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Zizek, Laclau, Butler. Une lecture critique
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http://www.contretemps.eu/zizek-laclau-butler-philosophie-politique/
La récente publication en français de l’ouvrage de Judith Butler, Ernesto Laclau et Slavoj Zizek, Après l’émancipation. Trois voix pour penser la gauche, est l’occasion pour nous de publier cet article dans lequel Alex Callinicos revient ici – dans un texte traduit par Jean-Marie Guerlin – sur l’œuvre de Zizek, à partir de deux livres parus en anglais à la fin des années 1990 :
– Slavoj Zizek , The Ticklish Subject: The Absent Centre of Political Ontology (Le sujet qui fâche : le centre absent de l’ontologie politique), Londres, Verso, 1999
– Judith Butler, Ernesto Laclau, Slavoj Zizek, Contingency, Hegemony, Universality: Contemporary Dialogues on the Left (Contingence, hégémonie, universalité : Dialogues contemporains à gauche), Londres, Verso, 2000[1].
Slavoj Zizek s’est imposé, depuis la parution de son premier livre en anglais – The Sublime Object of Ideology – comme une figure de premier plan dans la théorie critique. Tony Eagleton (qu’il n’est pas particulièrement facile de séduire) l’a appelé « le plus extraordinairement brillant apôtre de la psychanalyse, et de la théorie culturelle d’une façon générale, qui soit apparu en Europe depuis quelques décennies »[2].
L’énergie et le panache avec lequel Zizek écrit, la vitalité de son imagination philosophique, la subtilité de son argumentation et l’éventail de ses références culturelles requièrent toute notre attention. Et ce n’est pas la moindre des vertus des textes qu’il a produits au cours des dix dernières années, à une vitesse stupéfiante, que de montrer qu’il est possible d’écrire sur des idées philosophiques complexes d’une manière qui est à la fois accessible et, assez souvent, divertissante. Il y a là une leçon pour tous les écrits relatifs à ce qu’il est convenu d’appeler les traditions continentales et analytiques, qui semblent convaincus que l’obscurité du style est un indice de profondeur de pensée.
Mais si la qualité de l’écriture de Zizek ne fait aucun doute, il était, jusqu’à une période récente, plus difficile de le situer politiquement. Son œuvre s’est située au confluent de quatre discours – la psychanalyse lacanienne, la philosophie idéaliste classique allemande, le marxisme althussérien et la critique cinématographique, avec un intérêt plus marqué pour les deux premiers. Ainsi, Zizek parle-t-il
« des grands idéalistes allemands, de Kant à Hegel : pour moi, cette tradition constitue l’horizon insurpassable de notre expérience philosophique, et le noyau de mon travail consiste à tenter d’utiliser Lacan comme un outil intellectuel privilégié dans le but de réactualiser l’idéalisme allemand »[3].
Cela dit, aussi stimulants que soient les textes de Zizek, ils ne semblaient pas comporter des implications politiques directes, encore moins de nature radicale. Ainsi, la très intéressante argumentation sur l’idéologie dans The Sublime Object ressemblait plus à une classification formelle qu’à quelque chose menant clairement à une analyse substantielle[4]. Le travail le plus récent de Zizek constitue donc un tournant significatif vers une tonalité plus explicitement politique, et en fait anticapitaliste[5].
Et donc Zizek décrit le plus important de ses livres jusqu’à aujourd’hui, The Ticklish Subject, comme
« d’abord et avant tout une intervention politique engagée, qui affronte la question brûlante de savoir comment nous allons reformuler un projet anticapitaliste de gauche à notre époque de capitalisme mondialisé et de son supplément idéologique, le multicuturalisme libéral-démocrate. »
C’est littéralement une question brûlante : Zizek poursuit en faisant référence aux incendies qui se sont répandus dans de grandes parties de l’Asie du Sud-Est en 1997, époque où la région était en outre dévastée par la crise économique et financière.
« Cette catastrophe donne ainsi corps à la Réalité de notre temps: la poussée brutale du capital qui néglige et détruit des mondes de vie particuliers, mettant en péril la survie même de l’humanité. »[6]
Bien sûr, pour beaucoup d’intellectuels qui se considèrent comme en quelque sorte critiques de l’ordre existant, la poursuite d’un projet anticapitaliste est très loin d’être un problème urgent. Pour eux, le capitalisme est précisément ce à quoi il n’est pas possible de s’opposer : tout ce que nous pouvons espérer, au mieux, ce sont des réformes pouvant rendre le système économique existant plus humain et plus démocratique. Les apologies de la Troisième Voie chère à Tony Giddens représentent une version particulièrement altérée de cette opinion, mais il y en a bien d’autres qui pour l’essentiel ont la même position[7]. La distance entre ces vues et l’opinion actuelle de Zizek peut être mesurée par les textes dans lesquels il adopte une attitude de soutien envers Lénine et le Lukacs d’Histoire et conscience de classe, qu’il décrit comme le « philosophe du léninisme »[8].
Aujourd’hui que le balancier a commencé à pencher dans le sens de la réaction à l’extrême triomphalisme néolibéral du début des années 1990, il est devenu acceptable de souligner la puissance tenace de Marx : une biographie bienveillante de celui-ci a même figuré dans la liste des best sellers britanniques de 1999. Mais pour Lénine, c’est une autre paire de manches – expulsé fermement de la société intellectuelle raffinée, même de gauche, présenté dans des textes en vogue tels que A People’s Tragedy d’Orlando Figes, qui a bénéficié de louanges dithyrambiques, comme un monstre totalitaire assoiffé de sang. C’est donc un signe de la radicalisation de Zizek qu’il insiste aujourd’hui sur l’importance de Lénine comme point de référence dans la politique de gauche contemporaine.
Cette radicalisation est évidente, comme je l’ai dit, dans The Ticklish Subject. C’est une oeuvre riche et stimulante, pleine d’argumentations fascinantes sur certains sujets et thèmes. Elle est particulièrement intéressante du fait du rapport que Zizek cherche à établir entre certains de ses arguments philosophiques les plus abstraits et des questions plus directement politiques. Mais dans la mesure où les premiers comportent des engagements détaillés envers certaines des questions les plus difficiles de la tradition philosophique allemande, il peut être utile de les considérer à travers la grille qu’un autre livre, Contingency, Hegemony and Universality, nous propose pour retracer l’itinéraire de Zizek. Il s’agit d’un travail collectif, comportant un débat étalé sur trois jours entre Zizek et deux autres théoriciens critiques de premier plan, Judith Butler et Ernesto Laclau[9].
Le postmarxisme et la suite
La référence commune aux trois participants est fournie par Hegemony and Socialist Strategy, écrit par Laclau et Chantal Mouffe[10]. Ce livre, texte fondateur de ce que ses auteurs appellent le « postmarxisme », peut être décrit comme une tentative d’extraire quelque chose de positif du désembrouillage du marxisme althussérien.
Dès le départ, le projet d’Althusser s’est structuré autour d’une tension constitutive entre, d’une part, son engagement à reconstruire plutôt qu’à abandonner le marxisme classique, avec son insistance sur la conceptualisation de la société comme une totalité et sur la primauté explicative de l’économie, et, d’autre part, l’accent mis par lui sur l’hétérogénéité du social, la pluralité inhérente aux pratiques, et la dépendance des discours théoriques de critères de validité purement internes.
La démonstration la plus influente, dans le monde anglophone, selon laquelle ces deux aspects du marxisme althussérien étaient mutuellement incompatibles a été fournie par la critique interne de Barry Hindess et Paul Hirst. Le résultat fut, dans le cas de Hindess et de Hirst, une espèce d’idéalisme pluraliste selon lequel les structures sociales et les pratiques manquaient de l’unité nécessaire, et que les discours construisaient leurs propres objets plutôt que de correspondre de quelque manière que ce soit à une réalité existant de façon indépendante[11].
Le matérialisme historique
Laclau et Mouffe partagent le textualisme de Hindess et Hirst :
« La principale conséquence d’une rupture avec la dichotomie discursif/extra-discursif et l’abandon de l’opposition pensée/réalité et donc une hypertrophie du champ de ces catégories qui peuvent rendre compte des rapports sociaux. La synonymité, la métonymité, la métaphore ne sont pas des formes de pensée pour une littéralité constitutive primaire des rapports sociaux, bien au contraire, elles font partie du terrain primaire dans lequel le social lui-même est institué. »[12]
Malgré tout, en même temps, Laclau et Mouffe critiquent Hindess et Hirst pour leur échec systématique à tirer les implications du déni de toute distinction entre le discursif et le non-discursif et pour leur engagement dans une pure et simple « pulvérisation logique du social »[13]. En démontrant l’absence de toute connexion logique ou nécessaire entre les éléments constituant les totalités sociales, Hindess et Hirst ont considéré comme acquis que ces éléments eux-mêmes possédaient une identité fixe qu’il était possible d’établir. Mais ceci consiste à substituer « un essentialisme des éléments » à « un essentialisme de la structure »[14]. Si nous considérons sérieusement l’idée selon laquelle la « réalité » a la structure du discours, nous voyons alors que rien ne peut avoir d’identité fixe.
Laclau et Mouffe considèrent le discours à la manière de Derrida. Le sens de tout signifiant individuel est fonction de ses rapports différentiels avec d’autres signifiants : l’identité, en d’autres termes, est relationnelle. Mais, au surplus, la signification est un processus par nature ouvert comportant la prolifération constante de nouveaux signifiants et signifiés. Par conséquent :
« si le système n’est pas fermé, alors la signification de chaque élément du système et du système en tant que tel est constamment menacée de l’extérieur. Les rapports et l’identité sont tous deux en permanence dans un état précaire parce qu’aucun signifié ne peut être fixé de façon définitive. Chaque élément a une surcharge de signification parce qu’il ne peut être localisé dans un système clos de différence. Et, en même temps, aucune identité n’est jamais acquise de façon certaine et définitive. »[15]
Le social peut, cependant, acquérir un degré temporaire et provisoire de fixité à travers les interventions hégémoniques. Dans une remarquable appropriation poststructuraliste de Gramsci, Laclau et Mouffe cherchent à dégager sa théorie de l’hégémonie de son ancrage « classique » dans le marxisme orthodoxe.
