C’est ce service qui, depuis 30 ans, tire vers le haut la croissance britannique. Le pari de Bruno Le Maire est que le bénéfice de ce surcroît d’activité permettra largement à la France de « rentrer dans ses frais » des avantages fiscaux et autres offerts aux entreprises du secteur. Mais rien n’est moins sûr.
D’abord, parce que la concurrence est très sévère et le secteur financier très réactif. Une fois établis à Paris, les financiers exigeront – comme le montre la remarque citée par le Financial Times – le maintien, voire l’élargissement de leurs bénéfices pour ne pas s’installer à Dublin ou Francfort. La concurrence ne s’arrêtera jamais dans le cadre d’un marché unique avec une monnaie unique. La liberté de circulation des capitaux et l’aisance des implantations feront d’un éventuel succès une chose fragile. Et si la stratégie du gouvernement est un succès, elle risque de créer ce qu’Emmanuel Macron appelait dans son discours au Congrès de Versailles une « aliénation » de plus.
C’est d’ailleurs un principe général. Paris ne sera jamais un hub financier comparable à Londres qui, sans doute, gardera une grande part des activités financières et qui répartira ce qu’elle perdra entre plusieurs sites. Mais tout hub financier est par nature fragile et soumis à une forte concurrence permanente. Un succès parisien entraînera sans doute une réponse immédiate de la concurrence en termes réglementaires et fiscaux. C’est la faiblesse du modèle macroéconomique fondé sur la finance : il nécessite une pression constante sur les recettes fiscales et donc un ajustement constant des dépenses. Toute l’histoire du Royaume-Uni de ces trente dernières années peut se résumer à cette situation : une croissance acquise au prix d’une austérité quasi constante (et d’un fort déficit budgétaire en cas de crise financière) et d’une pression durable sur les salaires, notamment dans le secteur des services aux entreprises. Une pression acquise par la dérégulation du marché du travail.
Faire de la France un hub financier peut avoir des aspects extérieurs attrayants, mais c’est le moyen le plus sûr de détruire l’État social et de faire diverger les territoires. Là encore, l’exemple britannique est très parlant : Londres est une ville prospère qui profite beaucoup du secteur financier, mais le reste du pays est profondément délaissé. La désindustrialisation britannique a pu passer inaperçue vu du PIB britannique grâce à la finance, mais pas sur le terrain. Selon les données de l’Office national de statistiques britannique (ONS), on constate ainsi que la région du nord-est de l’Angleterre a vu sa valeur ajoutée par tête pratiquement stagner entre 1997 et 2015, ne progressant en 18 ans que de 2,75 %. À l’inverse, Londres, où la part du secteur financier représentait en 2015 16,7 % de la valeur ajoutée (contre 3,1 % dans le Nord-Est) a vu sa valeur ajoutée par tête progresser sur la même période de 8,4 %, soit trois fois plus. Et comme l’État est sous pression permanente de la finance pour maintenir un faible niveau de taxes et donc de redistribution, il ne peut corriger suffisamment ces inégalités. Le vote du 23 juin 2016 sur le Brexit – et la crise politique qui suit – est le fruit de ces inégalités. Mais, ignorant de cette situation, le gouvernement semble vouloir reproduire ce modèle sur un pays déjà marqué par les inégalités régionales profondes.
Les emplois et les investissements dont parle Bruno Le Maire grâce à la finance seront-ils assurés ? On peut en douter encore une fois au regard de l’exemple britannique où l’investissement productif est au plus bas, la productivité pratiquement sans croissance et où les emplois créés, s’ils sont nombreux, sont souvent précaires et avec des salaires bas et sans croissance. La croissance tirée par la finance est une croissance désindustrialisée, précaire et sans avenir.
Mais la volonté gouvernementale d’attirer la finance pose d’autres difficultés. On voit que, nécessairement, la course à l’attractivité de la place financière passe par une régulation minimum ou du moins par l’absence d’une régulation renforcée. Dans l’obsession des gouvernements européens – pas seulement le gouvernement français – d’attirer les restes de la City, la question de la régulation financière pourrait être largement occultée. Ou, du moins, on pourrait donner l’impression que la régulation financière est désormais « suffisante ». C’est le sens de la volonté française de ne pas durcir les ratios de solvabilité Bâle III pour les banques ou encore de la suspension de la taxe sur les transactions financières sur initiative française « jusqu’à la fin des négociations du Brexit ». Or, dix ans après la crise financière, cette volonté de faire à nouveau de la croissance par la finance est inquiétante. D’autant que, quoi qu’on en dise, les effets de la crise sont encore loin d’être terminés : la croissance reste faible, l’inflation également et la croissance de la productivité anémique.
En ciblant la croissance comme un élément clé de sa stratégie de croissance, le gouvernement poursuit en réalité la vieille politique des gouvernements français depuis le milieu des années 1980 : celle qui a accepté la désindustrialisation et qui considère que la dérégulation financière fournira les moyens de gérer cette évolution. Ce pari, refusé par l’Allemagne – qui a traité la finance comme une industrie et a limité sa désindustrialisation avant même les réformes Hartz – mais réalisé par le Royaume-Uni, est un pari risqué et rarement profitable pour les grands États, surtout ceux qui ont une tradition sociale. Il n’est pas certain qu’il soit en mesure de régler les grands enjeux de la société et de l’économie françaises.