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Marx et la Révolution française : la « poésie du passé »

Marx

Lien publiée le 2 octobre 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.contretemps.eu/marx-revolution-francaise/

Alors que le film de Raoul Peck sur le jeune Marx est en ce moment dans les salles, il vaut la peine de s’interroger sur le rapport de Marx à la révolution, et en particulier à la Révolution française. En effet, selon Michael Löwy, Marx a été littéralement fasciné par la Révolution française, comme beaucoup d’intellectuels allemands de sa génération : elle était à ses yeux tout simplement la révolution par excellence – plus précisément « la révolution la plus gigantesque (« Kolossalste ») qu’ait connue l’histoire »[1].

On sait qu’en 1844, il avait eu l’intention d’écrire un livre sur la Révolution française, à partir de l’histoire de la Convention. Dès 1843, il avait commencé à consulter des ouvrages, à prendre des notes, à dépouiller des périodiques et des collections. Ce sont d’abord surtout des ouvrages allemands – Karl Friederich Ernst Ludwig, Wilhelm Wachsmuth – mais ensuite prédominent les livres français, notamment les mémoires du conventionnel Levasseur, dont les extraits remplissent plusieurs pages du cahier de notes de Marx rédigé à Paris en 1844. Outre ces carnets (reproduits par Maximilien Rubel dans le volume III des Œuvres dans la Pléïade), les références citées dans ces articles ou ces livres (surtout au cours des années 1844-1848) témoignent de la vaste bibliographie consultée : L’Histoire parlementaire de la Révolution française, de Buchez et Roux, L’Histoire de la Révolution française, de Louis Blanc, celles de Carlyle, Mignet, Thiers, Cabet, des textes de Camille Desmoulin, Robespierre, Saint-Just, Marat, etc. On peut trouver un relevé partiel de cette bibliographie dans l’article de Jean Bruhat sur « Marx et la Révolution française », publié dans les « Annales historiques de la Révolution française », en avril-juin 1966.

Le triomphe d’un nouveau système social

Le projet de livre sur la Convention n’a pas abouti mais on trouve, parsemées dans ses écrits tout au long de sa vie, de multiples remarques, analyses, excursions historiographiques et esquisses interprétatives sur la Révolution française. Cet ensemble est loin d’être homogène : il témoigne de changements, réorientations, hésitations et parfois contradictions dans sa lecture des événements. Mais on peut en dégager aussi quelques lignes de force qui permettent de définir l’essence du phénomène – et qui vont inspirer au cours d’un siècle et demi toute l’historiographie socialiste.

Cette définition part, on le sait, d’une analyse critique des résultats du processus révolutionnaire : de ce point de vue, il s’agit pour Marx, sans l’ombre d’un doute, d’une révolution bourgeoise. Cette idée n’était pas, en elle-même, nouvelle : la nouveauté de Marx a été de fusionner la critique communiste des limites de la Révolution française (depuis Baboeuf et Buonarroti jusqu’à Mosses Hess) avec son analyse de classe par les historiens de l’époque de la Restauration (Mignet, Thiers, Thierry, etc.), et de situer le tout dans le cadre de l’histoire mondiale, grâce à sa méthode historique matérialiste. Il en résulte une vision d’ensemble, vaste et cohérente, du paysage révolutionnaire français, qui fait ressortir la logique profonde des événements au-delà des multiples détails des épisodes héroïques ou crapuleux, des reculs et des avancées. Une vision critique et démystificatrice qui dévoile, derrière la fumée des batailles et l’ivresse des discours, la victoire d’un intérêt de classe, l’intérêt de la bourgeoisie. Comme il le souligne dans un passage brillant et ironique de La Sainte-Famille (1845), qui saisit en un trait de plume le fil rouge de l’histoire :

 « la puissance de cet intérêt fut telle qu’il vainquit la plume d’un Marat, la guillotine des hommes de la Terreur, le glaive de Napoléon, tout comme le crucifix et le sang-bleu des Bourbons »[2].