L’hégémonie est ici conceptualisée comme l’articulation d’éléments idéologiques distincts rassemblés par l’intervention d’une volonté collective qui construit une convergence d’intérêts parmi les parties constitutives. Cette articulation hégémonique transforme ces éléments en « moments » d’une « totalité structurée », mais cette totalité est une construction fortuite ne correspondant à ou n’étant déterminée par aucune nécessité inhérente à la structure sociale (à savoir une correspondance objective d’intérêts au sein de classes différentes).
De plus, cette « suture » – l’articulation d’éléments dans une totalité où ils sont mutuellement reliés comme des moments de cette totalité – n’est jamais achevée, dans la mesure où une telle articulation est susceptible d’être bouleversée par le mouvement de signification qui la dépasse. Ainsi la « transition des « éléments » aux « moments » – c’est-à-dire à partir d’entités dont l’identité est définie (du moins provisoirement) indépendamment les unes des autres à des entités dont l’identité dépend des rapports mutuels à travers lesquels elles contribuent à constituer une totalité donnée – ne peut jamais être achevée. »[16]
Laclau et Mouffe utilisent le concept d’antagonisme pour saisir cet inachèvement inhérent à toute totalisation:
« L’antagonisme, loin d’être un rapport objectif, est une relation dans laquelle apparaissent les limites de toute objectivité – dans le sens où Wittgenstein disait que ce qui ne peut être dit peut être montré. Mais, si nous l’avons démontré, le social n’existe que comme effort partiel pour construire la société – c’est-à-dire un système objectif et clos de différences – l’antagonisme, comme témoin de l’impossibilité d’une suture définitive, est « l’expérience » des limites du social. A strictement parler, les antagonismes ne sont pas internes mais externes à la société, ou plutôt, ils constituent les limites de la société, l’impossibilité pour celle-ci de se constituer pleinement »[17].
Ailleurs, Laclau y va plus franchement :
« La société, comme espace suturé, comme mécanisme sous-jacent qui donne des raisons à ou explique ses propres processus partiels, n’existe pas, parce que si elle existait, le sens en serait fixé de toute une série de façons. »[18]
Cette thèse philosophique abstruse a malgré tout des implications politiques directes. Laclau et Mouffe proclament que la politique prend nécessairement la forme de l’hégémonie dans la modernité occidentale, où, depuis la « révolution démocratique » du 18e siècle, l’antagonisme ne comporte plus une polarisation aigüe entre deux camps et les identités deviennent de plus en plus ambigües et multiples.
Le marxisme classique, avec son insistance sur le « classisme, à savoir l’idée que la classe ouvrière représente l’agent privilégié dans lequel réside l’impulsion fondamentale du changement social », est un obstacle au développement de l’articulation hégémonique de subjectivités diverses et autonomes dans le sens d’un mouvement unique cherchant à « approfondir » la révolution démocratique :
«Face au projet (de la Nouvelle Droite) de reconstruction d’une société hiérarchique, l’alternative de gauche devrait consister à se situer sur le terrain de la révolution démocratique et à élargir les chaînes d’équivalence entre les différentes luttes contre l’oppression. Par conséquent la tâche de la gauche ne peut être de renoncer à l’idéologie libérale-démocrate, mais, au contraire, à l’approfondir et à l’étendre dans la direction d’une démocratie radicale et plurielle»[19].
Cette construction théorique élaborée a été soumise à une critique terrible et (à mon avis) couronnée de succès par Norman Geras peu après la parution d’Hegemony and Socialist Strategy[20]. Cela n’a pas empêché que le livre connaisse un succès notable : dans l’industrie en expansion des études culturelles, il a rapidement été classifié comme un texte-clé du postmodernisme[21].
Pourtant, malgré toute la subtilité du raisonnement philosophique employé à la produire, le résultat politique d’Hegemony and Socialist Strategy s’est avéré un libéralisme de gauche plutôt conventionnel. Comme dit Butler,
« [ma] compréhension de l’hégémonie est que son moment normatif et optimiste consiste précisément dans les possibilités d’expansion démocratique pour les termes même du libéralisme, les rendant plus exhaustifs, plus dynamiques et plus concrets. »[22]
En matière de substance politique, tout cela ne semble pas très différent du libéralisme égalitaire de philosophes politiques ordinaires comme John Rawls et Ronald Dworkin (même si ceux-ci sont incomparablement plus clairs que Butler et Laclau sur ce que devrait comporter un tel « approfondissement » de la démocratie libérale).
Zizek, dans The Sublime Object of Ideology, identifie sa propre approche avec celle d’Hegemony and Socialist Strategy, laquelle, écrit-il, « l’a orienté dans sa tentative d’utiliser l’appareil conceptuel lacanien comme un outil d’analyse de l’idéologie. »[23] L’approbation va dans les deux sens : Laclau a fourni une préface très favorable à The Sublime Object of Ideology. Nous assistons cependant aujourd’hui à l’apparition de divergences politiques et philosophiques croissantes entre Zizek et les théoriciens de la « démocratie radicale ».
Plus précisément, les trois auteurs de Contingency, Hegemony and Universality partagent aussi bien des points d’accord que des désaccords philosophiques. Cela dit, Zizek est politiquement éloigné des deux autres en ce qu’il se fait l’avocat d’une confrontation directe avec le capitalisme libéral. Les similitudes et les différences peuvent être schématiquement représentées par le tableau suivant :
Butler | Laclau |
Zizek |
|
Philosophie | Hegel + Foucault | Derrida + Lacan |
Lacan + Hegel |
Politique | Libéralisme de gauche | Libéralisme de gauche | Socialisme révolutionnaire ? |
Associer des théoriciens aux trois participants est à l’évidence une manière un peu sommaire de les différencier philosophiquement : ainsi les interprétations de Hegel qui sont celles de Zizek et de Butler sont très différentes. Cette façon de procéder met néanmoins l’index sur la complexité du champ théorique constitué par ces trois auteurs.
J’ai mis un point d’interrogation à la position politique de Zizek dans le but de souligner des incertitudes dans les opinions qu’il exprime. Par exemple, il peut écrire quelque part :
« Je ne prêche pas un simple retour aux vieilles notions de lutte de classe et de révolution socialiste : la question de savoir comment il est possible de détruire le système capitaliste global n’est pas de nature théorique – peut-être que ce n’est pas véritablement possible, du moins dans l’avenir prévisible. »[24]
Mais il écrit aussi :
« Aujourd’hui, face à cette filouterie de gauche (qui prêche la « résignation cynique » devant la continuité de l’existence du capitalisme), il est plus important que jamais de conserver ouvert ce lieu utopique de l’alternative globale, même s’il reste vide, s’il vit sur du temps emprunté, dans l’attente qu’il soit rempli de contenu. »[25]
Ce désir même d’une alternative globale représente, comme nous allons le voir, une divergence marquée à la fois avec la position de Laclau et avec les opinions antérieures de Zizek.
Hegel, Lacan et la « nuit du monde »
Considérons malgré tout ces différences politiques en nous penchant sur certaines des questions philosophiques en cause. Les contributions de Butler fournissent le point de départ des trois échanges successifs entre elle, Laclau et Zizek. Elle propose essentiellement une version sophistiquée de deux formes actuelles de la doxa dans les milieux intellectuels de gauche.
D’abord, Hegel est conçu comme un philosophe de l’intersubjectivité socialisée : le moment de l’Esprit Absolu, qui transcende les rapports sociaux – ce que Hegel appelle l’Esprit Objectif – est effacé dans son interprétation. Deuxièmement, elle voit la subjectivité elle-même en termes foucaldiens. Des modes variés de subjectivation se constituent dans des rapports de domination historiquement spécifiques : à travers les interrelations de formes de pouvoir social et de fantaisies psychiques les individus biologiques sont transformés en sujets. Butler se méfie aussi bien de la tendance de Laclau que de celle de Zizek, sous l’influence de Lacan, telle qu’elle la voit, à positionner une subjectivité primordiale avant les modes historiquement variables de subjectivation, un procédé qu’elle considère à la fois comme ahistorique et formaliste.
La caractérisation par Laclau de la position de Butler comme « nihilisme sociologique » est peut-être exagérée, mais il n’en est pas moins vrai qu’elle est hostile aux interprétations qui ne relient pas le comportement des agents à des contextes sociaux spécifiques.[26]
Zizek emprunte une direction diamétralement opposée. En particulier, dans The Ticklish Subject, il se fait le champion de Hegel et même de Kant comme étant les philosophes d’une subjectivité irréductible à des modes historiquement contingents de subjectivation. De façon rhétorique, il présente cela comme un retour au sujet cartésien, mais en fait Zizek se soucie davantage du côté sombre de la lucidité apparente et de la cohérence de l’égo connaissant, la « négativité absolue » de Hegel se trouvant interprétée de manière lacanienne[27].
La clé de cette conception de la subjectivité est fournie par un remarquable passage de la Jenaer Realphilosophie de Hegel sur la « nuit du monde » :
« L’être humain est cette nuit, ce néant vide, qui contient tout dans sa simplicité – une richesse sans fin de représentations multiples, d’images, dont aucune ne lui appartient – ou qui ne sont pas présentes. Cette nuit, l’intérieur de la nature, qui existe là – le soi pur – en représentations phantasmagoriques, est la nuit environnante, dans laquelle surgit une tête sanglante – ici une autre apparition blanche effrayante, soudain devant lui, et qui disparaît de la même manière. On aperçoit cette nuit lorsqu’on regarde un être humain dans les yeux – dans une nuit qui devient épouvantable. »[28]
Cela semble être un passage favori de Zizek. Il le cite fréquemment dans le but de démontrer que, pour Hegel,
« le sujet n’est plus la Lumière de la Raison opposée au non-transparent, à l’impénétrable Substance (de la Nature, de la Tradition…); son noyau, le geste qui ouvre l’espace à la lumière du Logos, sa négativité absolue, la « nuit du monde », le point de folie pure où les apparitions phantasmagoriques d’objets partiels errent sans but. »[29]
Comme l’atteste la phrase qui vient d’être citée, Zizek propose une lecture psychanalytique de ce passage. La « nuit du monde » hégélienne est « le domaine phantasmagorique, pré-symbolique, des pulsions partielles » – c’est, en d’autres termes, le domaine de la pulsion de mort freudienne, du moins telle que Lacan la comprend[30]. Pour Lacan,
« la pulsion, la pulsion partielle, est en profondeur une pulsion de mort et représente en elle-même la portion de mort dans l’être vivant sexué ». »[31]
Dans la mesure où la subjectivité comporte la dimension du chaos primordial, elle ne peut être pleinement incorporée à quelque système de rapports sociaux que ce soit. En fait, la cohérence et l’efficacité de ces rapports exige l‘exclusion de la subjectivité comme négativité absolue.
