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Le XIXe siècle n’a peut-être jamais été si proche de nous

Lien publiée le 29 septembre 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

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Pourquoi chercher dans le XIXe siècle le ferment qui permettrait de situer le mouvement de notre propre époque, caractérisée par la mondialisation ? C’est ce qu’exposent ici Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre, co-directeurs d’« Histoire du monde au XIXe siècle » qui vient de paraître (Fayard) et qu’ils inscrivent dans une approche d’histoire « globale »,  abandonnant l’étalon de l’Occident pour adopter l’échelle du monde. 

Au cinéma, le XIXe siècle, ce sont des films en costumes, hésitant entre l’univers de Charles Dickens et celui d’Arthur Conan Doyle. La bourgeoisie, celle du temps du paternalisme, des bonnes manières et des redingotes, joue les premiers rôles. Les bas-fonds des grandes cités industrielles sont peuplés de classes laborieuses et dangereuses. Le mot d’ordre est au libéralisme. Les campagnes forment un décor lointain. Les hommes dominent les femmes, l’Europe domine le monde et la Grande-Bretagne domine l’Europe.

Quelle différence, a priori, avec le XXIe siècle que nous connaissons – celui des lendemains de la décolonisation, des revendications égalitaires, du souci de l’environnement et de la montée en puissance de l’Asie ! Le XIXe siècle paraît si loin. Pour nos grands-parents, c’était presque encore leur époque. Pour nous, il s’est aggloméré aux temps plus anciens. Lorsqu’on lui reconnaît une identité bien définie, c’est la plupart du temps celle d’un repoussoir – un monde dont nous nous serions heureusement éloignés, grâce à l’inéluctable marche du progrès.

Il faut pourtant se déprendre de ces anciennes représentations. L’époque ouverte par la Première Guerre mondiale et conclue par la chute du mur de Berlin, suivie de la dislocation de l’URSS, avait imposé un certain regard sur le XIXe siècle. On y cherchait la matrice d’un monde « bipolaire », structuré par l’affrontement entre le capitalisme et le communisme, l’Ouest et l’Est, où le « Tiers-Monde » était assigné à ses origines coloniales. Cela restreignait la perspective : le XIXe siècle de la « Révolution industrielle », de l’urbanisation, des missions chrétiennes, de la colonisation, des migrations « blanches » aurait permis la domination sans partage de la bourgeoisie sur le prolétariat et, surtout, de l’Europe sur le reste du monde. 

Toutes les autres expériences du siècle, tous les futurs non advenus mais pensés par les femmes et les hommes du XIXe siècle, les espoirs et les craintes qu’ils ont éprouvés, étaient engloutis dans cette quête téléologique des origines du monde issu des deux guerres mondiales. 

Appréhender le XIXe siècle via l’échelle du monde peut faire mieux saisir les mutations actuelles.

Le monde bouillonnant, foisonnant, multipolaire qui a succédé à la « Guerre froide » invite à relire très différemment cette période. Le XIXe siècle n’a peut-être jamais été si proche de nous. Les débats actuels sur la « mondialisation » économique nous renvoient directement aux controverses entre libre-échangistes et protectionnistes dans la première moitié du XIXe siècle. Aujourd’hui comme dans les années 1880, l’intensification des échanges et l’homogénéisation accrue des pratiques culturelles exaspèrent partout l’expression des différences. La résurgence aux quatre coins de la planète des revendications identitaires fait écho à l’intense désir de nation et à l’obsession de l’ethnicité qui animaient les élites de la seconde moitié du XIXe siècle. L’Etat Islamique peut à certains égards rappeler le royaume théocratique des Taiping établi en Chine entre 1851 et 1864. Daesh est loin d’avoir inventé le terrorisme cosmopolite et transnational, déjà en creux au sein des réseaux anarchistes européens des années 1890. L’expression publique d’un racisme ostentatoire à Charlottesville en août dernier semble avoir ravivé les plaies de la guerre de Sécession (1861-1865) aux Etats-Unis. A l’opposé du spectre politique, des militants et intellectuels redécouvrent ces derniers temps les potentialités émancipatrices des penseurs utopiques des années 1820-1840 cependant que la spéculation financière, fondée notamment sur le marché des produits dérivés qui a explosé à partir des années 1990, trouve son origine dans les contrats à terme qui se multiplient aux Etats-Unis à partir des années 1880. Le triomphe des multinationales s’ancre dans le développement ancien de grandes entreprises, y compris en dehors de l’Europe, comme le groupe Tata (1868) en Inde ou la United Fruit Company (1899) aux Etats-Unis. Et même l’avènement de l’ère de la post-vérité avec son lot quotidien de « fake news » fait directement écho à l’internationalisation de l’information qui s’appuie en grande partie au milieu du XIXe siècle sur un réseau de faux correspondants à l’étranger ! 