En réalité, la victoire de cette classe fut, en même temps, l’avènement d’une nouvelle civilisation, de nouveaux rapports de production, de nouvelles valeurs – non seulement économiques mais aussi sociales et culturelles – bref, d’un nouveau mode de vie. Ramassant en un paragraphe la signification historique des révolutions de 1848 et de 1789 (mais ses remarques sont plus pertinentes pour la dernière que pour la première), Marx observe, dans un article de la Nouvelle Gazette Rhénane en 1848 :

« Elles étaient le triomphe de la bourgeoisie, mais le triomphe de la bourgeoisie était alors le triomphe d’un nouveau système social, la victoire de la propriété bourgeoise sur la propriété féodale, du sentiment national sur le provincialisme, de la concurrence sur le corporatisme, du partage sur le majorat, (…) des lumières sur la superstition, de la famille sur le nom, de l’industrie sur la paresse héroïque, du droit bourgeois sur les privilèges moyenâgeux. »[3]

Bien entendu, cette analyse marxienne sur le caractère – en dernière analyse – bourgeois de la Révolution française n’était pas un exercice académique d’historiographie : elle avait un but politique précis. Elle visait, en démystifiant 1789, à montrer la nécessité d’une nouvelle révolution, la révolution sociale – celle qu’il désigne, en 1844, comme « l’émancipation humaine » (en opposition à l’émancipation uniquement politique) et, en 1846, comme la révolution communiste.

Une des caractéristiques principales qui distingueront cette nouvelle révolution de la Révolution française de 1789-1794 sera, selon Marx, son « antiétatisme », sa rupture avec l’appareil bureaucratique aliéné de l’État. Jusqu’ici,

« toute les révolutions ont perfectionné cette machine au lieu de la briser. Les partis qui luttèrent à tour de rôle pour le pouvoir considèrent la conquête de cette immense édifice D’État comme la principale proie du vainqueur ».

Présentant cette analyse dans Le Dix-Huit Brumaire, il observe – de façon analogue à Tocqueville – que la Révolution française n’a fait que

« développer l’œuvre commencée par la monarchie absolue : la centralisation, (…) l’étendue, les attributs et les exécutants du pouvoir gouvernemental. Napoléon acheva de perfectionner cette machinerie d’État ».

Toutefois, pendant la monarchie absolue, la révolution et le Premier Empire, cet appareil n’a été qu’un moyen de préparer la domination de classe de la bourgeoisie, qui s’exercera plus directement sous Louis-Philippe et la République de 1848… Quitte à faire la place à nouveau, à l’autonomie du politique durant le Second Empire – quand l’État semble s’être rendu « complètement indépendant ». En d’autres termes : l’appareil étatique sert les intérêts de classe de la bourgeoisie sans être nécessairement sous son contrôle direct. Ne pas toucher au fondement de cette machine parasitaire et aliénée est une des limitations bourgeoises les plus décisives de la Révolution française selon Marx.

Comme l’on sait, cette idée esquissée en 1852 sera développée en 1871 dans ses écrits sur la Commune – premier exemple de révolution prolétarienne qui brise l’appareil d’État et en fini avec ce « boa constrictor » qui « enserre le corps social dans les mailles universelles de sa bureaucratie, de sa police, de son armée permanente ». La Révolution française, par son caractère bourgeois, ne pouvait pas émanciper la société de cette « excroissance parasitaire », de ce « grouillement de vermine d’État », de cette« énorme parasite gouvernemental »[4].

Les tentatives récentes des historiens révisionnistes pour « dépasser » l’analyse marxienne de la Révolution française aboutissent généralement à une régression vers des interprétations plus anciennes, libérales ou spéculatives. Se confirme ainsi la remarque profonde de Sartre : le marxisme est l’horizon indépassable de notre époque et les tentatives pour aller « au-delà » de Marx finissent souvent par tomber en deçà de lui. On peut illustrer ce paradoxe par la démarche du représentant le plus talentueux et le plus intelligent de cette école, François Furet, qui ne trouve pas d’autres chemins pour dépasser Marx que… le retour à Hegel. Selon Furet,

« l’idéalisme hégélien se préoccupe infiniment plus des données concrètes de l’histoire de France du XVIIIe siècle que le matérialisme de Marx ».