Par conséquent, « la subjectivité moderne apparaît lorsque le sujet se perçoit lui-même comme « hors de tout lien » (« out of joint »), comme exclu de « l’ordre des choses », de l’ordre positif des entités ». Lorsque le sujet aperçoit en lui-même la « nuit du monde », il se vit comme quelque chose d’excessif, non épuisé par les sujets-positions disponibles pour lui dans l’éventail existant des rapports sociaux. C’est là, donc, que réside pour Zizek l’erreur de la réduction poststructuraliste de la subjectivité à des modes de subjectivation, réduction qui rejette le vécu dans le sujet de quelque chose d’irréductible à « l’ordre des choses » comme illusion idéologique :
« l’erreur de l’identification de la conscience (de soi) avec la non-reconnaissance, avec un obstacle épistémologique, consiste en ce qu’elle (ré)introduit subrepticement le standard prémoderne, la notion « cosmologique » de la réalité comme ordre d’être positif: dans une telle « chaîne d’être » positive pleinement constituée, il n’y a, bien sûr, aucune place pour le sujet… Par conséquent, la seule façon de rendre compte effectivement du statut de la conscience (de soi) est d’affirmer l‘incomplétude ontologique de la « réalité » elle-même.»[32]
Ce thème de « l’incomplétude ontologique de la réalité» représente un point de convergence entre Zizek et Laclau, pour qui, nous l’avons vu, « la Société… n’existe pas » du fait de l’impossibilité d’une totalisation achevée. Laclau proclame, contre Butler, que la possibilité que les objets soient « vraiment dépendants du contexte et historiques » implique qu’il y a une « limite négative » qui est « la condition même de la contextualisation radicale et de l’histoire ». Cette limite est négative; c’est-à-dire qu’elle n’achève pas le social, mais constitue plutôt un indice de son incomplétude inhérente. Mais elle a un « effet discursif » sous la forme d’une série de substitutions caractéristique du processus signifiant – et, plus spécifiquement, dans la « production de signifiants tendanciellement vides », c’est-à-dire de signifiants dont l’absence même de contenu leur permet de jouer le rôle d’un universel au moyen duquel, dans une articulation hégémonique, les éléments particuliers sont construits comme incorporant les intérêts de la société dans son ensemble.[33]
Ainsi, Laclau et Zizek sont d’accord pour dire que l’impossibilité de créer un « ordre des choses » fermé et achevé implique que la subjectivité est irréductible à des modes de subjectivation historiquement constitués. Mais leur approche globale semble désormais très différente. Laclau se décrit comme entreprenant une « analyse formelle des logiques en cause » dans différentes « opérations hégémoniques »[34]. Zizek, comme nous l’avons vu, cherche à contribuer à reconstruire un « projet anticapitaliste de gauche ». Ceci comprend une attaque directe contre ses deux interlocuteurs comme complices du capitalisme global. Ainsi, sur le compte rendu par Laclau des origines du postmarxisme, il écrit :
« alors que cette narration de base postmoderne de gauche du passage du marxisme « essentiel »… à l’irréductible pluralité postmoderne des luttes décrit un processus historique réel, ses partisans, de façon régulière, omettent la résignation qu’elle porte en son coeur – l’acceptation du capitalisme comme « le seul jeu jouable » (« the only game in town »), la renonciation à toute véritable tentative de renverser lordre capitaliste libéral existant. »[35]
Au surplus, le postmarxisme, dans sa poursuite d’articulations hégémoniques ayant rompu tout ancrage dans les rapports de classe, n’est concevable que dans le cadre de la mondialisation capitaliste: ainsi la « généralisation de la forme hégémonique de la politique » chère à Laclau est elle-même dépendante d’un certain processus socio-économique: c’est le capitalisme global contemporain, avec sa dynamique de « déterritorialisation », qui a créé les conditions du décès de la politique « essentialiste » et de la prolifération de nouvelles et multiples subjectivités politiques.[36] La même chose est vraie du postmodernisme plus généralement et, en fait, du multicuturalisme.[37]
Ce déplacement politique s’accompagne de toute une variété de désaccords théoriques avec Hegemony and Socialist Strategy. Ainsi, alors que Laclau et Mouffe développent une critique de l’économie considérée comme « le substrat rationnel de l’histoire », Zizek déclare que « la logique socio-économique du Capital fournit le cadre global qui (sur)détermine la totalité des processus culturels. »[38] De façon encore plus exaspérante, là où, comme nous l’avons vu, Laclau et Mouffe traitent l’idée de la classe ouvrière comme agent de la transformation socialiste comme le point culminant du « classisme » marxiste démodé, Zizek utilise leur concept d’antagonisme social pour réintroduire la présentation par Marx du prolétariat comme la classe universelle dans l’introduction de 1843 à la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Ainsi, selon Zizek, « l’existence même du prolétariat réfute l’affirmation selon laquelle « la Société existe » »[39].
Ces contradictions entraînent une altération des propres opinions antérieures de Zizek. Par exemple, dans The Sublime Object of Ideology, il avait invoqué le concept d’antagonisme de Laclau et Mouffe pour soutenir un rejet de la transformation sociale globale:
« Nous atteignons ici l’extrême opposé du point de vue marxiste traditionnel: dans le marxisme traditionnel, la solution-révolution globale est la condition de la solution effective de tous les problèmes particuliers, alors qu’ici [dans le postmarxisme] toute solution provisoire, temporaire d’un problème particulier entraîne une reconnaissance de l’impasse radicale globale, de l’impossibilité, la reconnaissance d’un antagonisme fondamental. »[40]
Désormais, Zizek rejette explicitement toute tentative de tirer des déductions réformistes de l’impossibilité de la société:
« ce rejet justifié [de Laclau] de la société post-révolutionnaire dans son ensemble ne justifie pas la conclusion selon laquelle nous devons renoncer à tout projet de transformation sociale globale, et nous limiter à la résolution de problèmes partiels: le saut d’une critique de la « métaphysique de la présence » à la politique « réformiste » gradualiste, anti-utopique, est un raccourci dépourvu de toute légitimité. »[41]
Il n’est pas étonnant que Laclau rejette tout cela comme une rechute dans le gauchisme infantile, déclarant que
« la façon [de Zizek] de traiter les catégories marxistes consiste à les inscrire dans un horizon semi-métaphysique qui, s’il était accepté – chose plutôt improbable – renverrait le programme de la gauche cinquante ans en arrière ».
En même temps, il s’emploie à distinguer la position philosophique de Zizek, qu’il adopte (à l’exception de son hégélianisme), de ses opinions politiques. Ainsi prétend-il que
« le discours [de Zizek] est clivé schizophréniquement entre une analyse lacanienne hautement sophistiquée et un marxisme traditionnel insuffisamment déconstruit ».[42]
Zizek, selon lui, trahit, en adoptant une attitude politique radicalement anticapitaliste, ses engagements philosophiques sous-jacents.
Le capitalisme et le Réel
La difficulté avec cette vision est que Zizek cherche à établir des connexions très étroites entre son hégélianisme lacanien et son anticapitalisme. Ceci est manifeste dans trois aspects cruciaux.
