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Socialisme, démocratie et parti. Réflexions à propos de la Révolution russe

Lien publiée le 11 août 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.contretemps.eu/socialisme-democratie-parti-revolution-russe/

Par Patrick Le Moal

1917 reste un moment de basculement qui n’a guère de précédent dans l’histoire mondiale – sinon sans doute la Révolution française de 1789-1794 – et dont il nous faut tirer les leçons mais, chaque génération faisant face à des problèmes nouveaux, il nous faut refaire sans cesse un travail d’assimilation et d’interprétation des événements passés. C’est à ce prix que la Révolution russe peut encore beaucoup nous apprendre et à nous aider à penser – par ses accomplissements mais aussi par ses échecs – une transformation sociale émancipatrice.

Pour alimenter nos réflexions, il importe en premier lieu d’éviter une histoire préécrite et remâchée, qui tourne bien souvent en célébration obsessionnelle de glorieux ancêtres (chaque tradition politique a d’ailleurs les siens). Il nous faut donc revenir au processus révolutionnaire lui-même, au mouvement d’affranchissement, et comme le dit Eric Aunoble « rendre leur statut d’acteurs à ceux qui ont vécu les événements, pour essayer de retrouver leurs raisons d’agir ».

Celui-ci ajoute : « Cette orientation de recherche obéirait non seulement à un intérêt pour le passé, mais aussi à la nécessité de penser la transformation sociale à venir. Il y a certes peu de chance que la révolution russe redevienne un enjeu politique central, car le fil de la transmission militante a été rompu depuis longtemps. Inactuelle elle n’est pourtant pas devenue anachronique ».

L’ampleur du processus révolutionnaire

Les débats sur la Révolution Russe se limitent fréquemment à l’année 1917, quand ce n’est pas Octobre 1917, voire même les « Dix jours qui ébranlèrent le monde »2. Cette période du basculement d’un pouvoir à un autre est décisive, sans aucun doute, comme nous y reviendrons. Mais il est tout aussi essentiel de prendre pleinement en compte l’ampleur du processus révolutionnaire qui a secoué la Russie pendant de longues années. La crise révolutionnaire de 1917 venait de loin, avait une profondeur du même type que celle qui a nourri la révolution chinoise tout au long de la première moitié du 20e siècle, ou encore la Révolution française entre la fin du 18e siècle et la fin du 19e siècle.

Un historien russe, le Baron Boris Nodle3, avance l’idée que la révolution de 1917 est l’achèvement de la réforme agraire du 19 février 1861, qui avait émancipé les serfs privés, organisé la remise d’une partie des terres seigneuriales à leur profit, administrées par les mir (collectivités rurales)et qui prévoyait que le partage des terres entre paysans et seigneurs devrait être périodiquement discuté4.

C’est à cette période qu’apparaît le mouvement populiste (narodnik), convaincu que la paysannerie serait la base du socialisme au terme d’une révolution violente implacable. Il organise de nombreux actes terroristes contre l’autocratie. Pour Tony Cliff, la tentative d’assassinat du tsar du 4 avril 1866 par l’étudiant Dimitri Karakozov peut avoir été le premier acte de la révolution5. Orlando Figes6 estime quant à lui que c’est à la suite de la grande famine de 1891 que le conflit entre la société qui devenait « plus urbaine, plus éduquée et complexe, et une autocratie fossilisée qui n’accédait pas à ses revendications politiques…devint pour la première fois aigu -révolutionnaire en vérité- ». Léon Trotsky fixe quant à lui le prologue de la Révolution russe en 1905.

Et la fin de la révolution, peut-on la fixer en 1921/1922 à la fin de la guerre civile, en 1923 à la fin de la poussée révolutionnaire en Allemagne, en 1924 à la mort de Lénine, ou au moment où Staline prend le contrôle total du parti ?

Sans prétendre trancher cette question au détour d’un article, il est clair qu’il n’est pas possible de résumer la Révolution russe à son moment de basculement, entre février et octobre 1917. L’analyse de ces mois décisifs est essentielle, mais on ne peut comprendre cette période sans analyser les processus en cours depuis au moins une dizaine d’années, et sans intégrer la suite de la Révolution, au moins pendant toute la guerre civile.Le processus révolutionnaire fut extrêmement profond. L’insurrection anonyme de février 1917 est un soulèvement spontané. La révolution est discutée avant la prise du pouvoir d’octobre dans des meetings, les journaux ; elle met en branle des millions d’ouvriers, de soldats, de paysans qui se soulèvent, refusent l’obéissance, enfreignent les ordres, affirment leurs droits pendant des années. Deux témoignages, parmi des milliers, illustrent la force de cette révolution, amplifiée par le brassage dans les armées qui ont mobilisé plus de la moitié des hommes adultes :

– Un soldat : « C’est qu’avant je ne savais pas à quel point les riches vivaient bien. Ici [au front] on a commencé à nous loger dans des maisons réquisitionnées et j’ai vu à quel point c’était bien; j’ai vu par terre et sur les murs toutes sortes de choses qu’ils possèdent ; partout dans la maison, il y a des choses chères, belles et qui ne servent à rien. Maintenant je vivrai de cette façon et pas avec les cafards »7.

– Un capitaine : « Entre nous et les soldats, l’abîme est insondable. Pour eux, nous sommes et resteront des barines [maîtres]. Pour eux, ce qui vient de se passer, ce n’est pas une révolution politique, mais une révolution sociale, dont ils sont les vainqueurs et nous sommes les vaincus. Ils nous disent, maintenant qu’ils ont leur comité : « Avant, vous étiez les barines, maintenant c’est à notre tour de l’être! ». Ils ont l’impression de tenir enfin leur revanche après des siècles de servitude....8 ».

La révolution, c’est un mouvement de fond dans lequel toute forme d’autorité disparaît et qui met en branle toutes les couches de la société. Les soldats désertent par dizaines de milliers, massacrent les officiers, les paysans pillent et brûlent les maisons des propriétaires fonciers, les ouvriers occupent leurs usines et contrôlent la production, dans les périphéries de l’empire les peuples se battent pour leur liberté vis-à-vis de l’impérialisme grand-russe.

Paysannerie et classe ouvrière dans la révolution

Si le parti bolchevik a pu arriver au pouvoir, c’est parce qu’il a été la seule force politique à soutenir ces mouvements plébéiens, à s’impliquer totalement dans la contestation de toutes les formes de l’ordre impérial, et à leur donner un débouché politique. Il a offert une réponse à des courants fondamentaux de la société russe qui voulaient sortir de la guerre et combattre l’exploitation et les oppressions. Ce qui se passe dans la guerre civile le démontre clairement. Les paysans qui s’opposaient, parfois militairement, à l’armée rouge à cause des réquisitions de vivres repassaient du coté de la révolution quand réapparaissaient les armées blanches qui remettaient immédiatement en place le régime d’oppression précédent, avec toutes ses brutalités.