Quelles sont donc ces « données concrètes » infiniment plus importantes que les rapports de production et la lutte de classes ? Il s’agit du « long travail de l’esprit dans l’histoire »… Grâce à lui (l’esprit avec un E majuscule), nous pouvons enfin comprendre la vraie nature de la Révolution française : plutôt que le triomphe d’une classe sociale, la bourgeoisie, elle est

« l’affirmation de la conscience de soi comme volonté libre, coextensive avec l’universel, transparente à elle-même, réconciliée avec l’être ».

Cette lecture hégélienne des événements conduit Furet à la curieuse conclusion que la Révolution française a abouti à un« échec », dont il faudrait chercher la cause dans une « erreur » : vouloir « déduire le politique du social ». Le responsable de cet « échec » serait, en dernière analyse… Jean-Jacques Rousseau. L’erreur de Rousseau et de la Révolution française tient dans la tentative d’affirmer « l’antécédence du social sur l’État ». Hegel, en revanche, avait parfaitement compris qu’ « il n’y a qu’à travers l’État, cette forme supérieure de l’histoire, que la société s’organise selon la raison ». C’est une interprétation possible des contradictions de la Révolution française, mais est-elle vraiment « infiniment plus concrète » que celle esquissée par Marx ?[5]

Quel fut le rôle de la classe bourgeoise ?

Reste à savoir dans quelle mesure cette révolution bourgeoise a été effectivement menée, impulsée et dirigée par la bourgeoisie. On trouve dans certains textes de Marx de véritables hymnes à la gloire de la bourgeoisie révolutionnaire française de 1789 ; il s’agit presque toujours d’écrits qui la comparent avec son équivalent social outre-Rhin, la bourgeoisie allemande du XIXe siècle.

Dès 1844, il regrette l’inexistence en Allemagne d’une classe bourgeoise pourvue de

« cette grandeur d’âme qui s’identifie, ne serait-ce qu’un moment, à l’âme du peuple, de ce génie qui inspire à la force matérielle l’enthousiasme pour la puissance politique, de cette hardiesse révolutionnaire qui lance à l’adversaire en guise de défi : je ne suis rien et je devrais être tout ».[6]

Dans ses articles écrits pendant la révolution de 1848, il ne cesse de dénoncer la « lâcheté » et la « trahison » de la bourgeoisie allemande, en la comparant au glorieux paradigme français :

« La bourgeoisie prussienne n’était pas la bourgeoisie française de 1789, la classe qui, face aux représentants de l’ancienne société, de la royauté et de la noblesse, incarnait à elle seule toute la société moderne. Elle était déchue au rang d’une sorte de caste (…) encline dès l’abord à trahir le peuple et à tenter des compromis avec le représentant couronné de l’ancienne société ».[7]

Dans un autre article de la Nouvelle Gazette Rhénane (juillet 1848), il examine de façon plus détaillée ce contraste :

« la bourgeoisie française de 1789 n’abandonnera pas un instant ses alliés, les paysans. Elle savait que la base de sa domination était la déconstruction de la féodalité à la campagne, la création d’une classe paysanne libre, possédant des terres. La bourgeoisie de 1848 trahit sans aucune hésitation les paysans, qui sont ses alliés les plus naturels, la chair de sa chair, et sans lesquels elle est impuissante face à la noblesse ».[8]

Cette célébration des vertus révolutionnaires de la bourgeoisie française va inspirer plus tard (surtout au XXe siècle) toute une vision linéaire et mécanique du progrès historique chez certains courants marxistes. Nous en reparlerons plus loin.