Le premier concerne l’utilisation par Zizek du concept lacanien du Réel. Pour Lacan, le sujet est pris dans trois ordres – l’Imaginaire, le Symbolique et le Réel. Dans l’Imaginaire, le sujet ne se reconnaît pas lui-même comme unitaire et cohérent lorsqu’il est, en fait, divisé et dépendant. Dans le Symbolique, le sujet participe, à travers le processus signifiant, à la réalité sociale constitutive de l’intersubjectivité (c’est le domaine de ce que Lacan appelle le grand Autre, dont nous cherchons la reconnaissance dans le désir): les interminables substitutions et déplacements des signifiants articulent le manque, l’impossibilité de la satisfaction inhérente au désir. Le Réel est la limite de la symbolisation: comme l’exprime Eagleton, c’est
« notre blessure primordiale, que nous avons subie du fait de notre chute de l’Eden pré-oedipien, la déchirure de notre être lorsque nous avons été détachés de la Nature. Bien que nous réprimions ce trauma, il persiste en nous comme le noyau dur du moi. »[43]
« Le Réel est une entité qui doit être construite postérieurement pour nous permettre de prendre en compte les distorsions de la structure symbolique »,
écrit Zizek[44]. Le Réel n’est ainsi rien de semblable à une réalité externe existant indépendamment du discours. Il ne peut pas être représenté discursivement parce qu’il n’est rien d’autre que la limite d’une telle représentation, discernable uniquement dans ses effets discursifs et positionné comme une explication de ces effets. Ainsi,
« le Réel lacanien est strictement interne au Symbolique: il n’est rien d’autre que sa limitation inhérente, l’impossibilité pour le Symbolique de pleinement « devenir lui-même ». Ou encore, « ce qui échappe à la symbolisation est précisément le Réel comme point d’échec inhérent de la symbolisation ».[45]
Le Réel est un des thèmes dirigeants des écrits de Zizek, du moins depuis The Sublime Object of Ideology. C’est, de plus, un concept qu’il partage avec Laclau. Ainsi la conception d’une « limite négative » qui a des effets « positifs » dans la « production de signifiants tendanciellement vides », que Laclau invoque contre Butler, est une version du Réel lacanien. Dans l’oeuvre de Zizek, le Réel figure de deux principales manières en rapport avec le débat présent. Premièrement, la « nuit du monde », la dimension zéro de la subjectivité qui ne peut être pleinement absorbée dans aucune totalité sociale positive, participe du Réel. Ainsi, Zizek nous dit que c’est
« la grande percée de l’idéalisme allemand qui a souligné les contours de cette dimension pré-ontologique du Réel spectral, qui précède et évite la constitution ontologique de la réalité[46]
Deuxièmement, et dans un registre tout à fait différent, Zizek met maintenant le signe égale entre le Réel et le capitalisme en tant que système socio-économique. Il écrit:
« la logique post-nation-Etat du capital demeure le Réel qui se tapit à l’arrière-plan ». Ou encore, « le Réel est la logique spectrale « abstraite » inexorable du Capital qui détermine ce qui se passe dans la réalité sociale ».[47]
Zizek utilise cette assimilation du Capital et du Réel dans sa polémique contre les postmarxistes contemporains. Il commente ainsi la conception de Butler de la politique hégémonique en la considérant comme une « resignification » qui dérange les attachements psychiques qui sous-tendent les modes dominants de subjectivation :
« le Réel d’aujourd’hui, qui pose une limite à la resignification, est le Capital: le fonctionnement sans heurt du Capital est ce qui reste inchangé, ce qui « revient toujours à sa place », dans la lutte sans restriction pour l’hégémonie. »[48]
Ainsi, alors que chez Lacan le Réel est ce qui rend possible une pluralité d’articulations hégémoniques, il est devenu pour Zizek ce que ces articulations laissent en place, le mode de production capitaliste.[49]
Le deuxième aspect majeur dans lequel la philosophie de Zizek donne forme à ses positions politiques concerne la subjectivité en tant que « négativité absolue ». Ceci constitue un excès, exclu de l’ordre des choses positif. Mais, comme l’implique la vision lacanienne du Réel, il ne s’ensuit pas qu’il n’y a aucune connexion entre la « nuit du monde » et cet ordre. Bien au contraire,
« le Social lui-même est constitué par l’exclusion d’un Réel traumatique quelconque. Ce qui est « en dehors du Social » n’est pas une forme/norme positive a priori symbolique, mais seulement son geste fondateur négatif. »[50]
Mais ce « geste fondateur » implique une intervention subjective, l’imposition violente d’un ordre par une « décision abyssale qui n’est fondée dans aucune structure ontologique universelle. »[51] Ainsi, la négativité absolue n’est pas simplement exclue du social – par de telles décisions elle fonde le social :
« Le « sujet » est la contingence qui fonde l’ordre ontologique très positif, c’est-à-dire, le « médiateur qui disparaît » dont le geste d’auto-effacement transforme la multitude pré-ontologique chaotique en un semblant d’ordre « objectif » positif de la réalité. Dans ce sens précis, toute ontologie est « politique »: basée sur un acte de décision « subjectif » contingent inavoué. »[52]
En effet, non seulement toute ontologie est politique, mais tous les actes authentiquement politiques prennent la forme de ces « décisions abyssales » qui ne se justifient pas dans les termes d’une règle du jeu existante mais selon les nouvelles règles qu’elles créent:
« Un acte ne se produit pas simplement dans l’horizon donné de ce qui apparaît comme « possible » – il redéfinit les contours même de ce qui est possible (un acte accomplit ce qui, dans l’univers symbolique donné, apparaît comme « impossible », mais il change sa position, de telle sorte qu’il crée rétroactivement les conditions de sa propre possibilité). »[53]
Comme le reconnaît Zizek, l’exemplaire principal de cette conception du politique est la théorie décisionniste de la souveraineté, due à Carl Schmitt, selon laquelle « la règle de droit dépend en dernière analyse d’un acte de violence abyssal (une imposition violente) qui n’est fondé qu’en lui-même ». Mais Zizek découvre et accueille favorablement une correspondance étroite entre le conservatisme autoritariste de Schmitt et la politique léniniste :
« Ce qu’un vrai léniniste et un conservateur ont en commun est le fait qu’ils rejettent ce qu’on pourrait appeler « l’irresponsabilité » libérale de gauche (qui se fait le champion de grands projets solidaires, de la liberté, etc., mais se dérobe lorsqu’il faut en payer le prix sous la forme de mesures politiques concrètes et souvent « cruelles »): comme un authentique conservateur, un vrai léniniste n’a pas peur du passage à l’acte, de l’acceptation de toutes les conséquences, aussi déplaisantes soient-elles, de la réalisation de son projet politique. »[54]
Ainsi le revers de la médaille du Réel de la pulsion de mort et de la négativité absolue s’avère être un décisionisme dont un Lénine décidément schmittien constitue l’exemple. Cet étrange pot-pourri se reporte sur le troisième aspect où la philosophie et la politique se rencontrent dans l’ouvrage récent de Zizek, à savoir son adhésion à l’ontologie de l’évènement d’Alain Badiou. Pour Badiou,
« les évènements sont des singularités irréductibles, les hors-la-loi des situations ». Un évènement constitue un « supplément relativement à la situation pré-existante, quelque chose d’irréductible à son inscription dans « ce qui est » ». Etre fidèle à un évènement, « dans la mesure où l’évènement était en dehors de toutes les lois régulières de la situation, [nous] force à inventer de nouvelles formes d’être et d’agir dans la situation. » Cette fidélité produit une vérité de cette situation spécifique.[55]
Cette conception de l’évènement comme irréductible aux circonstances (la situation) dont il émerge se raccorde avec la conception qu’a Zizek de l’acte politique comme redéfinissant les contours du possible. Ainsi, il oppose la réduction de la politique qui est celle de la Troisième Voie à ce qui est possible « dans le cadre des rapports socio-politiques existants » à ce qu’il appelle
« la politique authentique… c’est-à-dire l’art de l’impossible – elle change les paramètres même de ce qui est considéré comme « possible » dans la constellation existante ».[56]
Il semble clair, dès lors, que Zizek voit une connexion étroite entre sa philosophie et sa politique. Pourtant cette connexion comporte indubitablement de sérieuses difficultés. L’une d’entre elles, qui pourrait ne pas avoir échappé à de nombreux lecteurs, est le caractère spéculatif des constructions lacaniennes sur lesquelles aussi bien Zizek que Laclau s’appuient. Butler effleure cela sur un point : à l’arrière-plan se dessine, bien sûr, la question plus large du statut empirique de la psychanalyse.[57] Mais je vais ici contourner ces questionsv: mon propos est celle, plus étroite, de la consistance des engagements philosophiques de Zizek avec la théorie sociale marxiste qu’il soutient également.
Considérons d’abord la discussion par Zizek des « Evénements-Vérité » de Badiou. Une question évidente est celle de savoir comment ces événements peuvent être distingués des incidents plus banals et (ce qui est peut-être plus important du fait du mouvement perpétuel du capitalisme) des nouveautés trompeuses. Zizek donne des indications sur la façon dont cette question pourrait être traitée. Ainsi, il écrit:
« Le nazisme était un pseudo-événement et la révolution d’Octobre était un événement authentique, parce que seule cette dernières se reliait aux fondations même de l’ordre capitaliste, détruisant effectivement ces fondations, à l’inverse du nazisme, qui mit en place un pseudo-événement dans le but de sauver l’ordre capitaliste. »
Mais, s’inspirant de Lacan, il dit aussi :
« il y a décidément une différence entre un authentique Evénement-Vérité et son semblant, et cette différence repose sur le fait que dans un Evénement-Vérité le vide de la pulsion de mort, de la négativité radicale, un intervalle qui suspend momentanément l’Ordre de l’Etre, continue à résonner ».[58]
Il semble donc qu’il y ait deux critères pour distinguer les authentiques Evénements-Vérité de ceux qui ne sont qu’apparents : le fait que les premiers contestent le capitalisme, et qu’ils sont en résonance avec la pulsion de mort. Ces deux critères comportent leurs propres difficultés. Ainsi, le premier suppose la prise en compte du capitalisme: comme sans cela pouvons-nous dire que, par exemple, la Volksgemeinschaft nationale-socialiste ne se posait pas en alternative au capitalisme? Une grande partie de l’intention politique du Capital dérive de l’effort exercé par Marx pour démontrer que divers projets (notamment celui de Proudhon) échouent à se mesurer aux mécanismes constitutifs du mode de production capitaliste.
Mais cette idée est bloquée par l’équation posée par Zizek du Capital avec le Réel lacanien. Comme le dit Laclau,
« il [Zizek] sait aussi bien que moi ce qu’est le Réel lacanien; il devrait donc aussi savoir que le capitalisme ne peut pas être le Réel lacanien. Le Réel lacanien est ce qui résiste à la symbolisation, et qui ne se montre que dans ses effets perturbateurs. Mais le capitalisme est un ensemble d’institutions, de pratiques, etc., qui ne peut fonctionner que dans la mesure où il fait partie de l’ordre symbolique. »[59]
Il est clair que beaucoup de choses dépendent de ce qu’on entend par « réel ». Zizek lui-même tire la distinction suivante :
« la « réalité » est le domaine externe qui est délimité par l’ordre symbolique, alors que le Réel est un obstacle inhérent dans le Symbolique, bloquant sa réalisation de l’intérieur. »[60]
Mais il existe en fait trois sens qu’on peut donner au terme « réel » dans le cadre du présent débat : les objets prêts à consommer du vécu quotidien, les entités inobservables posées par les explications scientifiques (ce qu’on appelle le réel scientifique), et le Réel lacanien considéré comme limite de la symbolisation. Il me semble que le mode de production capitaliste, tel qu’on le comprend dans la tradition marxiste, est réel dans le second sens : à savoir qu’il est un ensemble de mécanismes et de tendances inobservables causalement responsables (en conjonction, bien sûr, avec diverses autres conditions) pour le comportement observé des sociétés où domine ce mode. Comme dans d’autres cas du réel scientifique, le mode de production capitaliste est nécessairement accessible à la conceptualisation – en fait, il n’est accessible que par la conceptualisation, dans la mesure où il n’est discernable que dans ses effets et doit donc être identifié aux moyens de théories qui posent en principe son existence pour rendre compte de ces effets.[61]
Zizek peut avoir été induit en erreur par une analogie entre le réel scientifique et le Réel lacanien. Il écrit:
« Le paradoxe du Réel lacanien, donc, est qu’il est une entité qui, bien qu’elle n’existe pas (dans le sens d' »exister réellement », de prendre place dans la réalité), possède une série de propriétés – il exerce une certaine causalité structurelle, il peut produire une série d’effets dans la réalité symbolique des sujets. »[62]
Ainsi, on peut retrouver indirectement la trace du Réel lacanien dans ses effets sur le Symbolique. Ailleurs, il considère le Réel comme « la cause absente des distorsions/déplacements de l’espace symbolique ».[63] Ici, l’allusion au concept althussérien de causalité structurelle, dans lequel « la structure est immanente dans ses effets », est transparente et cependant paradoxale.[64] Car Althusser développe cette idée dans un effort pour clarifier le concept marxiste de mode de production, où celui-ci est conçu comme un « objet de pensée » qui, loin d’être accessible à la compréhension discursive, est construit par cette compréhension dans le but de connaître scientifiquement l’objet réel, à savoir les formations sociales capitalistes.
