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Grande-Bretagne : retour sur la réforme de la protection sociale et du travail de 2015
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.contretemps.eu/grande-bretagne-reforme-protection-sociale/
Dans ce septième article d’une série consacrée à la situation politique en Grande-Bretagne, Thierry Labica décrit la logique et les effets des réformes de la protection sociale et du travail mises en œuvre en 2015.
À (re)lire les six précédents articles :
– 6e partie : Politiques de la cruauté : « austérité » et ingénierie sociale coercitive
– 5e partie : Détruire l’ennemi (III) : Les âmes perdues du travaillisme : la base du parti
– 4e partie : Détruire l’ennemi (II) : travaillisme officiel, putsch raté et fièvre politicidaire
– 3e partie : Détruire l’ennemi (I) : les conservateurs et les forces médiatiques
– 2e partie : Jeremy Corbyn, le contretemps. Sur la crise du parti travailliste britannique en 2016
– 1ere partie : Référendum en Grande-Bretagne sur l’UE : le groupe parlementaire travailliste, ou un certain goût du désastre
Pendant l’été 2015, Iain Duncan Smith, toujours à la tête du DWP (ministère du travail et des retraites), a défendu un nouveau projet de réforme de la protection sociale[1] dont l’objectif prioritaire était d’obtenir une économie de 12 milliards de livres sterling à l’horizon 2019-2020 en taillant dans les prestations sociales et les crédits d’impôts. Ce projet de coupe massive, s’il illustre et prolonge une orientation austéritaire maintenant familière, a cependant représenté un saut qualitatif notoire et constitue un élément important pour la compréhension de la conjoncture politique récente.
Rappelons d’abord que cette réforme préconisait un plafonnement des allocations affectant directement les foyers et individus les plus pauvres ; elle abroge une grande partie de la loi de 2010 sur la pauvreté infantile dont elle abandonne les engagements formels quant au projet de son élimination d’ici 2020. Ces engagements incluaient la publication (pour le ministre concerné) d’une stratégie trisannuelle de lutte contre la pauvreté infantile, ainsi que des mesures d’accroissement des revenus des familles[2]. La réforme redéfinit maintenant la pauvreté infantile de manière restrictive, en considérant notamment que la pauvreté est essentiellement liée à l’absence d’emploi, et en partant du principe selon lequel les dispositifs d’allocations eux-mêmes tendent à la perpétuer.
En cela, toute la démarche, aux accents certes familiers, repose sur cette ignorance volontariste d’un fait pourtant bien documenté et qu’il ne faut pas craindre de répéter : sur les 4 millions d’enfants vivant dans la pauvreté[3] au Royaume-Uni en 2017, les deux tiers grandissent dans des familles dans lesquelles une personne au moins a un emploi. La réforme prévoyait de restreindre la part enfant du crédit d’impôt universel et de limiter à deux le nombre d’enfants à charge donnant accès à un crédit d’impôt, comptant ainsi inciter les foyers allocataires de prestations sociales à ne pas avoir plus de deux enfants. Elle proposait également le gel d’une série de prestations sociales pour quatre ans.
Restait cependant le principal objectif déclaré de ce projet, à savoir une refonte des prestations maladie-invalidité devant conduire un million de personnes en incapacité permanente de revenir sur le marché du travail. Il s’agissait alors de réduire de 30 % la prestation maladie ESA (Employment and Support Allowance), jugée « passive » et « non-incitative », pour l’aligner sur l’allocation chômage. Ainsi, l’ESA devait passer de 102,15 livres sterling à 73,10 livres sterling par semaine.
Cette prestation concerne les personnes handicapées ou malades, dans l’incapacité de travailler ou nécessitant une aide pour reprendre le travail, soit, environ 2,5 millions de personnes au Royaume-Uni. Elle est attribuée, depuis 2008, sur la base d’un test « d’évaluation de l’aptitude au travail » mise en œuvre par les travaillistes en 2008. Celles et ceux qui la perçoivent, suite à l’évaluation doivent se préparer à reprendre un emploi, sans toutefois être tenu de travailler. Les autres, jugés aptes au travail, basculent vers l’allocation chômage.
