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Extrait de "Les Pays-Bas et la guerre d’Algérie" de Niek Pas
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.contretemps.eu/trotskistes-pays-bas-liberation-algerie/
Niek Pas (traduit du néerlandais par Annette Eskenazi), Les Pays-Bas et la guerre d’Algérie, Editions barzakh, Alger, 2013.
À (re)lire un article de Selim nadi sur Sal Santen : « À propos de Sal Santen (1915 – 1998) : trotskyste juif hollandais anticolonialiste ».
L’affaire Santen-Raptis
Parmi tous les groupes engagés idéologiquement aux Pays-Bas – mais aussi ailleurs – dans la lutte pour la libération des Algériens, les révolutionnaires de stature mondiale étaient le plus fortement impliqués dans l’apport d’un soutien direct et clandestin. Depuis les Pays-Bas, ce soutien revêtait diverses formes.
En premier lieu, au milieu de l’année 1960, les trotskistes néerlandais collaborèrent à l’organisation, au Maroc, de quelques fabriques d’armes pour le FLN. La livraison des produits semi-finis nécessaires à la production d’armements (mortiers, grenades, mitraillettes) s’effectuait surtout depuis Groningue. Des ouvriers algériens et une foule hétérogène d’étrangers, constituée de Britanniques, Grecs, Allemands et d’Algériens, assuraient la production. De plus, quelques métallurgistes néerlandais se rendirent au Maroc, parmi lesquels Wim de Bruin et Max Plekker. Au demeurant, on peut se demander si et dans quelle mesure, les armes de fabrication artisanale ont rendu de grands services au maquis algériens ou aux militaires de l’ALN résidant en Tunisie. Ces opérations avaient surtout valeur de propagande. Le chef de la Wilaya V, Houari Boumédiène, et divers ministres du GPRA se rendirent en visite sur place. Des photos et cartes postales de la fabrication et des armes furent distribuées aux combattants.
Des trotskistes néerlandais devaient aussi s’engager autrement, de façon spectaculaire, dans la guerre de libération algérienne. Au début de l’année 1959, la fédération de France du FLN décida de faire imprimer de grandes quantités de faux billets et de les mettre en circulation par l’intermédiaire d’immigrés algériens en France. Le mouvement de libération espérait ainsi récolter des dizaines de millions de francs pour financer son combat. Etant donné que la fédération était déjà en contact avec Michel Raptis dit « Pablo » pour la fabrication de papiers d’identités, elle pria le chef de la IVe Internationale de se charger de l’aspect technique du processus d’imprimerie[1]. Or, Raptis s’était installé à Amsterdam en 1958, lorsque la situation était devenue trop dangereuse pour lui en France. Il collaborait étroitement avec Sal Santen, le sténographe et secrétaire de la IVe Internationale. A la demande de Raptis, Santen forma un collectif de faussaires et d’imprimeurs par le biais de ses contacts dans l’ancienne Résistance. Les épreuves furent fabriquées aux Pays-Bas par l’ancien résistant et lithographe Albert Oeldrich. Cependant, pour des considérations logistiques, la fédération décida que l’impression proprement dite se ferait dans l’arrière-pays de la 7e Wilaya, en République Fédérale allemande. Une imprimerie fut installée à Osnabrück.
Mais dès que les préparatifs furent achevés et les rotatives prêtes à tourner, en 1960, la police de RDA démantela le réseau. Il s’avéra que les services secrets allemand et néerlandais étaient au courant des projets jusque dans les moindres détails. Il y avait eu trahison. Cela donna lieu en 1960 et 1961 à plusieurs procès en République Fédérale allemande et aux Pays-Bas, à Groningue et à Amsterdam. Contrairement au procès de Groningue (sur la production de produits semi-finis pour les manufactures d’armes au Maroc), l’affaire d’Amsterdam attira la plus grande attention, au niveau national et international. Cette affaire fut connue sous le nom de « procès Raptis-Santen », ou « procès des faux-monnayeurs ». La justice accusait Santen et Raptis de fabrication de fausse monnaie, faux et usage de faux et infraction à la loi sur les armes à feu (incitation à l’achat aux Pays-Bas de pièces pour des armes destinées au FLN).