Pour démontrer le caractère prolétarien de la Révolution, on a trop longtemps occulté la place centrale des paysans dans le processus. La prise du palais d’hiver et de tous les points stratégiques (gares, poste, télégraphe, etc.) à Petrograd est le point de basculement, mais le nouveau pouvoir a pu tenir parce que la révolution balayait l’ensemble de l’empire russe. Y compris dans cette prise du pouvoir à Petrograd, la place des paysans sous l’uniforme est incontournable. Ce sont des unités militaires, trois unités de marins, deux régiments accompagnées de quelques unités de gardes rouges qui prennent part à l’assaut final, organisé par le comité militaire révolutionnaire, pas une manifestation ouvrière. Pour ces raisons, Marc Ferro estime que la définition d’Octobre comme révolution prolétarienne n’a rien d’évident9. Si cette remarque provocatrice a le mérite de pointer la place de la paysannerie dans le processus, elle n’explique pas comment la révolution a effectivement eu lieu.

Bien que minoritaire dans la société russe, le prolétariat était la seule force sociale, consciente et organisée qui pouvait apporter une réponse à l’échelle nationale à la désagrégation de l’ensemble de la société. Malgré leur radicalité, ce n’est pas l’addition de milliers de soulèvements paysans cherchant à régler les questions chez eux, sur leurs terres, dans leurs territoires, qui pouvait permettre la mise en place d’un pouvoir alternatif à celui du tsar et de l’aristocratie. Il fallait à la fois un projet s’appuyant sur l’auto-organisation des masses en révolution – les soviets, conseils, et autres formes auto-organisées – autour d’une force sociale capable de donner vie à ce projet, en l’occurrence le prolétariat hyper-centralisé dans d’énormes usines localisées dans quelques villes (en particulier Petrograd). Cette classe ouvrière industrielle récente avait toujours des liens profonds avec la campagne, d’où provenaient l’immense majorité des travailleurs et travailleuses (30% des ouvriers sont des ouvrières). Cette proximité fut renforcée par la guerre.

Toutes les proclamations s’adressaient aux ouvriers, aux soldats et aux paysans. Les organisations de masse, les soviets, étaient organisés sur ces bases. L’enthousiasme pour la prise du pouvoir par les soviets était réel, car c’est à cette seule condition que pouvaient être satisfaites les revendications résumant les besoins immédiats de tous les exploité·e·s et des opprimé·e·s de la Russie : la paix immédiate, la terre aux paysans, le contrôle ouvrier, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et la démocratie avec la convocation de l’assemblée nationale constituante.

Quand Lénine veut convaincre le Comité Central bolchevik de décider l’insurrection en urgence, il insiste sur la montée de la révolution en Europe, la situation militaire (le risque de voir Petrograd pris par l’armée allemande), la majorité Bolchevik au sein des soviets, et, élément qui n’est pas le moins important, l’insurrection paysanne en cours.

A cet égard il est intéressant de revenir sur les critiques que Rosa Luxemburg adressa aux dirigeants bolcheviks en 1918 dans sa célèbre brochure écrite en prison, « La révolution russe »10, notamment dans le chapitre « Deux mots d’ordre petits bourgeois ». Elle y affirme que le partage des terres par les paysans non seulement n’est pas une mesure socialiste,

« mais elle barre la route qui y mène, elle accumule devant la transformation socialiste de l’agriculture des difficultés insurmontables…..La réforme agraire de Lénine a créé pour le socialisme dans les campagnes une nouvelle et puissante couche d’ennemis, dont la résistance sera beaucoup plus dangereuse et plus opiniâtre que l’était celle de l’aristocratie foncière ».

Elle affirme également que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes fournit « des mots d’ordre à la politique contre-révolutionnaire ». Elle ajoute :

« Si, malgré tout, des hommes politiques aussi réfléchis que Lénine, Trotsky et leur amis, qui n’ont que haussements d’épaules ironiques pour des mots d’ordre utopiques tels que « désarmement », « société des nations », etc., ont fait cette fois leur cheval de bataille d’une phrase creuse du même genre, cela est dû, nous semble-t-il, à une sorte de politique d’opportunité. Lénine et ses amis comptaient manifestement sur le fait qu’il n’y avait pas de plus sûr moyen de gagner à la cause de la révolution les nombreuses nationalités allogènes que comptait l’empire russe que de leur accorder, au nom de la révolution et du socialisme, le droit absolu de disposer de leur propre sort. C’était une politique analogue à celle que les bolcheviks adoptaient à l’égard des paysans russes, qu’ils pensaient gagner à l’aide du mot d’ordre de prise de possession directe des terres et lier ainsi au drapeau de la révolution et du gouvernement prolétarien. Malheureusement, dans un cas comme dans l’autre, le calcul s’est révélé entièrement faux ».

Rosa Luxembourg met en évidence les problèmes que vont poser les dynamiques ultérieures de la révolution. Mais sans la reprise et le début de réalisation par les bolcheviks des revendications de partage des terres et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la révolution en Russie aurait sans doute été vaincue beaucoup plus tôt. Du point de vue des masses, il y avait un besoin absolu de trouver une réponse aux aspirations à vivre mieux et sans oppressions, et ces décisions du nouveau pouvoir offraient une réponse aux besoins de millions d’hommes et de femmes engagé·e·s dans un vaste mouvement populaire d’émancipation ayant ses dynamiques propres. C’est la force des dirigeants bolcheviks d’avoir su tracer les voies d’une révolution en Russie en partant de la réalité, concrète et éminemment complexe, de la société russe, conçue par eux comme prologue d’une révolution mondiale.

Le parti bolchevik comme parti de masse

Toute une historiographie raconte le passage du parti bolchevik d’un petit groupe de révolutionnaires professionnels à une organisation de masse en quelques semaines. C’est en fait un peu plus compliqué.

Lors de la fusion de 1906, Pierre Broué indique que le parti ouvrier social démocrate (dans lequel les bolcheviks sont minoritaires11) regroupe environ 50 000 militants. Il se renforcera pour atteindre 77 000 membres en 1907, avant de retomber sous l’effet de l’affaissement du mouvement ouvrier et de la répression à moins de 10 000 en 1910. Lorsque l’organisation bolchevik se reconstitue en 1916, elle regroupe en pleine guerre environ 5 000 militants. Ce sont des militants d’une organisation qui subit une répression féroce, avec des arrestations, des exécutions, qui est implantée quasiment uniquement dans les villes, dans un pays de 165 millions d’habitants, à 85% rural. Dans leur milieu, dans les villes industrialisées, les bolcheviks sont loin d’être un groupe minoritaire.

Lors de la campagne électorale pour l’élection de la Douma en 1912, les bolcheviks mènent une campagne autour de trois mots d’ordre12 qui traduisent les principales revendications du prolétariat et de la paysannerie russes : « République démocratique », qui pose la question du renversement du tsarisme, « journée de 8 heures », et « Confiscation des terres des grands propriétaires », qui pose la question d’une réforme agraire.