Comme pour le plafonnement restrictif des prestations sociales destinées aux foyers à faibles revenus, la réduction de l’ESA repose sur l’idée que ces allocations incitent à la passivité, deviennent un « choix de vie » contre lequel il faudrait réaffirmer que « le travail, c’est la santé ». Malheureusement, et comme le ministère concerné dut lui-même finir par le reconnaître, la remise contrainte et forcée de personnes malades ou handicapés sur le marché du travail n’avait pas jusque-là confirmé l’adage, bien au contraire. A partir de 2011, la coalition conservatrice-libérale démocrate au pouvoir entreprit, avec son « Work Programme », d’étendre les « évaluations de l’aptitude au travail » en vue de recontrôler des personnes handicapées ou malades dont le statut n’avait pas été remis en cause jusque-là.
Sous le ministère de Iain Duncan Smith, environ un 1,5 millions de personnes devaient maintenant être à nouveau soumises à un test d’évaluation (à points) rendu plus restrictif ; plus de points, par exemple, pour qui éprouvait des difficultés à se déplacer mais pouvait néanmoins le faire en ayant recours à une chaise roulante. Les nouvelles évaluations, toujours externalisées auprès de l’entreprise Atos, furent rapidement reconnues pour ce qu’elles étaient : un régime de sanctions destiné à faire passer le plus grand nombre possible d’allocataires de la garantie incapacité de travail vers l’allocation chômage, moins élevée, et devant permettre une économie anticipée aux alentours de trois milliards de livres sterling par an.
Si cet objectif fut poursuivi, encore une fois, au nom de la modification des comportements et de choix de vie, et du soutien aux personnes handicapées par le retour au travail, les conséquences ont souvent été jugées inquiétantes ou simplement calamiteuses. Des centaines de milliers de personnes déjà diagnostiquées ont été confrontées à des tests intrusifs au service d’une logique de suspicion et de punition, pouvant se traduire par des pertes de prestations allant jusqu’à trois années. L’entreprise (Atos) en charge de ces « réévaluations » s’est vue bientôt dénoncée, en 2013, par des personnels qui en avaient démissionné en réponse à la politique du chiffre qui leur était dictée. Début 2015, le contrat avec Atos dut être rompu et transféré à une autre entreprise (Maximus).
Enfin, au cours de l’année 2015, une étude sur l’impact des tests d’aptitude au travail[4] fut demandée par le ministère du travail et des retraites. Les chercheurs des universités de Liverpool et d’Oxford qui la réalisèrent montrèrent que non seulement les personnes déclarées aptes passaient de l’inactivité au chômage sans trouver d’emploi, mais en outre, que les tests s’accompagnaient d’un accroissement notoire des suicides (590 cas supplémentaires), de la souffrance mentale (279 000 cas supplémentaires) et des prescriptions d’antidépresseurs (725 000) entre 2010 et 2013.