En tout état de cause, même si nous laissons de côté les origines du concept, la « causalité structurelle » du Réel lacanien est très différente du réel scientifique. Même si nous sommes amenés à positionner le Réel lacanien du fait de ses effets sur le Symbolique, il constitue la rupture du Symbolique, la démonstration de sa finitude inhérente. Il y a donc une discontinuité fondamentale entre le Symbolique et le Réel. Mais il n’y a pas une telle différence qualitative entre le réel scientifique et ses effets observables. Tous deux appartiennent au même monde naturel (compris comme comportant aussi bien le social que le physique), stratifié selon différents niveaux de complexité. Parfois, l’observable peut participer du réel dans le premier sens: on peut détecter les effets du réel scientifique dans les objets prêts à consommer de l’expérience quotidienne. Parfois, cependant, ces effets ne peuvent être observés que grâce à l’intervention, orientée par la théorie, dans la nature (ce que Bachelard appelle la « phénoménotechnique »). Parfois, cette intervention peut nous permettre d’observer les mécanismes sous-jacents eux-mêmes: grâce au microscope électronique, nous pouvons voir l’ADN. La frontière entre le réel scientifique et l’observable est ainsi changeante et floue.
Plus généralement, la discussion du Réel à laquelle se livre Zizek dans ses écrits récents est grevée d’inconsistances. Ainsi, dans un passage sur le Réel que j’ai déjà cité, il écrit :
« Ce qui est « en dehors du social » n’est pas une quelconque forme/norme positive a priori symbolique, mais simplement son geste fondateur négatif.
Cela dit, quelques pages plus loin, il défend son équation du Capital et du Réel de la façon suivante :
« mon argument n’est pas que l’économie (la logique du Capital) est une espèce d' »ancrage essentialiste » qui en quelque sorte « limite » les luttes hégémoniques – au contraire, elle est leur condition positive; elle crée le cadre même dans lequel l' »hégémonie généralisée » peut prospérer. »
En fait, dans un autre passage cité plus haut, il avait bel et bien dit que « le Réel d’aujourd’hui qui pose une limite à la resignification est le Capital ». Ainsi, parfois le Réel/Capital limite les luttes hégémoniques, et parfois non; il est aussi leur « condition positive » et le « geste fondateur négatif » qui constitue le social. L’habileté dialectique de Zizek elle-même ne semble pas en mesure de résoudre toutes ces apparentes contradictions.[65]
Lénine et le politique
Le second critère utilisé par Zizek pour identifier des événements authentiques consiste à dire que
« dans un Evénement-Vérité le vide de la pulsion de mort, de la négativité radicale, un intervalle qui suspend momentanément l’Ordre d’Etre, continue à résonner.»
L’implication est qu’un authentique Evénement-Vérité suppose cette espèce de « décision abyssale » que Zizek considère comme constitutive de l’action politique. Mais cela ne fait que ramener la question: comment distinguons-nous les décisions authentiques de celles qui ne le sont pas?
Un élément central de la critique par Zizek aussi bien de Heidegger que du nazisme consiste à dire que tous deux adoptent une philosophie décisioniste qui fonde la politique sur une affirmation souterraine de la volonté, mais sont, en fait, en fuite devant la dimension de « négativité absolue » qui est la source de ces décisions. Ainsi,
« le nazisme n’était pas une expression politique du « potentiel nihiliste, démoniaque de la subjectivité moderne », mais plutôt son exact opposé: une tentative désespérée pour éviter ce potentiel. »
Et encore:
« Ce que Heidegger ne voit pas est la dimension de l'(être-au-)monde, un repli sur soi psychotique, comme l'(im)possibilité en tant que dimension la plus radicale de la subjectivité, comme ce contre quoi l’imposition synthétique violente d’un Ordre (Nouveau) – l’Evénement de la Révélation Historique de l’Etre – est une défense.[66]
Mais cette tentative de reprendre le décisionisme à la droite autoritaire est tout simplement chimérique, à moins de proposer un critère au moyen duquel trouver déficientes des décisions authentiques venant de milieux réactionnaires. Badiou s’emploie à résoudre cette question en prenant également le cas du nazisme. Il prétend que la
« « révolution » nationale-socialiste n’était qu’un « simulacre de vérité » parce qu’elle n’était « fidèle qu’à la substance supposée nationale d’un peuple, ne s’adressant en fait qu’à ceux qu’elle définissait comme « Allemands » ».
A l’inverse, un événement authentique surgit du vide inhérent à toute situation qui rend possible sa supplémentation. Ainsi,
« la fidélité dont un événement est l’origine, même si c’est une rupture immanente dans une situation régulière, n’en est pas moins adressée universellement ».
Ainsi le nazisme parasitait-il de « véritables événements universels » tels que les révolutions jacobine et bolchevique.[67] Mais l’introduction de l’universalité pose de nouveaux problèmes en ce qui concerne Zizek, comme nous allons le voir plus loin.
Zizek fait de Lénine l’exemple du dirigeant décisioniste. Lénine fut sans nul doute un des grands maîtres de l’intervention politique créative. Mais il prenait ces décisions dans le contexte de l’évolution d’une compréhension théorique du mode de production capitaliste. Du Développement du capitalisme en Russie à L’impérialisme, Lénine chercha à fonder sa pratique politique sur un engagement analytique énergique avec les structures économiques capitalistes. Mais Zizek exclut cet engagement par son équation du Capital et du Réel, c’est-à-dire par ce qui est au-delà de la compréhension discursive. Il est également important de mettre l’accent sur le fait que les interventions de Lénine n’étaient pas le fait d’un génie isolé, mais étaient partie intégrante de la pratique collective de construction d’un parti socialiste révolutionnaire enraciné dans la classe ouvrière russe: comme Lukacs le souligne dans Histoire et conscience de classe, l’organisation politique fournissait le lien médiateur nécessaire entre la théorie et la pratique.[68]
Zizek présente correctement Lénine en 1917 dans sa rupture avec « la position d’obéissance à la logique des ‘stades objectifs du développement » qui était celle des mencheviks. Il caractérise cette rupture de la manière suivante:
« La position de Lénine était d’opérer un bond, de se précipiter dans le paradoxe de la situation, de saisir l’occasion et d’intervenir, même si la situation était « prématurée », faisant le pari que cette intervention très « prématurée » changerait très radicalement le rapport de forces objectif lui-même, au sein duquel la situation initiale paraissait « prématurée », c’est-à-dire détruirait les standards de référence qui nous disaient que la situation était « prématurée ».[69]
L’ennui avec cette façon de présenter les choses est qu’elle oppose de façon trop vive les circonstances objectives à l’intervention subjective, comme cela apparaît lorsque Zizek écrit :
« une intervention politique en tant que telle ne se produit pas au sein des coordonnées d’une matrice globale sous-jacente, dans la mesure où ce qu’elle réalise est précisément le « remaniement » de cette matrice globale elle-même ».
Cela semble impliquer un dilemme: soit accepter la théorie évolutionniste de l’histoire des mencheviks et adopter une attitude passive, renonçant à l’option de l’intervention politique, ou déclarer qu’il
« n’y a aucune logique objective dans les « étapes nécessaires du développement », dans la mesure où des « complications » surgies de la texture complexe des situations concrètes et/ou des résultats non anticipés des interventions « subjectives » font toujours avorter le cours direct des choses. »[70]
Zizek prétend que Lénine a opté pour le dernier poste du dilemme, mais il a tort. Confronté à la crise majeure de la Première Guerre mondiale, Lénine ne renonça pas à l’idée d’une « matrice globale sous-jacente », d’un contexte social objectif, mais au contraire révisa radicalement sa théorie de ce contexte. Sa théorie de l’impérialisme – développée parallèlement à une lecture attentive de la Logique de Hegel – lui permit de repenser sa compréhension du capitalisme et, en particulier, de voir comment les contradictions du système impérialiste créaient des points de vulnérabilité spéciaux – les fameux « chaînons faibles » – et par conséquent une opportunité révolutionnaire. La Russie, le plus faible des États impérialistes, pouvait devenir la rampe de lancement du renversement du système tout entier. La logique globale de l’impérialisme surenchérissait ainsi sur la logique évolutionniste du développement des forces productives à laquelle Lénine souscrivait auparavant (même si c’était de manière nuancée). De plus, cette nouvelle lecture du contexte objectif mandatait positivement des interventions politiques comme celles de Lénine en 1917 dans le but d’exploiter ces contradictions.[71]
Zizek se soucie à bon droit de distinguer la politique de Lénine des versions déterministes du marxisme. Il met l’accent sur l’écart entre les événements révolutionnaires et les situations dont elles surgissent. Le danger, malgré tout, réside en ceci qu’en séparant complètement l’événement de son contexte, il ne finisse par mystifier l’événement, le transformant en un miracle.[72]
A cet égard, la notion de Badiou selon laquelle l’événement surgit d’un « vide » dans la situation pré-existante induit en erreur. Il est certainement vrai qu’il y a des événements qui ne peuvent être simplement expliqués par leur contexte. Les révolutions d’Europe de l’Est en 1989 en sont un cas récent – des éruptions soudaines et inattendues dans la normalité du « socialisme réel ». Ces événements contredisent à l’évidence la logique apparente de la situation pré-existante. Mais lorsque nous cherchons à comprendre comment un tel événement a pu se produire, nous pouvons reconstruire une série de tensions sous-jacentes qui tendaient à subvertir la logique normale de la situation. L’analyse par Lénine des multiples contradictions responsables de la Révolution russe de Février 1917 est un exemple de cette interprétation rétrospective. Mais ces tentions faisaient en fait partie de la logique d’ensemble de cette situation et existaient avant que se produise l’événement, même si elles ne sont devenues visibles que par la suite pour une compréhension qui avait été alertée de leur existence par l’événement lui-même. Dans cette compréhension, le « vide » apparent dont a surgi l’événement est comblé.