Le mécanisme électoral, à deux niveaux, prévoit des élections par différentes couches de la population, avec dans certaines villes des votes par curies ouvrières13. Les bolcheviks gagnent 6 des 9 curies ouvrières qui regroupent selon Badaev un million d’ouvriers14. Ce dernier affirme que « les bolcheviks représentent au moins les trois quarts des ouvriers révolutionnaires »15, que « les bolcheviks ont obtenu les votes de 5 fois plus d’ouvriers que les mencheviks ». Orlando Figes16 ajoute qu’en 1914 les bolcheviks

« avaient pris le contrôle de tous les plus grands syndicats de Moscou et de Saint Saint-Pétersbourg. Créé en 1912 avec le soutien financier de Gorki, notamment, leur journal – la Pravda – avait la plus forte diffusion de toute la presse socialiste, avec près de 40 000 exemplaires achetés chaque jour par des ouvriers qui la lisaient à plusieurs »

A la veille de la première guerre mondiale, le parti bolchevik était donc majoritaire dans le mouvement ouvrier russe, tant du point de vue électoral comme on vient de le voir, que du point de vue de la presse, du mouvement syndical et du nombre de membres. Ernest Mandel cite une enquête d’Emile Vandervelde, ennemi farouche des bolcheviks, allé en Russie au nom du Bureau Socialiste International au début de 1914 qui reconnaît que les bolcheviks sont majoritaires à tous les points de vue dans la classe ouvrière russe. Petrograd, centre politique et économique de la Russie, est la place forte des bolcheviks, une ville industrielle de 2,7 millions d’habitants avec 390 000 ouvriers d’usine et une garnison d’environ 300 000 hommes, auxquels il faut ajouter les 30 000 marins de Kronstadt.

Juste après la révolution de février 1917, alors que le pays est toujours en guerre, les différents auteurs estiment que les bolcheviks organisent 10 000 militants. Alexander Rabinovitch17 écrit qu’ils étaient 2000 à Pétrograd. La progression est ensuite très rapide : selon Pierre Broué18, en avril 1917 ils seraient 79 000 dont 15 000 à Petrograd, en juillet 170 000 dont 40 000 à Petrograd. Alexander Rabinovitch donne le chiffre de 32 000 pour Petrograd à la fin du mois de juin, auxquels il ajoute 6000 membres de l’organisation militaire bolchevik.

Quoiqu’il en soit, 2000, puis 15 000, 30 à 40 000 militants à Petrograd, dans une population ouvrière de 400 000 personnes et une garnison de 330 000 hommes, il s’agit d’un parti de masse, qui organise effectivement la grande majorité des ouvriers qui travaillent sans les grands centres industriels de la ville, comme l’immense usine d’armements Poutilov (plus de 30 000 ouvriers) et les usines de plusieurs milliers d’ouvriers des quartiers ouvriers de Narva et Vyborg (Mettalist 8000, Erikson, Novy Lessner, Renault, etc.). Au milieu d’un océan paysan, ces cités prolétariennes sont des îlots dans lesquels les bolcheviks, d’abord en tant que militants du PSDOR puis en tant que bolcheviks, organisent effectivement les ouvriers depuis de nombreuses années et sont majoritaires dans nombre de secteurs décisifs lorsqu’éclate la révolution de février 1917. Ce parti qui joue un rôle central dans toutes les luttes sociales et politiques est rejoint par des dizaines, puis des centaines de milliers de militants.

Ceci explique l’accroissement des votes en faveur des Bolcheviks au cours de l’année 1917. Entre le premier congrès des soviets de juin et le deuxième d’octobre 1917, la fraction bolchevik est multipliée par trois. A l’entrée du congrès des soviets d’Octobre, 300 délégués sur 67019 sont bolcheviks, plus de la moitié des SR (193) sont des SR de gauche et une cinquantaine n’ont pas d’affiliation. Les bolcheviks sont majoritaires avec les SR de gauche, et dirigent le Presidium.

Retour sur la bureaucratisation des soviets et du parti bolchevik

Pour Marc Ferro, la bureaucratisation est consubstantielle à l’auto-organisation. Il constate en effet que les soviets, les comités d’usine, la garde rouge, etc. se dotent spontanément d’un lourd appareil administratif, et que la croissance numérique et la professionnalisation des membres des comités sont extrêmement rapides, y compris avant octobre 1917. Chaque organisme tente de s’imposer, certains pratiquent la terreur et, sur fond d’une tradition du fonctionnarisme héritée du tsarisme ont une « conception du processus de décision [qui est] assez éloignée des canons de la démocratie, même directe, même sauvage »20.

L’historien Claudio Sergio Ingerflom pense que

« les traits du pouvoir communiste généralement associés au totalitarisme et sont en fait un héritage de la Russie tsariste : une société trop fragmentée pour qu’existe une réelle lutte des classes, trop polarisée dans un rapport individu/autocrate pour que se constitue un citoyen, trop violente pour permettre la confrontation démocratique des idées….distinct de la société grâce à la stricte sélection de ses membres mais intervenant sur elle, le Parti reproduit à un échelle plus vaste les tares du mode de fonctionnement autocratique, et sa prise du pouvoir à la faveur de la révolution est bien le signe du manque de maturité de la société »21.

Ces diverses analyses méritent qu’on s’y arrête dans la mesure où la réponse à ces questions est essentielle pour la définition d’un projet émancipateur : non seulement les conséquences de la dégénérescence de la révolution russe en dictature stalinienne sont toujours présentes, notamment sous la forme d’une délégitimation des idées communistes, mais aussi parce que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, les mouvement révolutionnaires futurs auront sans doute à affronter le danger de la bureaucratisation.

L’absence d’une société démocratique, avec des traditions d’échanges contradictoires, de controverses, de règlement des divergences, d’élaboration de décisions majoritaires, voire consensuelles y compris dans des franges limitées de la population, avant la révolution est indiscutable, tout comme l’extrême violence de la société tsariste. Les massacres de la guerre civile sont partagés par toutes les armées, et nombre de pratiques reprochées aux bolcheviks étaient monnaie courante sous le tsarisme.

Cette violence de l’intervention de l’Etat fut encore accentuée par la Première guerre mondiale qui, en Russie comme dans toutes les sociétés, engendra une « brutalisation » des rapports humains (Mosse). En revanche, l’idée souvent avancée que le parti bolchevik est distinct de la société grâce à la stricte sélection de ses membres, et reproduit à une échelle plus vaste les tares du mode de fonctionnement autocratique est beaucoup plus contestableElle est souvent reprise par les courants anarchistes, pour lesquels le pouvoir bolchevik est comparable, sinon identique, aux autres formes de pouvoir hiérarchique.

La sélection des militants bolcheviks avant février 1917 est réelle. S’impliquer dans ce parti avec les risques encourus nécessite une détermination et une motivation indiscutables. La répression de tout mouvement social est implacable : au total le régime tsariste aurait exécuté 15 000 personnes, abattu ou blessé au moins 20 000, et déporté ou exilé 45 000 entre mi-octobre 1905 et avril 190622. En 1917, le militant moyen bolchevik a passé près de quatre ans dans les geôles tsaristes ou en exil23.

