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Débat. "En Syrie, la périlleuse troisième voie kurde"

Kurdistan Syrie

Lien publiée le 13 juillet 2017

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https://alencontre.org/debats/debat-en-syrie-la-perilleuse-troisieme-voie-kurde.html

Par Georges Malbrunot

A Qamishli, les portraits d’Abdullah Öcalan, le leader kurde emprisonné en Turquie, ont remplacé ceux du président syrien Bachar el-Assad. Damas ne contrôle plus qu’un quartier de cette ville frontalière avec la Turquie, ainsi que son minuscule aéroport, le seul encore entre les mains du régime dans le Nord. Une emprise stratégique pour ses alliés iraniens qui acheminent armes et miliciens pour les batailles qui se jouent dans la vallée de l’Euphrate. Sur une bande de terre étirée le long de la frontière irakienne jusqu’à la Méditerranée, jadis grenier à blé de la Syrie, les Kurdes ont profité du départ des troupes loyalistes en 2012 pour mettre en place leur gouvernance. Un système original de «fédéralisme démocratique», mélange de «maoïsme» et d’utopie révolutionnaire version Chiapas oriental, qui attire des «progressistes» occidentaux, nostalgiques de Che Guevara, dont les portraits ornent certains «ministères». Voyage dans les «cantons» du Rojava, «troisième voie» en construction entre dictatures et islamistes.

«Dans quelques mois, nous organiserons des élections pour établir le fédéralisme», affirme Abdulkarim Abdullah, le «ministre des Affaires étrangères», qui nous conduit dans «une kommune», l’échelon le plus bas du modèle kurde d’autogestion. Chaque «kommune» porte un nom de martyr. Celle que nous visitons dans le quartier d’El-Alieh s’appelle «Shahid Orhan», un jeune Kurde de Qamishlo – le nom kurde de la ville – tué en 1994 en Turquie. Ferid Falit, gestionnaire de la «Maison du peuple», est flanqué d’une femme, car chez les Kurdes, tout poste de responsabilité est mixte. «On règle les disputes entre familles, explique-t-il, sous l’inévitable portrait d’Öcalan. On verse de l’argent aux pauvres, on distribue du pain et du mazout pour l’hiver. Et si quelqu’un veut travailler dans l’administration, on donne notre avis.» «Cela ressemble aux sections des sans-culottes de la Convention», note le chercheur Fabrice Balanche, qui s’est rendu chez les Kurdes au printemps.

Un système de fichage de la population 

Protégée au fond d’une ruelle par des murs de sécurité, cette «kommune» d’une centaine de familles dispose de «comités»: savoir, santé, défense – avec une section de cours militaires – et même écologie. «Nous connaissons tout le monde, relève un administrateur volontaire. Quand le régime est parti, nous avons comblé le vide et organisé la société.» Un peu trop bien, même: depuis, un véritable système de fichage de la population s’est mis en place au profit du PYD (Parti de l’union démocratique), la branche syrienne du PKK – le Parti des travailleurs kurdes, ennemi juré d’Ankara, considéré comme terroriste par Washington et Bruxelles.

Le PYD est la colonne vertébrale de la gouvernance kurde, sur le plan politique, comme sur les terrains sécuritaires avec les «assayech» – la police – et militaire avec sa branche armée, les Unités de protection du peuple kurde (YPG). Fin 2013, le PYD s’est associé à trois formations kurdes pour créer le Tev-Dem, «Mouvement pour la société démocratique», qui gère les trois cantons du «Rojava» (Afrin, Kobané et Qamishlo) que les Kurdes rêvent de relier géographiquement. Depuis, d’autres partis exclus du Tev-Dem dénoncent la dérive hégémonique du PYD, qui ne représente que 40% des Kurdes du Nord. «Le PYD parle de démocratie mais ne la pratique pas, car il refuse l’expression de toute opposition», martèle Naarin Matini du Conseil national kurde, dont les bureaux ont été fermés en mars par le PYD. «Le PYD doit libérer nos 40 responsables arrêtés», poursuit cette bidoun, littéralement «sans papiers» depuis qu’en 1961 Damas retira la nationalité à des dizaines de milliers de Kurdes. Après la révolte kurde de 2004, Bachar el-Assad promit de la leur restituer, mais ce n’est qu’au début du soulèvement, en 2011, qu’il honora partiellement son engagement.

Contrairement à leurs voisins irakiens, les Kurdes syriens ne veulent pas se séparer de l’Etat central, à court terme du moins. «Les Kurdes réclament une fédération avec Damas, mais si plus tard un Etat kurde voit le jour, la fédération kurde de Syrie se joindra alors à celle d’Irak et de Turquie», décrypte Haytham Manna, un opposant arabe syrien, associé un temps avec le PYD. Les Kurdes pourraient facilement bouter les partisans d’Assad, retranchés entre le souk et la frontière turque, dans le «quartier de sécurité» de Qamichli. Des murets en tracent la démarcation. Militaires et policiers kurdes n’y entrent pas, mais les civils peuvent passer d’un secteur à l’autre.