En fait, avec l’affaire Santen-Raptis 1960-1961, les Pays-Bas se retrouvèrent directement impliqués dans la guerre d’Algérie. En accord total avec la ligne suivie par le gouvernement néerlandais concernant la question algérienne, la justice adopta une position formaliste. Tandis que le procureur tentait de boucler l’affaire contre Santen et Raptis, divers groupes de sympathisants organisèrent des actions de solidarité. A la fin de l’année 1960, les intellectuels néerlandais s’associèrent au sein d’un Comité Santen-Raptis, dont le trotskiste Maurice Ferares formait le pivot administratif. Le Secrétariat International de la IVe Internationale était hébergé pendant quelques temps dans l’appartement de Ferares. Ses actions incluaient l’expédition de lettres de protestation, la rédaction de pamphlets et la mise en circulation d’une pétition. Cette pétition fut signée par un millier de personnes. Le comité Actie Informatie Algerije, Socialistisch Perspectief et Vrij Nederland soutenaient cette démarche.
Parallèlement, une génération d’étudiants plus jeunes apporta la preuve de son engagement pour la cause Santen-Raptis. Divers acteurs de Politeia et Sietse Bosgra appartenaient à ce groupe. Tout comme le Comité Santen-Raptis, ils bombardaient la presse de pamphlets, mais les étudiants plaçaient la question algérienne dans une perspective plus large, celle de l’opposition à l’oppression dans le Tiers Monde, en particulier en Angola et en Afrique du Sud. En outre, leur ton était plus véhément. Dans une déclaration, ils affirmaient que l’on se trompait de « justiciables » : « Ce n’était pas Santen et Raptis qui devaient être sur le banc des accusés, mais Luns, [le ministre de la justice Albert] Beerman et leurs alliés. » Dans l’optique des jeunes radicaux, par son « silence » et ses « lâches rumeurs », le gouvernement néerlandais était coresponsable de « l’horrible oppression » des Algériens, des Angolais et des Sud-Africains qui luttaient tous pour leur liberté. A leurs yeux, l’attitude de la justice dans l’affaire Santen-Raptis soulignait tacitement le soutien néerlandais au comportement de la France envers l’Algérie.
Des voix pour protester s’élevaient aussi, désormais, parmi les acteurs politiques de La Haye, et plus vigoureusement qu’auparavant. Au Sénat, le sénateur et avocat George Cammelbeeck fit remarquer que la détention provisoire de Santen et Raptis dépassait « bien largement » les « proportions normales » aux Pays-Bas. Il ne comprenait pas pourquoi il avait fallu attendre si longtemps avant que la justice ne reçoive de la France les informations nécessaires à l’instruction du dossier. Cammelbeeck, un ancien résistant, était l’un des trois avocats durant le procès, chargés de la défense des deux prévenus.
Autre particularité du procès Santen-Raptis : pour la première fois, des comités de soutien se mettaient en place dans les milieux d’opposition français. Le mathématicien Laurent Schwartz, président du comité Audin, prit contact notamment avec le journaliste Claude Bourdet, l’écrivain et journaliste Claude Roy et l’historien Pierre Vidal-Naquet. Ils s’associèrent dans une pétition qui demandait aux autorités françaises de libérer les deux trotskistes. Pendant le procès, Schwartz se rendit à Amsterdam pour déposer en tant que témoin à décharge.
Fait nouveau durant la préparation et la tenue du procès Santen-Raptis : les premières manifestations eurent lieu dans divers lieux d’Amsterdam pour exiger la libération de deux prévenus et militr en faveur de l’Algérie libre. Le 11 décembre 1960, une centaine de jeunes manifestèrent devant le consulat de France à Amsterdam avec des banderoles portant l’inscription « Stop moord in Algerije » (arrête les meurtres en Algérie). La police donna la charge et arrêta trois manifestants. Six mois plus tard, en juin 1961, Politeia joua un rôle moteur lors des manifestations. Des étudiants couvrirent la façade du palais de Justice d’affiches sr lesquelles on lisait : « Liberté pour l’Algérie ». Des dizaines de jeunes manifestaient en « homme-sandwich » avec des panneaux tels que « Main Rouge – BVD : bonnet blanc et blanc bonnet », « Algérie six années de guerre : deux millions dans des camps de concentration, un million de morts » et « Beerman juge à la française », « Plus d’un an de détention provisoire pour Santen et Raptis. »
Finalement, le procès de Santen et Raptis montra clairement que la protestation contre la guerre d’Algérie prenait sa source dans la résistance à la Seconde Guerre mondiale. Dans sa plaidoirie finale, l’avocat de Santen indiqua : « Son tempérament et le passé l’obligent à agir. Pendant la guerre, contre les Allemands, après la guerre, pour les Algériens. Au fond, pour lui, c’est toujours la guerre. » D’après Santen, tout comme les juifs de 1940 à 1945, les Algériens étaient « proscrits et hors-la-loi ». Quant à lui, il avait perdu une bonne partie de sa famille pendant la guerre. De plus, les activités en faveur du FLN se déroulaient dans la même atmosphère de clandestinité et de secret que pendant la guerre. Santen trouvait parfois pénibles ces activités interdites par les autorités, bien que légales, comme il le nota dans son livre Poste-restante rood (poste restante rouge, 1986).