Ce n’est plus la même sélection pour les 150 000 à 200 000 militants qui le rejoignent au cours de l’année 1917. Nombre d’entre eux le rejoignent ou le quittent, y restent ou y reviennent, etc. Le parti est à l’image de la société russe des villes et des armées, à l’image du prolétariat. Par exemple Pretichenko, celui qui deviendra en mars 1921 président du Comité révolutionnaire provisoire pendant la révolte de Kronstadt, a adhéré au parti bolchevik en 1919 avant de le quitter. En mars 1919, Pierre Broué estime à 250 000 le nombre de membres du parti bolchevik. Ils deviendront 610 000 un an après, et 730 000 en mars 1921 !

Tout au long de la montée révolutionnaire, le parti bolchevik est un parti vivant, dans lequel les débats sont intenses, les divergences importantes et la démocratie vivante. L’ouvrage d’Alexander Rabinovitch met en évidence cette vitalité, cette liberté d’expression, y compris au moment les plus décisifs : journées de Juillet, insurrection d’octobre, conférences des comités d’usine, accords de Brest-Litovsk, etc. Néanmoins, une étude de 1919 montre l’évolution rapide du parti et l’avancée de sa bureaucratisation24. A ce moment, le pouvoir soviétique n’est pas assuré de la victoire, les membres qui le rejoignent ne sont pas encore les arrivistes qui, une fois la victoire assurée, viendront grossir les rangs d’un parti devenu unique. Reste que la formation politique et la culture marxiste de ces nouveaux membres est très faible, pour ne pas dire inexistante, 5% ont reçu une formation supérieure, 8% une instruction secondaire.

En 1919, 50% des militants ont moins de 30 ans et seulement 10% plus de 40 ans. Selon Victor Serge, « la vieille garde du parti est noyée sous le nombre : en 1919, 8% seulement des membres du parti y sont entrés avant février 1917, 20% avant octobre ». Leur origine sociale est clairement prolétarienne : 15% sont classés « paysans », 14% « intellectuels », 18% « employés » et 52% « ouvriers » (dont seulement 11% sont effectivement employés dans l’industrie). En effet,

« 53% travaillent à des échelons divers de l’État soviétique, 8% dans l’appareil des permanents du parti et des syndicats ; 27% enfin… servent dans armée rouge, la majorité d’entre eux comme officiers et surtout commissaires. En fait l’écrasante majorité des membres du parti exercent des fonctions d’autorité et sont à un titre où à un autre gouvernants ».

Ainsi, dès 1919, être membre du parti c’est diriger, avoir de l’autorité. En même temps, le parti est encore à l’image de la société, dans une révolution qui se poursuit sous les formes extrêmement violentes de la guerre civile. Au moment de l’insurrection de Kronstadt, la majorité des membres du parti bolchevik de l’île l’abandonnent. Il existe des résistances politiques, des courants d’opposition dans le parti bolchevik jusqu’en 1921, ce qui montre que le lien avec la réalité de la société se maintient malgré une bureaucratisation qui n’est plus seulement rampante.

A partir du congrès de mars1921, celui de l’écrasement de Kronstadt, de l’instauration de la NEP et de l’interdiction des fractions constituées dans le parti, l’appareil a les mains libres. Le Comité central ne se réunit que tous les deux mois et le Bureau politique est réduit à 7 membres. Le secrétariat du Comité Central contrôle le bureau des affectations, fondé en 1920 pendant la guerre civile pour organiser le transfert de communistes dans les secteurs névralgiques, et prend de plus en plus d’importance : il nomme, remplace des responsables, affecte les militants aux postes les plus importants sur la base de « recommandations », donc par en haut.

Sont ainsi nommés des dirigeants qui ne sont plus responsables devant les militants, mais devant la direction centrale du Parti. Pour bien le faire comprendre aux récalcitrants, au lendemain du congrès de 1921, 136 836 membres du parti seront exclus (le parti est composé de 730 000 membres à ce moment) : 11% pour indiscipline, 34% pour passivité, 25% pour des délits mineurs (ivrognerie ou carriérisme) et 9% pour des fautes graves. Si dans cette première purge, des militants douteux sont éliminés, il est clair que la direction impose sa domination. Les militants d’avant octobre ne représentent plus à ce moment que 2% des effectifs.

L’adhésion de plus de 200 000 membres de la promotion « Lénine » en 1924, après la mort de ce dernier, achève ce processus :

« Il ne s’agit plus de l’adhésion enthousiaste et convaincue d’ouvriers gagnés par d’autres militants, ni même de celle d’ambitieux contraints par la force des choses de faire leurs preuves et de démontrer capacité et dévouement, mais d’un recrutement quasi officiel, effectué dans le cadre des usines, sous la pression de secrétaires qui sont des autorités officielles et ne manquent pas de moyens de pression pour faire adhérer au parti unique des travailleurs avant tout préoccupés par leurs problèmes quotidiens et la nécessité de conserver leur emploi…. 57% d’illettrés….forment entre les mains de l’appareil une masse de manœuvre docile »25.

Tout n’était pas inéluctable !

Quatre années de guerre (près de 5 millions de morts) suivie de 3 ans de guerre civile (4,5 millions de morts et 2,5 millions d’exilés), laissaient un pays dévasté, réduit en bonne partie à un champ de ruines. L’isolement de la Révolution dans un pays aussi arriéré économiquement rendait impossible de construire le socialisme, une société sans classe, et l’échec de la révolution allemande en 1923 a probablement été le moment de fermeture de la période ouverte en 1917.

En juillet 1947, dans son texte « Trente ans après la révolution russe », Victor Serge constate la victoire de la contre-révolution en Union soviétique après la lutte de la génération révolutionnaire contre le totalitarisme de 1927 à 1937 :

« Les bolcheviks se sont trompés sur la capacité politique et l’énergie des classes ouvrières d’Occident, et d’abord de la classe ouvrière allemande. Cette erreur de leur idéalisme militant entraîna les conséquences les plus graves. Ils perdirent le contact avec les masses d’Occident. L’Internationale communiste devint une annexe de l’Etat-Parti soviétique. La doctrine du « socialisme dans un seul pays » naquit enfin de la déception. A leur tour, les tactiques stupides et même scélérates de l’Internationale stalinisée facilitèrent en Allemagne le triomphe du nazisme ».

De nombreux auteurs, partisans ou adversaires de la révolution russe, reprennent cette analyse.

Les défaites subies par les révolutions en Europe, et en particulier de la Révolution allemande, jouant indéniablement un rôle central sur le processus révolutionnaire, mais ce fait ne devrait pas dispenser de revenir sur les questions posées au cours de ce processus, et le degré de pertinence des réponses apportées à chacune des bifurcations possibles. Tout n’était pas inéluctable ! L’isolement ne peut expliquer toute l’histoire à partir du milieu des années 1920, la politique bolchevik dans la Troisième Internationale, son rôle dans la révolution allemande, la révolution chinoise de 1927, les effets de la troisième période puis de la politique de front populaire, l’assassinat de la révolution espagnole, sans même parler de l’accord entre Hitler Staline en 1939 !