En lisant ces textes, on a parfois l’impression que Marx n’exalte autant la bourgeoisie révolutionnaire de 1789 que pour mieux stigmatiser sa « misérable » contrefaçon allemande de 1848. Cette impression est confirmée par des textes quelque peu antérieurs à 1848, où le rôle de la bourgeoisie française apparaît bien moins héroïque. Dans L’Idéologie allemande, par exemple, il observe à propos de la décision des États Généraux de se proclamer en Assemblée souveraine :

« L’Assemblée Nationale fut forcé de faire ce pas en avant, poussée qu’elle était par la masse innombrable qui se tenait derrière elle. »[9]

Et, dans un article de 1847, il affirme au sujet de l’abolition révolutionnaire des vestiges féodaux en 1789-1794 :

« Timorée et conciliante comme elle l’est, la bourgeoisie ne fût venue à bout de cette besogne même en plusieurs décennies. Par conséquent, l’action sanglante du peuple n’a fait que lui préparer les voies. »[10]

Si l’analyse marxienne du caractère bourgeois de la Révolution est d’une remarquable cohérence et clarté, la même chose ne peut être dite pour ses tentatives d’interpréter le jacobinisme, la Terreur, 1793. Confronté au mystère jacobin, Marx hésite. Cette hésitation est visible dans les variations d’une période à l’autre, d’un texte à l’autre, et parfois à l’intérieur d’un même document… Toutes les hypothèses qu’il avance ne sont pas du même intérêt. Certaines, assez extrêmes – et d’ailleurs mutuellement contradictoires -, sont peu convaincantes. Par exemple, dans un passage de L’Idéologie allemande, il présente la Terreur comme la mise en pratique du « libéralisme énergique de la bourgeoisie » ! Or, quelques pages plus tôt, Robespierre et Saint-Just sont définis comme les « authentiques représentants des forces révolutionnaires : la masse « innombrable » »[11]

Cette dernière hypothèses est encore une fois suggérée dans un passage de l’article contre Karl Heinzen, de 1847 : si, « comme en 1794, (…) le prolétariat renverse la domination politique de la bourgeoisie » avant que les conditions matérielles de son pouvoir ne soient données, sa victoire « ne sera que passagère » et servira, en dernière analyse, à la révolution bourgeoise elle-même.[12] La formulation est indirecte et la référence à la Révolution française n’est faite qu’en passant, en vue d’un débat politique actuel, mais il est tout de même surprenant que Marx ait pu envisager les événements de 1794 comme une «  victoire du prolétariat »

D’autres interprétations sont plus pertinentes et peuvent être considérées comme réciproquement complémentaires :

a) La Terreur est un moment d’autonomisation du politique qui entre en conflit violent avec la société bourgeoise. Le « locus classicus »de cette hypothèse est un passage de La Question Juive (1844) :

« Évidement à des époques où l’Etat politique comme tel naît violemment de la société bourgeoise (…) l’Etat peut et doit aller jusqu’à la suppression de la religion (…) mais uniquement comme il va jusqu’à la suppression de la propriété privée, au maximum, à la confiscation, à l’impôt progressif, à la suppression de la vie, à la guillotine. (…) La vie politique cherche à étouffer ses conditions primordiales, la société bourgeoise et ses éléments pour s’ériger en vie générique véritable et absolue de l’homme. Mais elle ne peut atteindre ce but qu’en se mettant en contradiction violente avec ses propres conditions d’existence, en déclarant la révolution à l’état permanent ; aussi le drame politique se termine-t-il nécessairement par la restauration de tous les éléments de la société bourgeoise ».[13]

Le jacobinisme apparaît sous cet éclairage comme une tentative vaine et nécessairement avortée d’affronter la société bourgeoise à partir de l’Etat de façon strictement politique.

b) Les hommes de la Terreur – « Robespierre, Saint-Just et leur parti »– ont été victimes d’une illusion : ils ont confondu l’antique république romaine avec l’Etat représentatif moderne. Pris dans une contradiction insoluble, ils ont voulu sacrifier la société bourgeoise « à un mode antique de vie politique ». Cette idée, développée dans La Sainte Famille, implique comme l’hypothèse antérieure, une période historique d’exaspération et d’autonomisation du politique. Elle aboutit à la conclusion, quelque peu surprenante, que Napoléon est l’héritier du jacobinisme : il a représenté

