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Les marins allemands oubliés de 1917
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http://www.liberation.fr/debats/2017/09/04/les-marins-allemands-oublies-de-1917_1594118
Autrefois célébrés comme les premiers martyrs de la révolution communiste, Albin Köbis et Max Reichpietsch, fusillés il y a un siècle en Allemagne, ont petit à petit disparu de la mémoire.
Il y a exactement cent ans, le 5 septembre 1917, deux marins allemands, Albin Köbis et Max Reichpietsch, étaient fusillés pour «incitation à la révolte», au petit matin, à Wahn, près de Cologne. A vrai dire, ce centenaire ne suscite que des initiatives d’ampleur limitée, à Berlin ou à Cologne. Les deux marins ne sont plus des figures familières pour les Allemands d’aujourd’hui. Il en fut bien autrement. Leur histoire et celle de leurs camarades révoltés se sont inscrites au cœur des luttes politiques pendant des décennies. Lénine vit en eux les précurseurs de la «révolution mondiale», tandis que la droite allemande bâtit le récit d’un grand complot qui affaiblissait le pays en guerre. Mais revenons d’abord en 1917.
Partout la lassitude de la guerre se fait sentir et d’autant plus en Allemagne, soumise au blocus et à de dures privations. Ainsi l’approvisionnement des marins sur les bateaux de guerre laisse-t-il à désirer. Les tensions montent entre des officiers pleins de morgue, issus des élites, très conservateurs, et des marins d’origines simples, souvent prolétaires, et dont certains, impressionnés par la révolution russe de février, se politisent. En juin-juillet 1917, les incidents se multiplient au sein de la flotte, d’autant plus que les chicanes et des brimades des officiers tendent les situations. A Wilhelmshaven, le 1er août, les marins protestent contre un exercice qu’ils jugent injuste. Onze d’entre eux sont punis, la révolte s’amplifie. Le lendemain, des centaines de marins se rassemblent à terre pour les soutenir ; Köbis et Reichpietsch prennent la parole et réclament la paix. D’autres refus d’obéissance dans la flotte suivent tout au long du mois d’août. La répression s’abat et, après une procédure judiciaire extrêmement partiale et irrégulière, plusieurs sont condamnés à mort, mais seuls Köbis et Reichpietsch sont exécutés.
Köbis, marqué par les idées progressistes, n’était pas affilié à un parti, Reichpietsch, lui, avait adhéré au Parti socialiste indépendant, avec lequel il avait eu plusieurs contacts. Ce lien allait permettre aux officiers de l’état-major de la marine, et à d’autres conservateurs, de forger la thèse d’un complot politique et les premiers éléments de la légende du «coup de poignard dans le dos». Cette terrible invention, qui fit, plus tard, des civils et de la gauche les causes de la défaite alors que l’armée aurait, soi-disant, pu tenir. La diffusion de ce récit sous de multiples formes affaiblit grandement les républicains de Weimar et favorisa la venue au pouvoir des nazis. Pourtant, les députés de gauche avaient, bien au contraire, invité les marins à la prudence les incitant à rester dans le cadre légal.
Chez les spartakistes et dans le monde communiste, Köbis et Reichpietsch deviennent «les vrais héros de la guerre mondiale», puis les «premiers martyrs de la révolution allemande», en forçant un peu l’engagement révolutionnaire de marins luttant d’abord pour la paix. Leur souvenir est entretenu par les hommes du Front rouge dans l’Allemagne de Weimar. Lorsque les communistes prennent le pouvoir dans l’est de l’Allemagne et fondent, en 1949, la République démocratique allemande (RDA), cette politique de mémoire prend une tout autre ampleur. La révolte de 1917 et ses deux martyrs s’inscrivent dans la grande geste révolutionnaire allemande. Les protestations de Wilhelmshaven y annoncent la révolution de 1918 portée en premier lieu par les marins.
Tous les écoliers est-allemands lisent l’histoire de Köbis et Reichpietsch dans leurs manuels d’histoire. Leurs noms sont donnés à des rues et des places, depuis Wismar jusqu’à Dresde, à des institutions scolaires. Mais surtout, la «marine populaire» de RDA, qui doit s’inventer une «tradition», leur alloue une place de choix. Plusieurs bateaux civils et militaires portent ainsi les noms de Köbis et Reichpietsch, jusqu’au yacht officiel du gouvernement Albin-Köbis. En 1958, le film de Kurt Maetzig, grand réalisateur de RDA, le Chant de Marins (Das Lied der Matrosen), fait porter l’ombre des fusillés sur la révolte des marins qui conduit à la chute de l’empire.
En contraste avec le discret centenaire d’aujourd’hui, le souvenir des deux marins exécutés connaît son apogée pour le cinquantenaire de l’exécution (1967), où une grande cérémonie est organisée à Rostock, avant que n’y soit érigé un mémorial aux marins révolutionnaires, une des plus imposantes sculptures de la RDA. La stabilisation du régime et ses choix mémoriels rendent les fusillés de Wahn moins centraux par la suite.
Avec la fin du bloc soviétique, la mémoire des rebelles de 1917 perd en force. A Dresde, ils disparaissent même de l’espace public, et ce centenaire de leur sinistre exécution semble bien silencieux. L’an prochain, l’Allemagne commémorera la révolution de 1918, la naissance de la République, et les marins révoltés à Kiel, ville parfois qualifiée de «lieu de naissance de la démocratie allemande». D’ores et déjà, différents événements sont prévus. Reste à voir les interprétations qui s’imposeront.
Nicolas Offenstadt historien, maître de conférences HDR à Paris-Sorbonne