Il y eut aussi des choix politiques. Le destin de la Révolution a résulté de conditions objectives, mais aussi de l’activité du parti bolchevik, et notamment des décisions de sa direction. En chaque situation, il n’y avait pas qu’une réponse, celle finalement adoptée par la direction du parti bolchevik.

Au début de la période révolutionnaire, chaque décision était prise après des discussions parfois animées, pour ne pas dire violentes. Or, plus le temps passe, plus le débat démocratique au sein même du parti disparaît, et encore davantage dans l’ensemble de la société. Or, comme y a insisté Rosa Luxemburg dans sa brochure déjà citée, une Révolution est vouée à la dégénérescence si la vitalité politique des masses est étouffée, régresse ou s’éteint.

Il ne s’agit pas aujourd’hui de juger. Mais à la lumière de l’évolution ultérieure, du retour en force du capitalisme en Russie sans opposition des prolétaires (ceux-là mêmes qui étaient censés avoir le pouvoir…), il est essentiel pour toutes celles et tous ceux qui défendent un projet révolutionnaire émancipateur de situer précisément les écueils et les erreurs qui ont affecté négativement la Révolution russe, autrement dit les choix et les politiques qui ont pu favoriser le processus de dégénérescence plutôt que de le combattre. La politique a une incidence sur le cours de l’histoire, surtout pour des partis qui y jouent un rôle central.

Le basculement de 1921

De nombreux·ses militant·e·s fixent le basculement en 1921, au moment de la répression de la révolte de Krondstadt. C’est le cas de Victor Serge ou des anarchistes ralliés à la Révolution comme Emma Goldman. Cette répression, suivie de la mise en place immédiatement après avec la NEP de l’essentiel des revendications économiques des insurgés, pose évidemment un problème car la guerre civile était globalement gagnée, même si subsistaient quelques poches aux mains de groupes contre-révolutionnaires pratiquant la guérilla.

La démobilisation de près de la moitié des effectifs de l’Armée rouge26 renvoie 2,5 millions d’hommes au village, qui grossissent parfois les rangs de certaines de ces guérillas. L’activité sociale refit surface, à tel point que le spectre d’une immense jacquerie commence à hanter le gouvernement. En février 1921, « la Tchéka ne dénombre pas moins de 118 mouvements distincts en divers endroits du pays »27, mobilisant des milliers de paysans. Dans les villes dominent la famine, le chômage (à Pétrograd, il ne reste plus qu’un tiers des ouvriers d’avant-guerre), les maladies, le typhus, ou encore le choléra. Le mécontentement monte contre cette misère, contre l’embrigadement des ouvriers, contre la « militarisation du travail » instaurés dans le cadre du « communisme de guerre ».

Ces tensions se reflètent dans les débats du parti bolchevik. L’ « opposition ouvrière » animée par Alexandra Kollontai et Alexandre Chliapnikov propose de remettre la direction de l’économie et de facto celle de l’État entre les mains des syndicats. Elle est dénoncée par la majorité comme une « déviation anarchisante et syndicaliste ».

Dans nombre de luttes sociales, le mot d’ordre « tout le pouvoir aux soviets » réapparaît contre les bolcheviks. En février 1921, réunions, grèves et manifestations ouvrières se développent à Moscou. L’ordre est rétabli par les troupes régulières et les cadets de l’Armée rouge. Commence alors une vague de grèves plus dures à Petrograd. Le comité de défense mis en place par le parti Bolchevik dénonce les « fainéants », les « égoïstes », les « provocateurs », quand ce n’est pas les espions anglais, français et polonais.

Toutes les usines se mettent en grève, y compris ce qui reste de Poutilov (6 000 ouvriers). Leurs revendications sont de plus en plus politiques : contestant le pouvoir des communistes, défendant la restauration des libertés, allant même jusqu’à promouvoir le mot d’ordre menchevik d’élection de la Constituante. Le gouvernement cède sur les revendications économiques, distribue des rations alimentaires, autorise les ravitaillements directs à la campagne pour faire cesser le mouvement. C’est alors que l’insurrection de Kronstadt commence.

Après 3 années de guerre civile, les luttes sociales et politiques sont réapparues, les masses se sont remises en mouvement. La réponse du pouvoir bolchevik, loin de s’appuyer sur celles-ci pour revivifier la démocratie ouvrière, le pouvoir de celles et ceux d’en bas, est celle du communisme de guerre, la mobilisation des régiments sûrs, des cadets de l’Armée rouge, des communistes.

Durant la guerre civile, toute lutte politique est devenue lutte militaire : la société s’est déchirée, l’Etat s’est délité, le parti bolchevik restant la dernière institution solide. Le communisme de guerre a fabriqué un mode de pouvoir autoritaire sans partage, autour d’un puissant appareil militaire et policier, affecté d’une dégénérescence bureaucratique rapide. C’est ce pouvoir qui va écraser la révolte de Kronstadt. Trotsky, organisateur de l’armée rouge, partisan de la répression de Kronstadt, critique une décision prise en même temps, à savoir l’interdiction des fractions au sein du parti. Mais peut-on isoler cette décision du reste ?

Tout au long du processus révolutionnaire sont apparus dans le parti bolchevik des mouvements oppositionnels internes (les communistes de gauche en 1918, l’opposition militaire en 1919, l’opposition ouvrière de 1919 à 1922, les centralistes démocratiques 1920-1921), qui tous reprochent aux dirigeants l’étouffement de la base au profit d’un centralisme étouffant, à partir de préoccupations et de positions très diverses. L’interdiction de toute position autre que celle de la direction est effectivement un saut qualitatif. Il a toute son importance, mais ne peut être dissocié de la décision, prise au même moment, de réprimer un mouvement social.

Ernest Mandel propose une analyse critique de l’orientation bolchevique sur la question de l’interdiction des partis soviétiques :

« L’interdiction des partis soviétiques, de même que l’interdiction des fractions au sein du parti gouvernemental qui lui fit logiquement suite (chaque fraction est en effet un autre parti en puissance) étaient sans doute conçues comme des mesures provisoires. […] Il nous faut soulever une autre question, plus générale : quelles ont été les conséquences des théories avancées pour justifier de telles interdictions. […] Nous estimons que ces justifications théoriques ont causé beaucoup plus de dommages, à plus long terme, que les mesures elles-mêmes »28.

La Constituante et le problème de la démocratie socialiste

Avant la guerre civile, plusieurs débats avaient déjà posé la question de la relation du parti bolchevik avec le pouvoir populaire, la démocratie d’en bas. Le plus célèbre est celui impulsé par Rosa Luxembourg au moment de la dissolution de l’Assemblée constituante. Dans la brochure citée plus haut, « La révolution russe », elle défend ardemment le bolchevisme et la révolution comme « un pas énorme dans la voie du règlement de comptes final entre le Capital et le Travail dans le monde entier ».