Selon les statistiques publiées par le ministère[5], entre 2011 et 2014, 2380 allocataires des prestations pour incapacité-invalidité (ESA) sont décédées après avoir été jugées « aptes au travail » suite au test de « réévaluation ». Les dénégations officielles quant au lien causal entre les « réévaluations » et la mortalité des allocataires de l’ESA n’ont pas pu contenir l’indignation et le flot de critiques venues, pour commencer, des associations de malades et de handicapés directement concernées. Cette hostilité parut d’autant plus inévitable qu’en mars 2015, il apparut que les ressources des fondations pour la santé mentale du service de santé national avaient baissé de 8,25 % au cours des cinq années de la coalition, soit, 600 millions de livres sterling.[6]
Ces réformes du DWP depuis 2011 ont donc réussi à cumuler au moins six motifs de défiance majeurs : un objectif affiché de lutte contre la maladie et le handicap par le travail ignorant la réalité des problèmes existants de souffrance et de maladie au travail[7] ; une logique de suspicion inscrite dans le principe même de la réévaluation restrictive des situations déjà diagnostiquées; des questionnaires d’évaluation relevant de l’interrogatoire par leur longueur et leur caractère intrusif ; une gestion ministérielle externalisée en rupture avec les principes de l’éthique médicale et envahie par une « politique du chiffre » au service de restrictions austéritaires ; à quoi il faut ajouter, une administration ministérielle elle-même chaotique et dissuasive face aux demandes des allocataires faisant appel des décisions d’aptitude au travail ; et enfin, une communication ministérielle au caractère mensonger reconnu quand le ministère dut admettre pendant l’été 2015 que les témoignages édifiants de demandeurs pleins de gratitude pour les heureux bienfaits des sanctions (suppressions de prestations) dont ils avaient fait l’objet, étaient de pures inventions.[8]
Ces développements, auxquels s’ajoutaient maintenant les annonces de nouvelles coupes budgétaires et de restrictions accrues en matière de protection sociale pendant l’été 2015, furent jugés suffisamment préoccupants pour que les Nations-Unies, dans le cadre de leur convention sur les droits des personnes handicapées, jugent nécessaire de conduire une enquête sur « les violations systématiques et graves » contre les droits humains que pouvait représenter le traitement des malades et des handicapés par l’État britannique.[9]
Faux échec et vrai succès : pauvreté au travail et destruction des normes d’emploi
Il existe des raisons valables de considérer que cet ensemble de réformes (que viendra prolonger le Welfare Reform and Work bill de 2015), et l’approche du problème du chômage qu’elle comporte, est un échec : coûts de mise en œuvre, gaspillages des ressources dans la fabrication de ses outils numériques, scandales occasionnés par les termes et conditions de réévaluation des personnes malades ou handicapées, remises en cause de l’expertise des professionnels de santé, possible mortalité accrue de patients « réévalués », et au bout du compte, retardement de plusieurs années du plein déploiement du dispositif jugé d’une efficacité très incertaine par la commission de contrôle des dépenses publiques (National Audit Office) elle-même, fin 2016.[10]
La réforme de la protection sociale et du marché du travail engagée par le DWP est donc bien défaillante et inefficace si l’on accepte l’idée que son objectif réel et ultime est de résoudre le problème du chômage et de la pauvreté en garantissant notamment que le travail « paie » toujours mieux que les aides sociales. Ce genre de critique repose cependant sur l’attendu selon lequel la résorption du chômage et de la pauvreté auraient effectivement été la priorité du gouvernement conservateur britannique et de son ministre Iain Duncan Smith (jusqu’à sa démission en mars 2016).
A ce titre, et en se fondant sur l’affichage politique conservateur lui-même, cette critique manque son objet. C’est du moins ce qu’il parait possible d’affirmer si l’on veut bien d’abord tenir compte du déni sur lequel se fonde l’ensemble de l’approche de ces problèmes et qui oblitère une donnée connue du marché du travail britannique. Une grande partie des personnes vivant dans la pauvreté sont déjà dans l’emploi et leur nombre va croissant. L’un des facteurs en est le sous-emploi : entre 2008 et 2014, sur quarante emplois créés, un seul était à plein temps. Le sous-emploi qui ne concernait que 2,3 millions de travailleurs fin 2007, en atteignait 3,2 millions fin 2014.
Mais au-delà de la question du sous-emploi lui-même, il y a le fait que sur le marché du travail britannique, 39 % des travailleurs pauvres travaillent déjà à plein temps. L’image et l’attente d’un travail protecteur, d’un travail qui paie toujours mieux – et qui à ce titre devrait être plus attractif – que les aides sociales, pour tenter d’avoir cours, passe donc nécessairement par l’occultation d’un ensemble de situations et de tendances très prononcées qui ont pourtant fait l’objet de débat nationaux.