Dire cela n’équivaut pas à réintroduire l’idée d’inévitabilité historique. Toute situation présuppose une matrice de possibilités compatibles avec les tendances sous-jacentes qui l’ont produite. Il est assez facile de croire, de l’intérieur de la situation, que la possibilité réalisée épuise les potentialités de la situation. C’est l’erreur de la Troisième Voie – de confondre le réel (le capitalisme global) avec le possible. Un événement qui donne naissance à une autre possibilité, en montrant que cette croyance est fausse, transforme notre compréhension de la situation. La reconnaissance qui en résulte de l’ensemble plus large de possibilités inhérentes à la situation peut elle-même devenir une force active de transformation. La Révolution de Février révéla de façon claire le sentiment qu’avait Lénine des possibilités révolutionnaires créées par la guerre impérialiste. Ce sentiment domina les interventions politiques de Lénine durant l’année 1917, et contribua ainsi à transformer ce qui était une possible, mais certainement pas inévitable conséquence du renversement des Romanov – une révolution socialiste – en réalité. Ce que Badiou appelle le « vide » d’une situation est plutôt l’ensemble de possibilités déterminées qu’elle contient, y compris celle de sa transformation.[73]
Les limites du décisionisme
Cette analyse suggère que des interventions politiques efficaces impliquent une interaction créative avec la compréhension théorique du contexte objectif de ces interventions. Comment, dès lors, est-ce que la théorie peut fonder des décisions politiques, Kant, dans la Critique du jugement, met en évidence l’écart inhérent qui sépare un universel des cas particuliers qui sont censés lui servir d’exemple. Il ne peut y avoir aucun principe déterminant l’application de l’universel au particulier: poser un tel principe ne ferait que générer une régression infinie, dans la mesure où un nouveau principe se verrait contraint à déterminer l’application de ce principe, et ainsi de suite ad infinitum.[74] Un raisonnement très semblable est à l’œuvre dans les remarques de Wittgenstein sur le respect des règles.[75] Le résultat est qu’il y a toujours un écart entre un principe universel et ses applications particulières. Dans ce sens, les décisions sont nécessairement sans fondement, puisqu’aucun principe unique ne peut les déterminer: comment appliquer un principe est toujours affaire de jugement. Mais il ne s’ensuit pas que les jugements politiques sont complètement disjoints des principes justificatifs.
Les principes, au sens à la fois de théories explicatives et de conceptions normatives, servent encore à orienter les jugements et les actions qu’ils entraînent. En fait, l’une des dimensions principales de tout jugement difficile est probablement la tâche d’identifier les principes qui s’appliquent à la décision considérée. Une fois de plus, il n’y a pas d’ensemble de méta-principes qui puisse faire de cette tâche l’application mécanique d’une règle; de plus, lorsqu’elle a été accomplie, l’acteur doit encore déterminer le poids à assigner aux différents principes à la pertinence desquels il a conclu, aussi bien qu’à leur application précise à la situation à laquelle il est confronté. Mais l’image qui apparaît est celle de constantes allées et venues entre les considérations de principe et les traits de la situation que l’acteur considère comme adaptés à sa décision, plutôt que celle d’un bond abyssal.
De façon paradoxale, dans son vif désir de différencier la politique de Lénine des versions déterministes et évolutionnistes du marxisme, Zizek se rapproche dangereusement d’un estompage des distinctions entre le léninisme et le stalinisme. Ainsi il critique
« les trotskystes et autres radicaux de gauche [qui] idéalisent l’acte révolutionnaire authentique lui-même, et déplorent ses conséquences regrettables mais inévitables […] On devrait insister sur le besoin inconditionnel d’assumer pleinement l’acte avec toutes ses conséquences. La fidélité n’est pas la fidélité aux principes trahis par la factualité de leur mise en pratique, mais la fidélité aux conséquences entraînées par la réalisation pleine et entière des principes (révolutionnaires) »[76]
Ailleurs, Zizek écrit:
« Comme Alain Badiou l’a proclamé avec insistance, la grande tâche de l’heure présente est de penser la nécessité du passage du léninisme au stalinisme sans abandonner l’immense potentiel émancipateur de l’Evénement d’Octobre. »[77]
Le terme de « nécessité » contenu dans ce passage est ambigu. Il pourrait être simplement vu comme une exigence de prise en compte du contexte historique de la montée du stalinisme – comme le fait, par exemple, Trotsky dans La révolution trahie, lorsqu’il pointe du doigt l’impact de l’isolement de la Révolution d’Octobre, et en particulier les pressions de la pénurie matérielle et les inégalités distributives qui en ont résulté. Mais la référence à la « nécessité » peut impliquer que le stalinisme aurait été une « regrettable mais inévitable » conséquence d’Octobre 1917, ce qui n’est précisément pas ce qu’avance l’argumentation de Trotsky. Pour lui, « le passage du léninisme au stalinisme », même s’il était le produit des circonstances historiques, n’était pas inévitable – si, par exemple, la Révolution Allemande avait réussi, alors l’isolement de la Russie soviétique aurait pu être surmonté, et le vingtième siècle aurait pu prendre une trajectoire complètement différente.
Mais la difficulté qui se présente ici concerne aussi la conception qu’a Badiou de la fidélité à l’événement, en l’occurrence Octobre 1917. A un moment donné, l’interprétation qu’en donne Zizek consiste à dire qu’elle exige que « nous assumions l’acte pleinement dans toutes ses conséquences ». Ce qui voudrait dire soutenir le stalinisme, puisqu’il a été clairement une conséquence de la Révolution d’Octobre, quel que soit son caractère inattendu et indésirable. Mais ensuite il dit que la fidélité est « la fidélité aux conséquences entraînées par l’application pleine et entière des principes (révolutionnaires) ». Cette formulation prend en considération les principes et pas seulement leurs conséquences. Le stalinisme a-t-il été une conséquence « entraînée par l’application pleine et entière des principes (révolutionnaires) »? Cette question précise a été au cœur de tous les débats consacrés à la Révolution d’Octobre depuis 75 ans. Valoriser l’acte sans concession par rapport à des principes vieillots ne peut court-circuiter ce débat incontournable.
Ces ambiguïtés amènent Zizek à écrire:
« Au contraire du fascisme, le stalinisme est un cas de révolution authentique pervertie ». Il serait plus exact de dire qu’il était la perversion d’une authentique révolution. »[78]
Je ne cherche pas, bien sûr, à épingler Zizek comme crypto-stalinien. Ses certificats d’antistalinisme sont établis par son passé d’opposition à l’ancien régime yougoslave. On trouvera bien plutôt son point de référence politique dans sa remarque sur « la grandeur de Lénine après la prise du pouvoir par les bolcheviks ».[79] Zizek méprise l’espèce de gauchisme moraliste qui refuse de faire face aux dures réalités imposées par des circonstances historiques insolubles.
Sans aucun doute, la combinaison de flexibilité tactique et de clarté stratégique dont a fait montre Lénine après la Révolution d’Octobre, de Brest-Litovsk à l’adoption de la NEP, est un modèle remarquable de direction révolutionnaire. Lukacs souligne son importance dans son analyse de la « realpolitik révolutionnaire » de Lénine. Mais il faut ici introduire deux importantes réserves. D’abord, les décisions de Lénine après Octobre continuent à être orientées par le même genre d’analyses théoriques générales que celles qui guidaient son action avant la révolution. Deuxièmement, malgré tout son réalisme lucide, le jugement de Lénine perd pied progressivement après la fin de la guerre civile, lorsqu’il est confronté à la désintégration de la classe ouvrière russe et à la transformation du Parti bolchevik en un appareil de pouvoir bureaucratique. La grandeur de Lénine se nourrissait d’une constellation de classe spécifique autant que par sa compréhension théorique.[80]
Il est important de comprendre que le décisionisme de Zizek ne le porte pas à un reniement particulariste de toute forme d’appel aux principes universels.
« Aujourd’hui, plus que jamais, on doit insister sur le fait que la seule voie ouverte à l’émergence de l’Evénement est celle qui consiste à briser le cercle vicieux de la globalisation-avec-particularité en réaffirmant la dimension de l’Universalité contre la globalisation capitaliste ».