Elle ne critique pas la dissolution en soi de l’Assemblée constituante, qui « reflétait dans sa composition l’image du passé périmé ….il fallait casser cette Constituante surannée, donc mort-née ». Mais elle propose de « convoquer immédiatement à sa place une assemblée issue de la Russie rénovée et plus avancée ». Elle continue :

« Au lieu de cela, Trotsky conclut de l’insuffisance particulière de l’Assemblée constituante réunie en octobre à l’inutilité absolue de toute Assemblée constituante, en général, et, même, il va jusqu’à nier la valeur de toute représentation populaire issue d’élections générales en période de révolution.

Lénine dit : l’État bourgeois est un instrument d’oppression de la classe ouvrière, l’État socialiste un instrument d’oppression de la bourgeoisie. C’est en quelque sorte l’État capitaliste renversé sur la tête. Cette conception simpliste oublie l’essentiel : c’est que si la domination de classe de la bourgeoisie n’avait pas besoin d’une éducation politique des masses populaires, tout au moins au-delà de certaines limites assez étroites, pour la dictature prolétarienne, au contraire, elle est l’élément vital, l’air sans lequel elle ne peut vivre.

La liberté seulement pour les partisans du gouvernement, pour les membres d’un parti, aussi nombreux soient-ils, ce n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement.

L’erreur fondamentale de la théorie Lénine-Trotsky est précisément que, tout comme Kautsky, ils opposent la démocratie à la dictature. La démocratie socialiste commence avec la destruction de l’hégémonie de classe et la construction du socialisme. Elle n’est pas autre chose que la dictature du prolétariat.

Parfaitement : dictature ! … Mais cette dictature doit être l’œuvre de la classe et non d’une petite minorité dirigeante, au nom de la classe, autrement dit, elle doit sortir pas à pas de la participation active des masses, être sous leur influence directe, soumise au contrôle de l’opinion publique, produit de l’éducation politique croissante des masses populaires ».

L’analyse de Rosa Luxembourg est ici tout à fait clairvoyante. Les critiques de ce texte qui n’a pas été achevé du vivant de son auteure tiennent compte des difficultés qui défigurent « toute politique socialiste animée des meilleures intentions ». A partir de la réalité du processus révolutionnaire, elle a raison sur deux questions essentielles pour tout projet émancipateur.

La dictature du prolétariat est le processus par lequel la majorité de la population, les exploité·e·s et les opprimé·e·s, imposent aux anciens possédants les décisions indispensables pour la société en général, ce qui est bien loin de la dictature d’un parti, voire même l’opposé. Et s’il est aujourd’hui devenu impossible d’utiliser cette expression de dictature du prolétariat sans faire craindre que le projet socialiste ne soit pas un projet démocratique pour l’ensemble de la société, c’est à cause de ce détournement opéré dans les faits par les bolcheviks, avec l’idée qu’étant majoritaires dans le prolétariat, ils avaient la légitimité pour diriger l’État « au nom du prolétariat ». Un parti, aussi fort soit-il, ne peut exercer seul le pouvoir de manière démocratique.

Les organisations politiques sont importantes pour organiser, formaliser des perspectives globales. La pluralité de ces structures est essentielle à toute perspective démocratique. Il n’existe aucune classe, aucune société, dans lesquelles il n’y a qu’une opinion. En conséquence, les opinions diverses doivent pouvoir s’exprimer librement, toutes les formes de représentation doivent pouvoir s’organiser librement, l’indépendance des syndicats et des partis à l’égard de l’État doivent être garanties pour que la confrontation sociale produise une « éducation politique croissante des masses populaires », et que le socialisme soit réellement la forme sociale et politique de celles et ceux d’en bas.

L’étouffement du contrôle ouvrier

Les débats sur le contrôle ouvrier illustrent la relation du pouvoir bolchevik avec l’auto-organisation, y compris des travailleurs, considérés comme la classe motrice de la révolution.

La Révolution d’Octobre ne s’est pas seulement appuyé sur l’auto-activité de la classe ouvrière ; elle a libéré une énergie considérable. Les comités d’usine, élus directement par les travailleurs, revendiquent le droit de participer de façon régulière et décisive à la gestion des usines. Dans les deux mois qui suivent la prise du pouvoir, face à l’effondrement économique, ils veulent aller plus loin, transformer le système. Mais qui va avoir le pouvoir de gestion, les travailleurs dans leurs usines avec leurs organisations, ou l’Etat central ?

Certains jugent que le contrôle doit être construit par le centre, en commençant par une agence de planification nationale et un plan national dont l’exécution serait supervisée par les comités d’usine. Ils refusent de donner des pouvoirs indépendants aux comités d’usine, l’analysant comme une déviation anarchiste qui favorise les intérêts particuliers d’une usine individuelle aux dépens de ceux de l’ensemble de la classe ouvrière.

Mais les militants des comités d’usine et les travailleurs qu’ils représentent n’étaient motivés ni par des considérations anarchistes ni opposés à une réglementation centrale. Ils voulaient le pouvoir de gestion. Dans la brochure « Du contrôle ouvrier à la gestion ouvrière de l’industrie et de l’agriculture », publiée en 1918, le Bolchevik I. Stepanov souligne cette dynamique :

« Les conditions étaient telles que les comités d’usine devinrent les seuls maîtres des entreprises. C’était le résultat de toute l’évolution de notre révolution. C’était la conséquence inévitable de la lutte des classes en plein développement. Le prolétariat ne pencha cependant dans cette direction que dans la mesure où les circonstances l’y poussèrent. Il n’avait qu’à faire ce que, dans la situation d’alors, il lui était impossible de ne pas faire ».

Le premier projet de règlement sur le contrôle ouvrier écrit par Lénine entre le 26 et 27 octobre 1917 prévoit que

« le contrôle ouvrier est exercé par tous les ouvriers et tous les employés de l’entreprise, soit directement si l’entreprise est assez petite pour que ce soit possible, soit par les représentants élus qui doivent être élus immédiatement dans des assemblées générales, avec un procès-verbal des élections et la communication au gouvernement et aux Soviets locaux des députés ouvriers, soldats et paysans du nom des élus ».

Lors du débat, il est proposé de remplacer les organismes de contrôle ouvrier apparus spontanément par des organismes gouvernementaux, de n’introduire le contrôle ouvrier que dans les grandes usines et fabriques ou dans les chemins de fer. Le texte final du décret publié le 16 novembre 1917 maintient formellement la ligne initiale, mais il n’est plus fait référence à l’exercice direct du contrôle par les ouvriers eux-mêmes dans les petites entreprises, qui se fera seulement par des « organisations élues, telles que les comités d’usine et d’atelier, ainsi que des conseils d’anciens ». En outre un décret du 14 décembre 1917 institue un soviet suprême de l’économie, chargé de coordonner et d’unifier les activités des conseils locaux.