On pense par exemple aux inquiétudes liées à la croissance continue et rapide du nombre des contrats zéro-heure ; 747 000 en 2015 et 903 000 en 2016, soit une augmentation de 20 % en un an et 2,9 % de la main d’œuvre, selon le bureau des statistiques nationales britanniques. On pense également au problème toujours plus aigu des situations d’esclavagisme,[11] en dépit de l’émoi général justement occasionné par la noyade de 23 ramasseurs de coquillages, tous d’origine chinoise, dans la baie de Morecambe (Lancashire) en 2004. Si ce deuxième aspect concerne un nombre moindre de travailleurs et de travailleuses[12], il reste néanmoins symptomatique d’un répertoire des précarités au travail particulièrement diversifié.
Début 2017, le rapport de la fondation Joseph Rowntree, Monitoring Poverty and Exclusion 2016, montre qu’un travailleur sur huit vit maintenant dans la pauvreté, soit, 3,8 millions de personnes, en progression de 1,1 millions de personnes sur les dix dernières années. Selon le même rapport, 7,4 millions de personnes, dont 2,6 millions d’enfants, vivent dans la pauvreté en dépit du fait que les uns et les autres sont dans des familles qui travaillent.[13] Pour ce qui concerne la tendance lourde, une analyse faite pour le compte du TUC (Trade Union Congress) parue en février 2017, révèle que le nombre des travailleurs en situation d’insécurité professionnelle a augmenté d’un quart depuis 2011 et que l’effectif des personnes dans des contrats sans volume d’heures de travail garanti, ou dérogeant aux droits élémentaire des salariés, a augmenté de 660 000 au cours des cinq dernières années (de 27 %).
Précisons sur ce chapitre que l’État, sans surprise, reste présent et actif pour la subvention des très bas salaires ; la faiblesse de l’impôt sur ces revenus et les cotisations sociales non perçues, cumulées aux surcoûts liés aux dépenses induites par les aides au logement et les crédits d’impôts attribués à ces populations de précaires, représentent une dépense supplémentaire pour l’État britannique estimée à 4 milliards de livres sterling par an.[14]
Dans de telles conditions, la distinction générique en inactivité/pauvreté/exclusion et travail/indépendance financière/inclusion paraît largement brouillée et seuls des degrés élevés de violence symbolique peuvent encore en produire la plausibilité. On pense d’abord à une violence rhétorique qui passe à la fois, et de manière prévisible, par la surreprésentation politique, institutionnelle et médiatique d’un stéréotype déjà enraciné de longue date du « pauvre non-méritant », et par la sous-représentation (politique, institutionnelle et médiatique) du point de vue d’un monde social où se croisent des usagers de banques alimentaires, des militant.es d’organisations caritatives, des précaires de l’économie partiellement informalisée, des personnes sans ressources rencontrant des problèmes de santé de toute nature et des sans-emplois.
Nous verrons un peu plus loin le rôle critique qu’a joué le travaillisme officiel dans ce déséquilibre et cette inaudibilité relative des « pauvres non-méritants ». Mais sur ce terrain, une précaution reste à prendre. Un seuil de plausibilité minimale à l’opérationnalité de la réforme du DWP est atteint par distorsion plutôt que par pure invention et imposition d’un discours, et il faut reconnaitre que le projet de réforme de la protection sociale se nourrit d’un fond de vérité incontestable et même familière. Duncan Smith n’a, en effet, que des raisons objectives de vouloir faire appel au « sentiment » ou « à l’impression » d’une captation inique et généralisée de la richesse créée par le travail et qu’une injustice doit en conséquence être réparée.
La mobilisation des affects de classe est bel et bien légitime, à cette légère nuance près qu’en lieu et place du vampirisme bancaire, de l’accroissement titanesque des très hauts revenus et de l’industrie de l’évitement et l’évasion fiscales, les travailleurs qui payent leurs impôts sont invités à se dresser contre les plus pauvres, ce qui veut dire, dans nombre de cas, contre eux-mêmes ou contre ce qu’il pourrait advenir d’eux-mêmes. Le « sentiment » et l’ « impression » d’un parasitisme inique, d’une perversion sociale et morale de « non-méritants » notoires ne jaillissent pas de nulle part et forment l’expression quasiment adéquate de tendances lourdes, souvent connues mais difficilement représentables pour soi, au moins du fait de l’incommensurabilité des ressources accaparées.