Zizek proclame que la gauche ne peut souligner à la fois l’antagonisme et l’universalité que
« si l’antagonisme est inhérent à l’universalité elle-même, c’est-à-dire si l’universalité est partagée entre la « fausse » universalité concrète qui légitime la scission du Tout en parties fonctionnelles, et l’exigence impossible/réelle d' »universalité abstraite » » (à nouveau l’égaliberté de Balibar).[81]
« Egaliberté » est le nom qu’Etienne Balibar donne au principe fondamental inauguré par les grandes révolutions bourgeoises – la découverte que la réalisation maximale de la liberté est corrélative à la réalisation maximale de l’égalité.[82] Zizek considère à bon droit que ce principe peut fournir la base normative d’une remise en question de la globalisation capitaliste. Mais le fait que, comme il le dit, « l’universalité elle-même est divisée » réintroduit, avec une familiarité lassante, la question de savoir comment distinguer « la « fausse » réalité concrète » de « l’exigence impossible/réelle d' »universalité abstraite » ». Ceci constitue un problème politique urgent: souvenons-nous que l’OTAN a fait la guerre en Serbie en 1999 au nom de la doctrine universelle des droits de l’homme, à laquelle Ulrich Beck a donné (apparemment sans ironie) le nom d’humanisme militaire. Il ne paraît pas satisfaisant de dire que nous pouvons condamner cela comme un cas de « fausse universalité » en se bornant à exposer le contexte géopolitique dans lequel elle a émergé et l’inconséquence avec laquelle elle a été appliquée, aussi importante soit cette exposition.[83] Ou, peut être mieux encore, le fait d’exposer le nouvel humanisme militaire ne nous fournit pas un principe universel alternatif supérieur.
Le problème est particulièrement grave pour Zizek dans la mesure où il adopte systématiquement la conception de l’universalité qui est celle de Laclau. Pour celui-ci, « L’universel est un lieu désert, un vide qui ne peut être rempli que par le particulier, mais qui, par sa vacuité même, produit une série d’effets cruciaux dans la structuration/déstructuration des rapports sociaux. »[84]
A ce compte-là, un universel ne peut jamais recevoir de justification principielle de lui-même, dans la mesure où il est un signifiant vide qui peut, dans une conjoncture spécifique, servir de véhicule aux intérêts particuliers rassemblés dans une articulation hégémonique.
Zizek tente de donner à cette idée une tournure hégélienne.[85] Si cette opération était réussie, elle fournirait des principes universels dotés d’un support rationnel, dans la mesure où les moments du processus dialectique sont des étapes nécessaires dans le développement de l’auto-compréhension de l’Absolu. Mais Zizek nie de façon répétée qu’on puisse faire de Hegel une telle lecture « panlogique ». La difficulté à laquelle il fait face est celle commune à toutes les tentatives de se servir dans ce qui est le plus séduisant dans la dialectique hégélienne – les analyses riches et subtiles qui se donnent pour but de révéler la nécessité conceptuelle associée à diverses déterminations et transitions complexes – tout en rejetant la très forte conception de rationalité que Hegel juge nécessaire pour établir cette nécessité.
Dans toutes ses récusations du « panlogicisme », Zizek, autant que je sache, ignore la manière la plus importante dont cette conception de la rationalité façonne les analyses de Hegel – à savoir la structure téléologique du processus dialectique lui-même, qui réduit en dernière analyse ce processus à la révélation de la réalité comme auto-expression de l’Absolu.[86] Pour Zizek, le « trait fondamental de la dialectique hégélienne » est « le mystère de la façon dont la contingence se transforme rétroactivement en nécessité – comment, par la répétition historique, une occurrence initialement contingente est « transsubstanciée » en expression d’une nécessité: en bref, le mystère que représente comment, par une organisation « auto-poiétique », l’ordre émerge du chaos ».[87] La solution de ce mystère s’avère, sans surprise, résider dans le Réel lacanien: le chaos aveugle du Réel se transforme en structures du Symbolique par le « geste vide » par lequel le sujet pose en principe cet ordre comme la suppression de son acte.[88] Aussi stimulantes que puissent être parfois ces gloses lacaniennes sur Hegel, il est difficile de se départir de l’impression qu’elles constituent la substitution d’une problématique à une autre sous le déguisement de l’élucidation de la dernière.
Une fois retiré l’échafaudage hégélien, Zizek se retrouve avec une conception essentiellement pragmatique de l’universalité, dans laquelle un universel est simplement un signifiant vide qu’une opération hégémonique a réussi à projeter comme universel. Ceci constitue un fondement trop faible pour une conception de l’universalité qui est censée étayer une critique du statu quo. Il est difficile de ne pas conclure que sa théorie manque d’une prise en compte satisfaisante de l’universalité – c’est-à-dire une prise en compte à la fois de la manière dont se justifient les principes universels et du contenu du ou des principes s’appliquant à une critique du capitalisme. En ce qui concerne les ressources nécessitées par une telle prise en compte, Zizek pourrait faire pire que se tourner vers la tradition égalitaire libérale. Bien sûr, nous trouvons, dans le principe de différence de John Rawls et le concept d’égalité des capacités d’Amartya Sen, deux formulations de « l’exigence réelle/impossible d' »universalité abstraite » dont la réalisation constituerait un défi profond à l’existence même du capitalisme.[89]
Pour parer à un genre de réponse en usage aux considérations qui viennent d’être exposées, qu’il me soit permis de dire que mettre l’accent sur l’importance de principes normatifs universels n’implique pas une chute dans le consensualisme habermassien. Comme cela apparaît clairement dans Entre fait et norme, Habermas affaiblit en réalité la rigueur universaliste des principes normatifs en confondant leur validité cognitive avec leur contribution fonctionnelle à la stabilisation de l’intégration sociale. Mais cela ne semble pas la bonne manière d’approcher un principe que de commencer par considérer le rôle causal qu’il peut jouer dans la production du consensus social. D’un point de vue éthico-politique, ce qui est intéressant, entre autres, dans les principes sérieux est qu’ils divisent autant qu’ils unissent.
Conclusion
Les écrits récents de Zizek se ramènent à une théorie hautement suggestive de l’acte révolutionnaire. Le résultat des critiques précédentes est qu’une théorie est inachevée si elle n’est pas accompagnée d’une prise en compte des conditions objectives qui font les événements transformatifs – non pas nécessaires, mais possibles – et de certains principes éthiques selon lesquels de tels événements seraient désirables.
Ces critiques ne peuvent diminuer le fait qu’un auteur aussi éloquent et original que Zizek est une recrue puissante et bienvenue dans la lutte anticapitaliste. Ma seule réserve – et il est important de ne pas en forcer le trait – concerne son ambivalence envers les traditions théoriques sur lesquelles il s’appuie. Il souligne son propre désir d’avoir le beurre et l’argent du beurre dans le titre même de son essai Lutte de classe ou Postmodernisme? Oui, s’il vous plaît, qui rappelle la réponse de Groucho Marx à la question « thé ou café? ».
La réponse de Laclau à cette ambivalence est de tenter de forcer Zizek à choisir entre « son analyse lacanienne hautement sophistiquée » et son « marxisme traditionnel insuffisamment déconstruit ». La réaction de la critique marxiste bienveillante ne devrait pas être d’essayer d’embrocher Zizek par le côté opposé, en exigeant qu’il renonce à Lacan et à ses œuvres. Ce serait une bêtise pour aux moins deux raisons. D’abord, le marxisme est une tradition suffisamment vaste pour pouvoir entrer dans une résonance créative avec des positions philosophiques d’apparence fortement opposées, de la philosophie du langage oxfordienne au messianisme juif: le philosophe trotskyste Daniel Bensaïd a récemment invoqué l’archi-réactionnaire Maistre pour soutenir une réfutation marxiste de l’humanisme libéral contemporain.[90] Ensuite, Zizek a lui-même établi tant de connexions stimulantes entre les thèmes lacaniens les plus raréfiés et les champs concrets du social et du culturel qu’il serait insensé d’exiger que cette rencontre fascinante soit écourtée.
Cela dit, Zizek devrait réfléchir avec plus de soin sur les tensions contenues dans sa position. On a le sentiment, en particulier dans les usages qu’il faits du Réel lacanien, de concepts vidés de leur contenu pour en faire des véhicules d’une pensée qui pourrait mieux s’exprimer d’une autre manière. Par dessus tout, sa position actuelle l’a emmené fort loin du post-marxisme d’Hegemony and Socialist Strategy. Peut-être Zizek devrait-il considérer la mesure dans laquelle il a besoin de désincorporer certains de ses arguments des doctrines post-structuralistes auxquelles ils sont actuellement soumis. En tout état de cause, il utilise de façon assez irréfléchie des concepts marxistes classiques qui étaient promis à la déconstruction par Laclau et Mouffe. Zizek a raison de ne pas se gêner pour utiliser ces concepts, mais il devrait peut-être reconnaître plus directement la validité des arguments avancés par ceux qui cherchent à défendre ces concepts contre les attaques post-marxistes.
La radicalisation de Zizek est le symptôme d’un déplacement intellectuel à gauche plus général, qui semble s’accélérer dans les pays capitalistes avancés. L’émergence de Bourdieu comme symbole de la résistance au néolibéralisme est peut-être l’exemple le plus important de ce processus. On peut s’aventurer à voir un signe du changement radical en cours dans le fait que Zizek et Bourdieu se dirigent, de points de départ théoriques très différents, dans la même direction anticapitaliste. Mais quel que soit le chemin qu’ils empruntent, ils trouveront Marx qui les attend au bout.
Notes
[1] Pour la version française : Judith Butler, Ernesto Laclau et Slavoj. Zizek, Après l’émancipation. Trois voix pour penser la gauche, Paris, Le Seuil, 2017.
[2] Eagleton 1999, p. 8.
[3] Preéface à Wright et Wright 1999, p. IX. Pour un exemple agréable de ses critiques de film, voir Zizek 2000b.
[4] Voir aussi l’analyse de différentes approches marxistes de l’idéologie in Zizek 1994.
[5] Que ce travail constitue un changement pourrait être contesté par certains, y compris Zizek lui-même. Je relève des changements par rapport à ses œuvres antérieures.
[6] Zizek 1999a, p. 4.
[7] Voir Callinicos 1999, Isaac 2000, and Callinicos 2000a.
[8] Zizek 2000a, p. 154.
[9] Il deviendra rapidement clair, du fait des allégeances philosophies et politiques entrecroisées des trois auteurs, que le débat est complexe. Je me concentre ici sur les aspects concernant une appréciation du développement de Zizek.
[10] Butler, Laclau,Zizek 2000, p. 1.
[11] Voir en particulier Hindess and Hirst 1977.