« la dernière bataille du terrorisme révolutionnaire contre la société bourgeoise, proclamée elle aussi par la révolution, et contre sa politique ». Il est vrai qu’il « n’avait rien d’un terroriste exalté » ; néanmoins, « il considérait encore l’Etat comme une fin en soi, et la vie civile uniquement comme son trésorier et comme son subalterne, qui devait renoncer à toute volonté propre. Il accompli le terrorisme en remplaçant la révolution permanente par la guerre permanente ».[14]

On retrouve cette thèse dans Le Dix-Huit Brumaire (1852), mais cette fois Marx insiste sur la ruse de la raison qui fait des Jacobins (et de Bonaparte) les accoucheurs de cette même société bourgeoise qu’ils méprisaient :

« Camille Desmoulin, Danton, Robespierre, Saint-Just, Napoléon, les héros, de même que les partis et la masse lors de l’ancienne Révolution française accomplirent dans le costume romain, et avec la phraséologie romaine, la tâche de leur époque, à savoir la libération et l’instauration de la société bourgeoise moderne. (…) La nouvelle forme de société une fois établie, disparurent les colosses antédiluviens et, avec eux, la Rome ressuscitée : les Brutus, les Gracchus, les Publicola, les Tribuns, les Sénateurs, et César lui-même. La société bourgeoise, dans sa sobre réalité, s’était créée ses véritables interprètes et porte-parole dans la personne des Say, des Cousin, des Royer-Collard, des Benjamin Constant et des Guizot. »[15]

Robespierre et Napoléon, même combat ? La formule est discutable. On la trouvait déjà sous la plume des libéraux tels que Madame de Staël qui décrivait Bonaparte comme un « Robespierre à cheval ». Chez Marx, en tout cas, elle montre le refus de toute filiation directe entre jacobinisme et socialisme. Cependant, on a l’impression qu’elle relève moins d’une critique du jacobinisme (comme chez Daniel Guérin un siècle plus tard) que d’une certaine « idéalisation » de l’homme du Dix-Huit Brumaire, considéré par Marx – en accord avec une tradition de la gauche rhénane (par exemple Heine) – comme le continuateur de la Révolution française.

c) La Terreur a été une méthode plébéienne d’en finir de façon radicale avec les vestiges féodaux et dans ce sens elle a été fonctionnelle pour l’avènement de la société bourgeoise. Cette hypothèse est suggérée dans plusieurs écrits, notamment l’article sur « La bourgeoisie et la contre-révolution »de 1848. Analysant le comportement des couches populaires urbaines (« le prolétariat et les autres catégories sociales n’appartenant pas à la bourgeoisie »), Marx affirme :

« Même là où elles s’opposaient à la bourgeoisie, comme par exemple de 1793 à 1794 en France, elle ne luttaient que pour faire triompher les intérêts de la bourgeoisie, quand bien même ce n’était pas à sa manière. Toute la Terreur en France ne fut rien d’autre qu’une méthode plébéienne d’en finir avec les ennemis de la bourgeoisie, l’absolutisme, le féodalisme et l’esprit petit-bourgeois ».[16]

L’avantage évident de cette analyse était d’intégrer les événements de 1793-1794 dans la logique d’ensemble de la Révolution française – l’avènement de la société bourgeoise. Utilisant la méthode dialectique, Marx montre que les aspects « anti-bourgeois » de la Terreur n’ont servi, en dernière analyse, qu’à mieux assurer le triomphe social et politique de la bourgeoisie.

Le marxisme et le jacobinisme

Les trois aspects mis en évidence par ces trois lignes d’interprétation du jacobinisme – l’hypertrophie du politique en lutte contre la société bourgeoise, l’illusion de revenir à la République antique et le rôle d’instrument plébéien au service des intérêts objectifs de la bourgeoisie – sont tout à fait compatibles et permettent de saisir différentes facettes de la réalité historique.