Deux remarques encore sur ce déplacement fantasmatique. D’abord, il appartient à un répertoire familier parce que sans cesse répété, rejoué, jusqu’à avoir acquis la force d’une ancienne doxa à travers laquelle se formule l’idée du juste : il ne peut pas être juste que des gens qui ne travaillent pas, ne veulent pas travailler, mènent la belle vie aux dépends des britanniques qui « se lèvent tôt » (« alarm clock Britons ») ; de la même manière qu’il ne peut pas être juste que les fonctionnaires bénéficient de pensions de retraites « plaquées or » (« gold-plated pensions ») ; ou que les migrants bénéficient d’allocations pour lesquelles ils n’auraient en rien contribué ; ou qu’une « culture de l’indemnité » fasse que tout un chacun cherche à obtenir de gains de loterie en engageant des litiges à tout propos.
Mais pour s’en tenir, pour l’instant, à la première de ces superstitions, il faut compléter ce qui a été dit jusqu’ici d’une donnée cruciale et très largement occultée. Outre le fait que nombre d’allocataires statistiquement pauvres travaillent, un grand nombre d’ayants droit ignorent ou renoncent à leurs droits. Une enquête menée en 2016 par l’organisation caritative Turn2us a montré que près de la moitié (48 %) des familles à faibles revenus ne font pas valoir les allocations et les crédits d’impôts auxquels elles pourraient avoir droit. Les sommes ainsi non redistribuées atteignent les 15 milliards de livres sterling par an. Turn2us explique entre autres que
[P]rès des trois cinquièmes (57 %) de personnes qui ne perçoivent ces aides déclarent qu’ils ont été dissuadés de vérifier ou de réclamer des allocations éventuelles parce qu’ils ne pensaient pas y avoir droit. En outre, plus d’un cinquième (22 %) des familles avec enfants déclarent ne pas être sûres des démarches à entreprendre et des administrations auprès desquelles obtenir ces aides, tandis qu’un quart (25 %) des personnes handicapées se disent découragées par la complexité induite par les récentes réformes de la protection sociale. […] Résultat, plus des quatre cinquièmes (81 %) ne se sont pas renseignés sur les allocations auxquelles ils pourraient avoir droit au cours de l’année précédente. Les pourcentages les plus élevés concernent les travailleurs à plein temps (86 %) et à mi-temps (87 %), et semblent alors indiquer que les uns et les autres ne sont peut-être pas au fait des aides pour les personnes dans l’emploi et destinées à compléter leur bas salaires. […] En outre, les deux-tiers (66 %) n’envisageraient pas de s’informer des leurs droits à des aides si leur revenu devait baisser, et seulement 4 % feraient appel à une organisation caritative pour obtenir de l’aide. Cependant, près des deux cinquièmes (37 %) déclarent qu’ils réduiraient leur consommation de gaz, d’électricité et d’autres ressources de première nécessité, et près d’un tiers (30 %) réduiraient leurs dépenses alimentaires.[15]
Ainsi, nombres de personnes pauvres travaillent, peuvent même être contraintes à travailler gratuitement ; par découragement, par ignorance, par crainte des stigmatisations importantes liées aux aides sociales, nombre d’entre elles et eux renoncent à leurs droits, envisagent de s’infliger même des privations supplémentaires ; et ces mêmes populations servent également de déversoir du ressentiment social. Devant d’aussi grands mérites du pauvre « non-méritant », difficile de ne pas crier au miracle.