Malgré un lourd contentieux avec Damas qui poussa de nombreux Kurdes à s’exiler pour se fondre parmi les Arabes des centres urbains, le PYD n’a pas rompu avec le régime d’Assad. «L’aéroport de Qamishlo nous offre une porte de sortie pour nos 10’000 étudiants qui vont dans les universités à Alep ou Damas. Et puis, les médicaments viennent de la Syrie gouvernementale», fait valoir le chef de leur diplomatie. Depuis 2013, le Rojava est soumis à un blocus. Au nord, la Turquie a fermé sa frontière. Et à l’est, le parti kurde irakien dominant, le PDK de Massoud Barzani, est l’ennemi du PYD syrien. Pourtant, «beaucoup de jeunes Kurdes fuient en Irak pour échapper à la chape de plomb du PYD et à la conscription obligatoire», confie un intellectuel, soucieux de garder l’anonymat. La démographie n’est pas, non plus, de leur côté. Contrairement à l’Irak, les régions kurdes de Syrie ne sont peuplées que d’une moitié environ de Kurdes, mêlés aux Arabes et aux Assyriens chrétiens. Et un tiers des 3 millions de Kurdes syriens vit hors du Rojava. «Nous en avons près d’un million à Damas et ses banlieues», rappelle un proche d’Assad. Un moyen de pression, si jamais le PYD allait trop loin dans son émancipation.

Si les Américains ont ravalé leur hostilité envers ce faux nez du PKK auprès duquel 900 de leurs instructeurs ont été déployés, c’est que les combattants kurdes sont des alliés indispensables contre Daech. Mais devant les leaders du PYD, pas question d’évoquer les guerriers du PKK, venus des montagnes irakiennes de Qandil, où, depuis vingt ans, ils affrontent leurs ennemis turcs. «Notre organisation est différente», soutient Abdulkarim Abdullah, soucieux de dissimuler que ce sont des quasi-étrangers qui tiennent le Rojava.

La cinquantaine, une épaisse moustache noire, Aldar Khalil dissipe tout de suite l’écran de fumée. «Les militants de Qandil sont arrivés pendant la bataille de Kobané en 2013, dit-il depuis son bureau d’Amoudah. Un autre groupe est venu de Diyarbakir, en Turquie. Jusqu’à la fin de nos jours, nous aurons une dette envers eux.» Syrien, Aldar Khalil est lui-même un «ancien de Qandil». Il n’a plus qu’un bras, séquelle de ses années de combat en Irak. «C’est lui, le vrai leader politique du Rojava», confie Haytham Manna, qui connaît tous les chefs kurdes. «Effectivement, beaucoup de nos jeunes sont allés dans les années 1990 lutter à Qandil, fait valoir l’ex-guérillero, et sont revenus en Syrie en 2011 au début de la révolution.»

Une «kurdisation» qui passe mal 

Mais les combattants ont gardé les vieux réflexes de la guérilla clandestine, installant, derrière la vitrine du PYD, une structure militaire secrète de cinq membres – tous de Qandil. Selon nos informations, deux ont été assassinés, et les trois autres, dispersés dans le Rojava, ne se réunissent jamais, pour des raisons de sécurité. Les cadres de Qandil trustent également la chaîne de commandement des Forces démocratiques syriennes (FDS), la coalition arabo-kurde en pointe dans la bataille pour expulser Daech de Raqqa [la «capitale syrienne» de Daech]. C’est encore le trésor de guerre du PKK en Irak qui alimente le budget de certaines villes reprises à Daech, comme Manbidj. Qu’en sera-t-il pour Raqqa? Nul ne le sait. Idem pour Tabqa, ville reprise il y a deux mois, où tout est à reconstruire.

Dans le Nord syrien, la greffe des «anciens de Qandil» ne s’est pas faite sans heurts, entre Kurdes d’abord, mais surtout à l’égard de la population arabe. A Tall al-Abyad, que les Kurdes ont reprise à Daech en 2015, des milliers d’Arabes ont été expulsés de villages avoisinants. Les rapports d’ONG, tel Human Rights Watch, sont accablants. «Nous avons tiré les leçons des échecs», promet Abdulkarim Abdullah. La «kurdisation» a du mal à passer, notamment dans l’enseignement. «Entre 2012 et 2016, nous avons pris le contrôle de toutes les écoles primaires du Rojava, explique un fonctionnaire. En septembre, nous étendrons le curriculum kurde aux collèges. Et dans les lycées, nous prendrons l’administration, mais nous garderons les cours du régime pour que les élèves puissent aller dans les universités de Damas et d’Alep, en attendant que les nôtres soient ouvertes.»

Dans son église orthodoxe située dans le secteur kurde de Qamishli, le père Saliba Abdallah fait de la résistance. «On refuse que les Kurdes remplacent le gouvernement, jure-t-il sous un portrait d’Assad. Nous avons rejeté leur cursus dans nos écoles et nous rejetons leurs tribunaux. Les Kurdes forcent nos jeunes à aller combattre avec eux et font pression sur nos commerçants pour qu’ils s’enregistrent auprès de leur administration.» En janvier 2016, des violences ont éclaté entre miliciens chrétiens et policiers kurdes de Qamichli. Il y eut des morts. «Les Russes nous ont convoqués dans une base pour qu’on négocie avec le régime l’arrêt des hostilités», reconnaît Aldar Khalil.

Aux nombreuses critiques, les responsables kurdes répondent que les différentes minorités du Rojava ont accepté leur projet fédéral dans la mesure où elles ont ratifié «le contrat social» qui codifie la gouvernance kurde. Son article 15 stipule tout de même que la police et la défense sont du seul ressort des Kurdes du PYD. Bref, pas de quoi rassurer les autres. «Nous répétons aux Kurdes qu’après les avoir exploités contre Daech, les Américains les laisseront tomber, une fois Raqqa reconquise», prévient le père Saliba. La «troisième voie» kurde s’annonce, pour longtemps encore, parsemée d’embûches. (Article publié dans Le Figaro, daté du 11 juillet 2017)