Le congrès des syndicats se réuni en janvier 1918, avec des délégués bolcheviks, mencheviks et socialistes révolutionnaires. Il adopte un texte visant à vider de tout contenu le décret sur le contrôle ouvrier :

« pour que le contrôle ouvrier puisse apporter le maximum d’avantages au prolétariat, il est nécessaire de rejeter une fois pour toutes toute idée d’éparpiller ce contrôle en donnant aux ouvriers des entreprises le droit de prendre des décisions ayant valeur opératoire sur des questions qui affectent la vie même de leur entreprise. Les comités d’usine doivent opérer sur « la base d’un plan général formulé par les instances supérieures du contrôle ouvrier et les organes qui décident de l’organisation de l’économie », enfin il faut rendre « clair à leurs délégués le fait que le contrôle ne signifie pas le transfert de l’entreprise aux ouvriers, le contrôle ouvrier n’étant que le premier pas vers la socialisation »29.

Lorsque les organismes de planification commencent à se mettre en place à partir de juin 1918, des affrontements les opposent aux comités d’usine qui défendent « leurs intérêts de clocher », en mettant beaucoup de zèle, d’esprit d’initiative et de créativité dans la défense de leurs usines. Mais la dégradation économique a des effets désagrégateurs pour les comités d’usine : entre janvier et juin 1918, à Petrograd, le nombre de salariés au travail est passé de 340 000 à 145 000 ! L’obéissance à la volonté des dirigeants va rapidement prendre le pas, en quelque sorte par défaut, avec la guerre civile, la désorganisation, la pénurie, les mesures d’exception, le pouvoir centralisé entre les mains des bolcheviks (à partir de mars 1918, le parti bolchevik est seul au pouvoir), la pénurie de techniciens et d’ouvriers qualifiés, ou encore l’envahissement de l’administration par des révolutionnaires de la dernière heure.

Le décret du 28 mai 1918, qui étend la collectivisation à toute l’économie réintègre les socialisations spontanées dans le cadre des nationalisations. Voline et Kollontai citent de nombreux exemples d’initiatives ouvrières sombrant dans la paperasserie et les tracasseries administratives, affrontements ponctués par des grèves dans les grands centres entre 1919 et 1921. Progressivement, les directions des entreprises sont nommées par les conseils régionaux et le conseil national supérieur de l’économie, c’est-à-dire par le Parti, si bien qu’à la fin de 1920, sur 2051 entreprises importantes, 1783 étaient déjà sous contrôle uninominal30.

Cette politique retire de fait toute fonction aux comités d’usine. S’ajoutant à la fonte des effectifs durant la guerre civile, elle transforme les comités d’usine en cellules de base des syndicats. Les nouveaux dirigeants font fonctionner les entreprises comme avant… et même pire vu les effets de la contre-révolution et de la guerre civile. De fait, le salariat est restauré comme devoir, non plus à l’égard du patron, mais envers l’Etat. En outre, les soviets se réduisent rapidement à des organes locaux du pouvoir central et se trouvent dépouillés des fonctions d’auto administration qu’ils avaient durant l’année 191731.

Là encore apparaissent des débats et des controverses montrant la vitalité de l’activité des masses dans le processus révolutionnaire, néanmoins limitée par la centralisation des décisions, l’intervention autoritaire d’un Etat où un seul parti monopolise le pouvoir politique et domine l’administration. Cela est d’autant plus grave que se trouve directement en jeu ici le pouvoir du prolétariat au nom duquel la Révolution d’Octobre a été entreprise. On est déjà dans une situation où le parti gouverne en lieu et place de la classe ouvrière réellement existante. Or, ce n’est pas le seul fruit de la contrainte ou de l’isolement de la Révolution russe.

Retour sur la prise du pouvoir

Le débat existe dans les semaines qui précèdent l’insurrection d’octobre. Lénine publie le 1er octobre 1917 une brochure intitulée « Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir ? ». Il y écrit :

« Mais, tout d’abord, deux mots sur la première question ci-dessus, à savoir : les bolchéviks se décideront-ils à prendre seuls le pouvoir ? J’ai déjà eu l’occasion, au Congrès des Soviets de Russie, de répondre à cette question par une affirmation catégorique dans une remarque que j’ai été amené à lancer de ma place, pendant un des discours ministériels de Tsérétéli. Et je n’ai jamais rencontré de déclarations imprimées ou orales de la part des bolchéviks disant que nous ne devrions pas prendre seuls le pouvoir. Je continue à être d’avis qu’un parti politique en général – et le parti de la classe d’avant-garde en particulier – n’aurait pas le droit d’exister, ne serait pas digne d’être considéré comme un parti, ne serait qu’un pauvre zéro dans tous les sens du mot, s’il renonçait au pouvoir, alors qu’il y a possibilité de l’obtenir. […]

Le prolétariat ne peut pas «s’emparer» de l’«appareil d’Etat » et «le faire fonctionner». Mais il peut briser tout ce qu’il y a d’oppresseur, de routinier, d’irrémédiablement bourgeois dans l’ancien appareil d’Etat et le remplacer par un nouvel appareil, le sien. Cet appareil, ce sont les Soviets de députés ouvriers, soldats et paysans. […] Craindre que le pouvoir des bolchéviks, c’est-à-dire le pouvoir du prolétariat32, auquel est assuré le soutien sans réserve des paysans pauvres, soit ’’balayé’’ par messieurs les capitalistes ! »

L’argumentation est claire : le pouvoir des bolcheviks, qui sont majoritaires dans le prolétariat, qui représentent les intérêts historiques du prolétariat, c’est le pouvoir du prolétariat. Equation implacable : puisque c’est au prolétariat de prendre le pouvoir pour dénouer la crise révolutionnaire, c’est aux bolcheviks que doit revenir le pouvoir, pour peu donc qu’ils le prennent.

Sans reprendre cet argument, Victor Serge justifie le pouvoir qu’ont pris les bolcheviks :

« Les bolcheviks assumèrent le pouvoir parce que, dans la sélection naturelle qui s’était faite entre les partis révolutionnaires, ils se montrèrent les plus aptes à exprimer de façon cohérente, clairvoyante et volontaire, les aspirations des masses actives. Ils gardèrent le pouvoir, ils vainquirent dans la guerre civile parce que les masses populaires les soutinrent finalement, en dépit de bien des hésitations et des conflits, de la Baltique au pacifique ». Et il ajoute : « Quelles raisons profondes motivèrent la décision du Comité central de maintenir et fortifier le monopole du pouvoir ? Tout d’abord, dans ces crises, les bolcheviks n’avaient de confiance qu’en eux-mêmes ».

Le nœud complexe des glissements, des dérives et de l’absence de lutte conséquente contre la bureaucratisation, naît de cette conception de la relation entre le parti, le mouvement et la classe, qui ont tendance bien souvent à se superposer dans le discours de Lénine au cours de l’année 1917. Il faut prendre en compte au moins deux aspects pour discuter approfondir ce point :

– Tout d’abord, comme l’écrit Victor Serge, tous les partis révolutionnaires russes produisirent des héros et des fanatiques, étaient autoritaires, fortement centralisés et disciplinés dans l’illégalité, et imbus d’une mentalité jacobine. Ils aspiraient tous à la dictature, à l’exception peut-être des mencheviks, et étaient étatiques par leur structure et par la finalité qu’ils s’assignaient.

– Ensuite, la politique bolchevik, au cours de l’année 1917, lui donne une place centrale dans le prolétariat des grandes villes et une partie de la paysannerie, notamment celle enrégimentée dans l’armée.