Il faut alors considérer que la réforme du DWP, dans son irrationalité gestionnaire et son extravagance argumentaire, est un succès. L’écrasement symbolique de classe qu’elle opère permet deux gestes complémentaires que l’Etat britannique accomplit avec un savoir-faire qu’il faut savoir lui reconnaitre : la distribution au capital et l’aménagement stratégique d’une main œuvre abondante à prix cassés dans un cadre de normes d’emploi de plus en plus aléatoires. Il y a distribution au capital, en l’occurrence, par l’érosion accélérée de la base logistique de services publiques eux-mêmes et en délégant une partie des responsabilités et avec elles, de vastes ressources financières au secteur privé. Pour la main d’œuvre à prix d’ami, les choses sont assez simples : l’exercice de la violence à l’encontre des plus pauvres et des plus exposés peut maintenant prendre la forme d’un régime punitif des sanctions renforcées s’accompagnant de baisses significatives, voire de suppressions pures et simples, de revenus.
Ce régime a commencé avant même la mise en route du Work Programme et du crédit universel. Dès mars 2011, les conseillers des agences pour l’emploi pouvaient procéder au placement obligatoire de demandeurs d’emploi « nécessitant un soutien supplémentaire pour retrouver le chemin du travail ». Lorsque les conseillers le jugent opportun, les demandeurs d’emploi pouvaient maintenant être en placement obligatoire trente heures par semaine pendant quatre semaines tout en ayant obligation de continuer à chercher un emploi. Les allocataires n’effectuant pas leurs trente heures hebdomadaires sans raison valable pouvaient alors perdre leur allocation chômage pour une période d’au moins trois mois.
Ainsi, au nom du principe selon lequel le travail doit être toujours plus rémunérateur que les prestations sociales, les services du DWP ont visé à intensifier les remises forcées sur le marché du travail, sans salaire. L’État, en d’autres termes, participe directement, par le biais des placements obligatoires, à la promotion du travail gratuit. Or, il faut noter que cette approche du problème du chômage prolonge et valide une tendance déjà marquée sur le marché du travail britannique avec la pratique de ce que divers chercheuses et chercheurs appellent sobrement le « vol de salaire » (« wage theft »). Pour un ordre de grandeur, selon une étude du TUC, le volume d’heures supplémentaires non payées atteindrait les 33,6 milliards de livres sterling au bénéfice des employeurs pour l’année 2016.[16] Ce qui nous ramène aux tendances du marché du travail à bas prix déjà évoquées et aux formes de fragmentation et de coercition qui le constituent et le reproduisent dans le cadre d’une ingénierie de l’État-providence-à-l’envers.
Deux développements particuliers, au cours de l’année 2013, sont venus approfondir le travail d’érosion continue des protections existantes et de mise à nu. L’un concerne les remises en cause gouvernementales des normes de santé et de sécurité au travail au nom de la lutte contre la « culture de l’indemnité » (« compensation culture »). L’autre touche aux nouvelles conditions de recours aux chambres prudhommales (employment tribunals).
Notes
[1] Welfare Reform and Work Bill
[2] Auxquelles la réforme de 2015 substitue des mesures visant à promouvoir les « chances de réussite dans la vie » (« life chances »).
[3] Soit 30 % des enfants du Royaume-Uni. « Households Below Average Income : An analysis of the UK income distribution 1994/5 – 2015/16 », Department of Work and Pensions, 16 mars 2017, https://www.gov.uk/government/
[4] B Barr et al., “Fit-for-work or fit-for-unemployment? Does the reassessment of disability benefit claimants using a tougher work capability assessment help people into work?” Journal of Epidemiology and Community Health, nov.2015 http://jech.bmj.com/content/early/2015/12/08/jech-2015-206333.short?g=w_jech_ahead_tab&trendmd-shared=0
[5] “Mortality Statistics : Employment and Support Allowance, Incapacity Benefits or Severe Disablement AllowanceAdditional information on those who have died after claiming Employment and Support Allowance (ESA), Incapacity Benefit (IB) or Severe Disablement Allowance (SDA ”, Department of Work and Pensions, août 2015.