Appréhender le XIXe siècle en adoptant l’échelle du monde n’est pas sans intérêt pour mieux saisir les mutations actuelles. Comprendre que la mondialisation du XIXe siècle ne fut pas une simple occidentalisation, que la révolution des transports et des communications de cette époque a préparé la nôtre, jusque dans ses effets pervers, que la colonisation ne fut pas seulement une entreprise européenne et que ses effets retours dans les métropoles furent considérables dès cette époque, que le processus d’industrialisation fut bien plus complexe que les modèles diffusionnistes, centrés sur la Grande-Bretagne, ne le donnent à penser : cet effort intellectuel de décentrement permet de mieux situer le mouvement de notre propre époque. 

Ne vivrions-nous pas la fin de la domination occidentale, parenthèse à l’aune des temps historiques ?

Si le XIXe siècle est classiquement considéré comme le « siècle des révolutions », quel sens prend cette expression dès lors qu’on ne se laisse pas aveugler par une vision occidentalo-centrée des phénomènes insurrectionnels ? Le retour des tensions frontalières, partout dans le monde, n’invite-t-il pas à se souvenir de la façon dont la forme de l’État-nation s’est progressivement et tardivement imposée au XIXe siècle ? Comment comprendre l’« émergence » depuis plusieurs décennies de nombreux pays du Sud, sans se souvenir des formes de « modernités alternatives » qui se sont épanouies plus d’un siècle auparavant à l’instar de la Renaissance bengalie en Inde, des Tanzimat dans l’Empire ottoman, des réformes Meiji au Japon, du mouvement d’auto-renforcement en Chine, etc., autant de mouvements dont l’ampleur a été plus ou moins minorée par les « Occidentaux », vainqueurs provisoires de la fin du XIXe siècle ? Les débats sur l’impérialisme ne sont-ils pas mieux nourris si l’on prend en compte les modifications subies par la notion d’empire à cette époque ? La domination occidentale sur le monde ne serait-elle pas mieux comprise si l’on se rappelait la progressive émergence des notions de « civilisation » et d’« Occident » depuis la fin du XVIIIe siècle ? Ne pourrait-on pas considérer que nous vivons actuellement la fin d’une domination qui, à l’échelle des temps historiques, ne fut qu’une parenthèse – assurément décisive – de deux siècles ?

Le XIXe siècle n’est plus exactement « ce siècle qui n’en finit pas de finir », dont parlait si bien l’historien Eric Hobsbawm. A la lumière des mutations contemporaines, il est devenu le miroir certes déformant, mais tout aussi éclairant, de la mondialisation. En relire l’histoire, c’est, aujourd’hui plus que jamais, s’armer pour comprendre le présent.

Pierre Singaravélou est professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne.

Sylvain Venayre est professeur d’histoire contemporaine à l’université Grenoble-Alpes.

« Histoire du monde au XIXe siècle », de Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre (dir.), éditions Fayard, 2017, 720 p., 39 euros (1).

Cette entreprise collective – près de cent historiens – participe de l’approche « globale » de l’histoire mise sous le feu des projecteurs par « Histoire mondiale de la France » (Seuil, 2017), dirigée par Patrick Boucheron (dont Pierre Singaravélou a été l’un des coordinateurs). Elle exige d’abandonner l’étalon de l’Occident – le XIXe siècle comme époque de la « modernité » – et d’adopter l’échelle du monde, afin, pour dissiper un « immense malentendu », de faire entendre la polyphonie de ce siècle dans une « histoire de tous » et de montrer aux actuels habitants de la planète mondialisée « comment nous sommes devenus contemporains ». Face à la mosaïque du monde, il fallait un livre « kaléidoscope » : aux phénomènes qui transformèrent le monde succède une chronologie sur mesure, puis « Le magasin du monde », inventaire à la Prévert de la culture matérielle, la plus largement partagée. Enfin, pour « provincialiser l’Europe », l’espace mondial est présenté en dix aires culturelles. Au lecteur de faire son chemin – buissonnier – dans une histoire qui, pour reprendre Patrick Boucheron, « est tellement plus intéressante ainsi ! »