Mais cette place centrale ne saurait signifier une légitimité ad vitam aeternam pour toutes les décisions ultérieures. Seule une véritable démocratie soviétique aurait permis de mesurer l’évolution du soutien de la classe aux bolcheviks, mais aussi et surtout d’impliquer les masses permettant d’entreprendre la construction d’un socialisme de celles et ceux d’en bas, une démocratie de masse, qui donne à toutes et tous le pouvoir de décider des questions essentielles de leur vie, de la société.

Dès lors que le parti seul au gouvernement met dans l’illégalité les autres partis se revendiquant du socialisme, abolit la liberté d’expression, interdit les débats y compris au sein même de ce parti unique, il n’est plus possible de mesurer en quoi ce parti représente effectivement celles et ceux qu’il est censé représenter : il se substitue purement et simplement aux masses. On en vient à penser que le parti, puis le comité central, puis le secrétariat ont raison pour toute la société, parfois contre toute la société, parce qu’il incarnerait les intérêts historiques du prolétariat.

Mais qui en est juge ? Qui décide où et quand cela commence et s’achève ? A partir de quel moment un parti est-il en contradiction avec le projet socialiste ?

Refuser le substitutisme dans la lutte pour le socialisme

Qui peut contester le fait que les masses pourraient faire des erreurs, prendre des décisions qui ne sont pas les plus efficaces, manquer des opportunités ? Pas plus que la direction d’un parti, même majoritaire !

Lorsque ce sont les masses qui discutent et qui décident réellement, c’est l’ensemble de la société qui bouge et est en capacité de changer le monde. Ernest Mandel a raison quand il affirme :

« ces justifications théoriques [des mesures dictatoriales prises par le parti bolchevik] ont causé beaucoup plus de dommages, à plus long terme, que les mesures elles-mêmes, et qu’elles continuent à en causer aujourd’hui »33.

La conception substitutiste du rôle du parti, qui tend à envisager la prise du pouvoir politique par le parti comme condition nécessaire et suffisante à l’émancipation des travailleurs, est au moins en partie à l’origine de l’impasse dans laquelle a été englouti le mouvement ouvrier du XXe siècle. Car dans cette conception la démarche de libération échappe aux intéressé·e·s, qui n’ont plus le pouvoir d’agir, de délibérer et de décider. Or la liberté ne s’octroie pas de l’extérieur mais se conquiert, et vivre libre, c’est être maître non seulement de son travail, mais de toutes les dimensions de sa vie.

Ce bilan ne retire rien au rôle central du parti bolchevik dans la révolution, et il ne revient pas à nier la nécessité de la prise du pouvoir et de décisions exceptionnelles, potentiellement contradictoires avec notre projet, car rendues nécessaires – mais seulement temporairement – par une situation exceptionnelle (par exemple la guerre civile). Mais c’est une chose de reconnaître cette nécessité, c’en est une tout autre de justifier les dérives autoritaires au nom des « conditions objectives », et d’en venir insensiblement à prendre ces mesures exceptionnelles pour le mode normal de direction d’une société débarrassée du capitalisme.

Nous qui militons aujourd’hui savons bien que toute organisation sécrète des formes de pouvoir, des ferments de bureaucratisation, même infimes et même dans des organisations qui n’ont guère de privilèges matériels à distribuer. Il est plus facile dans une société qui opprime les êtres humains, les aliène et les prive de toute autonomie, d’être le « représentant », le « chef », plutôt que celui ou celle qui permet à toutes et tous de s’organiser et d’agir par elles/eux mêmes, individuellement et collectivement.

Les exploité·e·s et les opprimé·e·s ont besoin de s’organiser pour défendre leurs intérêts, se débarrasser du capitalisme, et construire une société d’émancipation généralisée. La question de savoir comment l’on s’y prend dès aujourd’hui, dans nos formes de luttes et d’organisation, comment nous prenons en compte ces dangers de bureaucratisation, est donc centrale. Un parti ne peut prétendre représenter la totalité d’une classe sociale, et encore moins de la société. Une représentation politique du prolétariat aujourd’hui ne peut qu’être démocratique et plurielle, respectueuse de l’autonomie des mouvements sociaux, et prenant en compte toutes les formes de mobilisation et de radicalisation de la majorité de la société.

Sans cela, il est douteux que l’on puisse éviter les impasses des mouvements révolutionnaires au XXe siècle.

Notes

Eric Aunoble, La Révolution russe, une histoire française, Paris, La Fabrique, 2016, p. 197.

Selon le titre de l’ouvrage de John Reed.

L’ancien régime et la révolution russe, Paris, Armand Colin, 1928 et 1948

Idem, p. 77.

Voir sa biographie de Lénine sur Contretemps.

Orlando Figes, La révolution Russe 1891-1924 : la tragédie d’un peuple, Paris, Denoel, 2007, p. 49.

Cité par Eric Aunoble dans La révolution russe, une histoire française, op. cit., p. 183.

Cité par Nicolas Werth dans 1917. La Russie en révolution, Paris, Gallimard, 1997, p. 52.

9 Cité par Eric Aunoble, op. cit., p. 115.

10 Travail en cours, publié après sa mort.

11 Selon Pierre Broué : 34 000 mencheviks, 14 000 bolcheviks

12« Les trois baleines » en référence à une légende russe selon laquelle le monde repose sur trois baleines

13 St Petersbourg, Moscou, Kostroma, Vladimir, Kharkov et Ekaterinosmav, en excluant donc des régions industrielles importantes (in « Les bolcheviks au parlement tsariste » Badaev, Bureau d’éditions 1932 , p13)

14 Badaev, Les bolcheviks au parlement tsariste, Bureau d’éditions, 1932, p 40.

15 Ibid., p 41

16 La révolution Russe 1891-1924 : la tragédie d’un peuple, Denoel, 2007, p. 325.

17 In Alexander Rabinowitch, Les bolcheviks prennent le pouvoir, La Fabrique, 2016.

18 Le parti Bolchevique, Editions de Minuit, 1971.

19 Alexander Rabinovitch, op. cit., p. 419.

20 Eric Aunoble, op. cit., p 116-117.

21 Cité par Eric Aunoble, Ibid., p 165.

22 Orlando Figes, op. cit., p. 274.

23 Ibid., p. 182.

24 Pierre Broué, op. cit., p. 131.

25 Ibid., p. 200.

26 Paul Avrich, La tragédie de Cronstadt, Seuil, 1975, p. 21.

27 Ibid.

28 Ernest Mandel, Octobre 1917: Coup d’état ou révolution sociale, Cahier IIRF, 1992, p. 29.

29 Marc Ferro, Des soviets au communisme bureaucratique, p. 198.

30 J.-M. Geninet dans son introduction à L’opposition ouvrière d’Alexandra Kollontai, p. 25.

31 Oskar Anweiler, Les soviets en Russie, p. 286.

32 C’est moi qui souligne.

33 Ernest Mandel, Octobre 1917: Coup d’état ou révolution sociale, p. 29.