[6] Andy McNicoll, “Mental help trust funding down 8 % despite coalition’s drive for parity of esteem”, CommunityCare, 20 mars 2015, http://www.communitycare.co.uk
[7] Selon l’agence gouvernementale de santé et de sécurité (HSE) pour l’année 2014-2015, on a recensé, entre autres, 611 000 accidentés du travail, 1,2 millions de personnes dont les maladies sont liées au travail. Pour l’année 2013-2014, le coût des maladies et accidents du travail s’élève à 14,3 milliard de livres sterling. http://www.hse.gov.uk/statistics/
[8] “DWP admits using ‘fake’ claimants in benefit sanctions leaflet”, BBC, 18 août 2015: http://www.bbc.com/news
[9] Cette enquête est la première du genre. Le rapport ne sera disponible qu’en 2017. Cf, « The UN Inquiry into the Rights of Persons with Disabilities in the UK » by Benjamin Politowski, Briefing Paper 7367, House of Commons Library, 10 février 2016. NB: cette démarche des Nations-Unies a pu sembler d’autant plus significative qu’elle intervenait dans un contexte où le gouvernement conservateur projetait d’abroger le Human Rights Acts adopté sous les travaillistes en 1998 et basé sur la Convention européenne des droits de l’homme. Le projet a dû être ajourné dès lors qu’il paraissait peu compatible avec la perspective de la défense du maintien dans l’UE pour laquelle le premier ministre conservateur, David Cameron, allait bientôt faire campagne dans la perspective du référendum alors prévu pour juin 2015. Supprimer la loi de 1998 consistait à rompre le lien formel entre les cours de justice britannique et la cour européenne des droits de l’homme, rupture qui aurait alors paru militer en faveur d’une sortie de l’UE au moment du référendum. On sait ce qu’il advint, en dépit de ces précautions tardives.
[10] « No evidence welfare sanctions work, says National Audit Office », The Guardian, 30 novembre 2016, https://www.theguardian.com/politics/
[11] Cf. Alistair Geddes, Gary Craig and Sam Scott, with Louise Ackers, Olivia Robinson and Diane Scullion, Forced Labour in the UK, étude commandée par la fondation Joseph Rowntree, juin 2013, et le rapport de la fondation Joseph Rowntree, Forced Labour in the UK, 2014, http://www.gla.gov.uk/media/1584/jrf-forced-labour-in-the-uk.pdf
[12] Le ministère de l’intérieur britannique estimait que le nombre de victimes d’esclavage au Royaume-Uni se situait entre 10 000 et 13 000 personnes en 2013. Le Parlement britannique a adopté une loi sur l’esclavage moderne en mars 2015.
[13] Au Royaume-Uni, 13,5 millions de personnes vivent dans la pauvreté, soit 21 % de la population. Cf. Monitoring Poverty and Social Exclusion, 2016, Joseph Rowntree Foundation, https://www.jrf.org.uk/report/monitoring-poverty-and-social-exclusion-2016
[14] « More people than ever now in insecure work, says TUC », Labour Research, mars 2007.
[15] « Benefits aware campaign launches today. Half of low income households at risk of missing out on vital welfare benefits », 10 mai 2016 https://www.turn2us.org.uk/About-Us/News/ .
[16] Selon cette même étude, 5,3 millions de personnes effectuent en moyenne 7,7 heures supplémentaires hebdomadaires non-payées. Cette moyenne s’élève à 12,1 heures dans l’éducation. Ceci tient en partie au fait que dès avant le Brexit, il était possible d’« accepter » de renoncer à la limitation du temps de travail à 48h par semaine. Il en résulte que le Royaume-Uni occupe la première place européenne en matière de durée moyenne du temps de travail. « Long-hours culture puts workers at risk », Labour Research, avril 2017. Le vol de salaire est une institution capitaliste par excellence dont on a le droit de ne jamais – et pourtant le devoir de toujours -s’étonner. Il vaut la peine, dans tous les cas, de songer à mettre en regard le nombre des journées de travail non-travaillées chaque année pour cause de grèves (quelques centaines de milliers au mieux ces dernières années) et celui des journées de travail « données » (par millions) gratuitement aux employeurs. Ce rapprochement instructif ne parait faire l’objet d’aucune attention particulière dans le débat public jusqu’ici.