On est cependant frappés par deux aspects : d’une part, l’importance quelque peu excessive que Marx attribue à l’illusion romaine comme clé explicative du comportement des Jacobins. D’autant plus qu’une des exigences du matérialisme historique est d’expliquer les idéologies et les illusions par la position et les intérêts des classes sociales… Or, il n’y a pas chez Marx (ou Engels) une tentative, même approximative, de définir la nature de classe du jacobinisme. Ce ne sont pas des analyses de classe qui manquent dans ses écrits sur la Révolution française : le rôle de l’aristocratie, du clergé, de la bourgeoisie, des paysans, de la plèbe urbaine et même du « prolétariat » (concept un peu anachronique dans la France du XVIIIe siècle) sont passés en revue. Mais le jacobinisme reste suspendu dans l’air, dans le ciel de la politique « antique » – ou alors associé de façon un peu rapide à l’ensemble des couches plébéiennes, non bourgeoises.

Si dans les œuvres sur la révolution de 1848-1852 Marx n’hésite pas à qualifier les héritiers modernes de la Montagne comme« démocrates petits-bourgeois », il est très rare qu’il étende cette définition sociale aux Jacobins de 1793. Un des seuls passages où cela est suggéré se trouve dans la circulaire de mars 1850 à la Ligue des Communistes :

« Tout comme lors de la première Révolution française, les petits-bourgeois donneront les terres féodales en tant que libre propriété aux paysans, c’est à dire qu’ils voudront (…) favoriser une classe paysanne petite-bourgeoise qui accomplisse le même cycle de paupérisation et d’endettement dans lequel le paysan français est actuellement renfermé ».[17]

Mais ils ’agit à nouveau d’une remarque « en passant », où les Jacobins ne sont même pas explicitement désignés. C’est un fait curieux, mais il y a très peu d’éléments chez Marx (ou Engels) pour une analyse de classe des contradictions du jacobinisme – comme par exemple celle de Daniel Guérin, selon lequel le parti jacobin était « à la fois petit-bourgeois à la tête et populaire à la base ».[18]

En tous cas, une chose est claire : 1793 n’était pas du tout, à ses yeux, un paradigme pour la future révolution prolétarienne. Quelle que soit son admiration pour la grandeur historique et l’énergie révolutionnaire d’un Robespierre ou d’un Saint-Just, le jacobinisme est explicitement refusé comme modèle ou source d’inspiration de la praxis révolutionnaire socialiste. Cela apparaît dès les premiers textes communistes de 1844, qui opposent l’émancipation sociale aux impasses et illusions du volontarisme politique des hommes de la Terreur. Mais c’est au cours des années 1848-1852, dans les écrits sur la France, que Marx va dénoncer, avec la plus grande insistance, la « superstition traditionnelle en 1793 », les « pédants de la vieille tradition de 1793 », les « illusions des républicains de la tradition de 1793 », et tous ceux qui « se grisent de l’opium des sentiments et des formules patriotiques de 1793 ». Raisonnement qui le conduit à la célèbre conclusion formulée dans Le Dix-Huit Brumaire :

 « La révolution sociale du XIXe siècle ne peut pas tirer sa poésie du passé, mais seulement de l’avenir. Elle ne peut pas commencer avec elle même avant d’avoir liquidé complètement toute superstition à l’égard du passé ».[19]

C’est une affirmation bien discutable – la Commune de 1793 a inspirée celle de 1871 et celle-ci, à son tour, a nourri Octobre 1917 -, mais elle témoigne de l’hostilité de Marx a toute résurgence du jacobinisme dans le mouvement prolétarien.