Un autre aspect de ce procès le liait à la Seconde Guerre mondiale. Dans les cercles de gauche, l’arrestation des deux trotskistes et leur longue détention provisoire leur conféra le statut de héros : Santen et Raptis étaient considérés comme des résistants après la guerre. L’hebdomadaire Vrij Nederland donna à Fons Hermans, devenu entre-temps la conscience de la résistance algérienne aux Pays-Bas, toute latitude pour exprimer ce point de vue. Dans un article du 8 avril 1961, Hermans comparait les activités clandestines de Santen et Raptis à celles de la Résistance néerlandaise. D’autres commentaires dans la presse d’extrême gauche montrent aussi à quel point c’était, pour ainsi dire, comme si on livrait de nouveau bataille contre le national-socialisme. Dans son édition du 15 juin 1961, Socialistisch Perspectief parlait du « crime » de Santen et Raptis qui avait consisté à aider les « résistants algériens en enfreignant la loi néerlandaise :
La guerre pour la libération de l’Algérie dure déjà depuis six ans et demi. Le peuple algérien a perdu un million de morts. Le gouvernement français – notre allié dans l’OTAN – détient deux millions d’Algériens dans des camps de prisonniers, vrais camps de concentration. Au sein de l’armée française, certains éléments ont repris les méthodes des nazis (torturer et « abattre les individus en fuite », « en faire disparaître » et réduire en cendre des villages entiers) et ils se revendiquent en disciples des Nazis qui dépassent leurs maîtres dans la perfection de leurs méthodes. Santen et Raptis ont estimé – à juste titre – que seule la victoire des Algériens pourrait mettre fin à ces procédés.
Le procès, qui se déroula du 21 au 28 juin 1961, se situait aussi dans l‘ombre de la guerre. La défense tenta, par toutes sortes de moyens, d’appliquer le cadre moral de la Seconde Guerre mondiale à la guerre d’Indépendance algérienne. Dans sa plaidoirie finale, George Cammelbeeck compara explicitement les activités de Santen à celles de l’ancienne résistance néerlandaise :
Quelle aurait été la réaction aux Pays-Bas si, pendant la guerre, un Néerlandais ou un étranger avait commis en Suisse des actes illégitimes dans le but de soutenir la Résistance néerlandaise et si ces actes avaient été suivis d’une lourde condamnation ? Imaginez un instant que, de 1933 à 1945, mon client, Sal S., ait commis des crimes pour lutter contre les persécutions subies par les juifs en Allemagne et qu’il ait été condamné pour ces faits. On n’échappe pas à ces comparaisons en alléguant, comme l’officier le fait tout simplement, que c’était lors la guerre. Aujourd’hui, c’est de nouveau la guerre. L’Algérie est en guerre avec la France.
Les avocats convoquèrent en tout seize témoins à décharge. En fin de compte, les efforts de la défense, des divers comités de soutien et les manifestants eurent une influence minime sur le verdict. Santen et Raptis furent jugés coupables de fabrication de fausse monnaie et condamnés à 15 mois de prison. Après déduction de la détention préventive, qui avait duré 13 mois en tout, les deux militants trotskistes sortirent de prison à la fin de l’été 1961. Lors de l’Indépendance de l’Algérie, Michel Raptis devint conseiller du président Ben Bella. Après le procès, Santen resta quelque temps actif pour la IVe Internationale jusqu’à ce que, déçu, il tourne le dos au socialisme révolutionnaire.
Le procès des faux-monnayeurs, les manifestations, les réactions de la police, ajoutés à la publicité que cette question avait suscitée, tout cela fait que la période qui s’étend de décembre 1960 à juillet 1961 s’inscrit dans les moments déterminants où la question algérienne pénétra la société civile néerlandaise.
Publié avec l’aimable autorisation de l’auteur et des éditions barzakh.
Note
[1] « Solidarité étudiante à Sakiet », L’Etudiant, vol. 3, n°4, septembre-octobre 1959, p. 4-6.