[12] Laclau and Mouffe 1985, p. 110. Richard Rorty définit le « textualisme » de la façon suivante: « Alors que l’idéalisme du 19° siècle voulait substituer une espèce de science (la philosophie) à une autre (les sciences naturelles) comme centre de la culture, le textualisme veut placer la littérature au centre, et traiter aussi bien la science et la philosophie, au mieux, comme des genres littéraires. Rorty 1982, p. 141.
[13] Laclau and Mouffe 1985, p. 104.
[14] Laclau 1988, p. 253.
[15] Laclau 1988, pp. 253-4. Laclau cite le fameux essai de Derrida Structure, Signe et jeu dans les sciences humaines pour soutenir son discours.
[16] Laclau and Mouffe 1985, p. 113.
[17] Laclau and Mouffe 1985, p. 125. Voir aussi Laclau 1988, pp. 255-6, où il fait la différence entre le concept d’antagonisme et ceux d’opposition et de contradiction.
[18] Laclau 1988, p. 254.
[19] Laclau and Mouffe 1985, pp. 177, 176.
[20] Geras 1987, Laclau and Mouffe 1987, Geras 1988.
[21] Voir, par exemple, Sim 1998, où Laclau et Mouffe figurent aux côtés de Lyotard et Baudrillard.
[22] Butler, Laclau, Zizek 2000, p. 13.
[23] Zizek 1989, p. XV. Mais même à ce stade, Zizek avait soin de différencier Lacan du poststructuralisme. Comparer avec Zizek 1989, pp. 153-8.
[24] Zizek 1999a, p. 352.
[25] Butler, Laclau, Zizek 2000, p. 325.
[26] Butler, Laclau, Zizek 2000, p. 188.
[27] L’irréductibilité du sujet tel que le conçoit Lacan aux modes de subjectivation poststructuralistes est un thème constant de la pensée de Zizek: voir, par exemple, Zizek 1989, p. 175. Laclau, tout en exprimant son admiration pour The Ticklish Subject, décrit à bon droit la théorie de la subjectivité de Zizek comme « une façon très particulière d’être cartésien », Butler, Laclau, Zizek 2000, p. 73.
[28] Cité in, Zizek 1999a, pp. 29-30 Ce passage a aussi fasciné le jeune Althusser: voir Althusser 1997.
[29] Zizek 1999a, p. 340
[30] Zizek 1999a, p. 36
[31] Lacan 1973, p. 2050 voir Zizek 1989, Chapitre 4, pour une analyse de l’évolution des vues de Lacan sur la pulsion de mort.
[32] Zizek 1999a, p. 60
[33] Butler, LacIau, Zizek 2000, pp. 183, 184, 185.
[34] Butler, Laclau, Zizek 2000, p. 53.
[35] Butler, Laclau, Zizek 2000, p. 95.
[36] Butler, Laclau, Zizek 2000, p. 319.
[37] Voir, par exemple, Zizek 1999a, pp. 210, 218.
[38] Zizek 1999a, p. 243 n. 46; comparer avec Lac!au and Mouffe 1985, pp. 75-85.
[39] Zizek 2000a, p. 169. Voir aussi l’analyse de Zizek de la relation: « d’une perspective marxiste véritablement radicale entre la « classe ouvrière » comme groupe social et le « prolétariat » comme la position du militant luttant pour la Vérité universelle » 1999a, p. 226-7.
[40] Zizek 1989, p. 6.
[41] Butler, Laclau, Zizek 2000, p. 101. Zizek s’obstine à taxer Laclau de ‘secret Kantisme’ pour sa réduction de la transformation globale à une Idée régulatrice de la Raison Pure qui ne peut jamais être réalisée mais qui malgré tout sert de stimulus à des changements d’échelle plus réduite: voir, par exemple, Butler, Laclau, Zizek 2000, pp. 93, 316.
[42] Butler, Laclau, Zizek 2000, pp. 290, 205.
[43] Eagleton 1997, p. 7. Voir Zizek, 1989, p. 5.
[44] Zizek 1989, p. 162.
[45] Butler, Laclau, Zizek 2000, pp. 120, 121; voir Butler, Laclau, Zizek 2000, p 68, pour un traitement très semblable du Réel par Laclau.
[46] Zizek 1999a, p. 54
[47] Zizek 1999a, pp. 222, 276.
[48] Butler, Laclau, Zizek 2000, p. 223.
[49] Dans un texte plus ancien, Zizek traite la lutte des classes comme un exemple du Réel lacanien et du concept d’antagonisme de Laclau et Mouffe. Ainsi il prétend qu’il « n’y a pas de « lutte des classes » dans la réalité: la « lutte des classes » désigne l’antagonisme même qui empêche la réalité sociale (objective) de se constituer elle-même en totalité auto-close », 1994, p, 74; voir en général ibid. pp, 74-6, C’est une intéressante illustration – pour emprunter une de ses métaphores favorites – de la gentrification de Zizek par l’industrie des études culturelles que les éditeurs d’une collection dans laquelle ce texte a été republié minimisent ce passage dans des lignes post-marxistes, prétendant qu’il traite le « pseudo-antagonisme de la lutte des classes comme un effet de l’antagonisme fondamental », ce que Zizek ne dit pas du tout ; Wright and Wright 1999, p, 55 (souligné par moi).
[50] Butler, Laclau, Zizek 2000, p. 311.
[51] Zizek 1999a, p, 20, Zizek utilise cette formulation lorsqu’il explique l' »ontologie politique » de Heidegger dans L’être et le temps, mais, comme cela devient plus clair par la suite, il croit que la critique d’Heidegger par Habermas rejette « comme un décisionisme proto-fasciste est simplement la condition de base du politique, Zizek 1999a, p, 21.
[52] Zizek 1999a, p. 158.
[53] Butler, Laclau, Zizek 2000, p. 12l.
[54] Zizek 1999a, pp. 113,236. See Schmitt 1985.
[55] Badiou 1993, pp. 40, 38. L’ontologie de Badiou’s est pleinement développée dans son 1988, auquel Zizek consacre un analyse détaillée in 1999a, Chapitre 3.
[56] Zizek 1999a, p. 199.
[57] Butler, Laclau, Zizek 2000, p. 145.
[58] Zizek 1999a, pp. 138-9, 162-3.
[59] Butler, Laclau, Zizek 2000, p. 291
[60] Butler, Laclau, Zizek 2000, p. 327, note 2.
[61] La nature de ce que j’appelle ici le réel scientifique a été le sujet d’un traitement philosophique sophistiqué: voir, par exemple, Bhaskar 1978 and Devitt 1984.
[62] Zizek 1989, p. 163.
[63] Zizek, 2000b, p. 43
[64] Althusser and Balibar 1970, p. 189.
[65] Butler, Laclau, Zizek 2000, p. 311, 319,221.
[66] Zizek 1999a, pp. 21, 50; le chapitre 1 de son livre contient une analyse fascinante de Heidegger.
[67] Badiou 1993, p. 65.
[68] Voir Cliff 1975-9, chapitre 14.
[69] Zizek 1999b, p. 37; Zizek 2000a, pp. 162-3. Il serait mesquin de trop se plaindre de l’habitude de Zizek (donc ceci constitue un exemple) d’inclure le même passage dans plus d’un texte.
[70] Zizek 1999b, p. 38; Zizek 2000a, p. 163.
[71] Voir par exemple, Löwy 1993.
[72] Pour cette argumentation concernant Benjamin et Sartre, voir Callinicos 1987, pp. 178-84.
[73] Voir mon analyse du matérialisme historique comme comprenant des cours alternatifs de l’acte politique entre ce qui est possible et ce qui semble être possible. Ainsi, dire qu’un acte « change les contours de ce qui est considéré comme « possible » dans la constellation existante » n’équivaut pas à le considérer comme impossible. Il vaudrait mieux dire qu’en révélant de nouvelles possibilités présentes dans la « constellation existante », il élargit notre compréhension du possible.
[74] Kant 1973, p. 5.
[75] Voir, par exemple, Kripke 1982.
[76] Zizek 1999a, p. 377.
[77] Zizek 2000a, p. 156.
[78] Zizek 1999b, p. 44. Cette prétention est basée sur une lecture suggestive de l’étude fondamentale de la terreur stalinienne due à J. Arch Getty et Gleg Naumov (1999). Zizek prétend que « ces purges incessantes étaient nécessaires non seulement pour effacer les traces des origines propres du régime, mais une espèce de « retour du réprimé », rappelant la négativité radicale au coeur du régime ». Par conséquent, « les purges sont la forme sous laquelle l’héritage révolutionnaire survit et hante le régime », Zizek 1999b, p. 45. Cet argument saisit à l’évidence un aspect de la terreur qui est crucial pour toute tentative de reconstruire comment elle a été vécue et articulée discursivement par les membres de la nomenklatura elle-même, et qui fournit le centre de l’étude de Getty et Naumov. Mais une analyse approfondie de la terreur doit aussi saisir sa conséquence objective: une fois que l’orgie de meurtre incontrôlée dont parlent Getty et Naumov s’est arrêtée à l’automne de 1937, une nouvelle génération de fonctionnaires du parti-État formés par le stalinisme ont pu chausser les bottes des vieux bolcheviks victimes de la terreur. A cet égard, les purges ont servi à stabiliser le régime et par là-même à achever la contre-révolution entamée à la fin des années 1920. Voir Callinicos 1991, pp. 21-40.
[79] Zizek 1999a, p. 237.
[80] Lukacs 1970 (1924), Chapitre 6.
[81] Zizek 1999a, pp. 211, 223-4.
[82] Balibar 1990.
[83] Voir en particulier Chomsky 1999.
[84] Butler, Laclau, Zizek 2000, p. 58.
[85] Idem.; . Zizek 1999a, pp. 174-82.
[86] Voir Butler, Laclau, Zizek 2000, pp. 59-64, pour une critique fine par Laclau de la tentative de Zizek de s’approprier Hegel. L’analyse définitive de la dialectique hégélienne demeure Rosen 1982.
[87] Butler, Laclau, Zizek 2000, p. 227.
[88] Voir Zizek1989, Chapitres 2 et 6.
[89] Callinicos 2000b.
[90] Bensaïd 2000, p. 187.
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