Cela ne signifie nullement que Marx ne perçoit pas, au sein de la Révolution française, des personnages, des groupes et des mouvements précurseurs du socialisme. Dans un passage très connu de La Sainte-Famille, il passe rapidement en revue les principaux représentants de cette tendance :

« Le mouvement révolutionnaire qui commença en 1789 au cercle social, qui, au milieu de sa carrière, eut pour représentants principaux Leclerc et Roux et finit par succomber provisoirement avec la conspiration de Babeuf, avait fait germer l’idée communiste que l’ami de Babeuf, Buonarroti réintroduisit en France après la révolution de 1830. Cette idée, développée avec conséquence, c’est l’idée du nouvel état du monde ».[20]

Curieusement, Marx ne semble s’intéresser qu’à l’idée communiste, et ne prête pas beaucoup d’attention au mouvement social, à la lutte des classes au sein du Tiers Etat. Par ailleurs, il ne s’occupera plus, dans ses écrits postérieurs, de ces « germes communistes » de la Révolution française (à l’exception de Babeuf) et n’essaiera jamais d’étudier les affrontements de classes entre bourgeois et bras-nus au cours de la Révolution. Chez le vieux Engels (en 1889), on trouve quelques références rapides au conflit entre la Commune (Hébert, Chaumette) et le Comité de Salut Public (Robespierre), mais il n’est pas question du courant enragé représenté par Jacques Roux.[21]

Parmi ces figures de précurseurs, Babeuf est donc le seul qui semble réellement important aux yeux de Marx et d’Engels, qui s’en réfèrent à plusieurs reprises. Par exemple, dans l’article contre Heinzen (1847), Marx observe :

« La première apparition d’un parti communiste réellement agissant se trouve dans le cadre de la révolution bourgeoise, au moment où la monarchie constitutionnelle est supprimée. Les républicains les plus conséquents, en Angleterre les Niveleurs, en France Babeuf, Buonarroti, sont les premiers à avoir proclamé ces questions sociales. La conspiration de Babeuf, décrite par son ami et compagnon Buonarroti, montre comment ces républicains ont puisé dans le mouvement de l’histoire l’idée qu’en éliminant la question sociale de la monarchie ou de la république, on n’avait pas encore résolu la moindre question sociale dans le sens du prolétariat ».

D’autre part, la phrase, dans le« Manifeste Communiste », qui décrit « les premières tentatives du prolétariat pour imposer directement son propre intérêt de classe » – tentatives qui ont eu lieu « dans la période du bouleversement de la société féodale -, se réfère elle aussi à Babeuf[22] (explicitement mentionné dans ce contexte). Cet intérêt est compréhensible, dans la mesure où plusieurs courants communistes dans la France d’avant 1848 étaient plus ou moins directement inspirés par le babouvisme. Mais la question des mouvements populaires (« sans-culottes ») anti-bourgeois – et plus avancés que les Jacobins – des années 1793-1794 reste peu abordée par Marx (ou Engels).

Une révolution permanente ?

Peut-on dire dans ces conditions que Marx a perçu, dans la Révolution française, non seulement la révolution bourgeoise mais aussi une dynamique de révolution permanente, en embryon de révolution « prolétarienne » débordant du cadre strictement bourgeois ? Oui et non…

Il est vrai, comme nous l’avons vu plus haut, que Marx utilise en 1843-1844 le terme « révolution permanente » pour désigner la politique de la Terreur. Daniel Guérin interprète cette formule comme allant dans le sens de sa propre interprétation de la Révolution française :

 « Marx employa l’expression de révolution permanente à propos de la Révolution française. Il montra que le mouvement révolutionnaire de 1793 tenta (un moment) de dépasser les limites de la révolution bourgeoise ».[23]

Cependant, le sens de l’expression chez Marx (dans La Question Juive) n’est pas du tout identique à celui que lui attribue Guérin : la« révolution permanente » ne désigne pas à ce moment un mouvement social, semi-prolétarien, qui essaie de développer la lutte de classes contre la bourgeoisie – en débordant le pouvoir jacobin -, mais une vaine tentative de la « vie politique » (incarnée par les Jacobins) pour s’émanciper de la société civile/bourgeoise et supprimer celle-ci par la guillotine. La comparaison que Marx esquisse un an plus tard (La Sainte-Famille) entre Robespierre et Napoléon, ce dernier étant censé « accomplir la Terreur en remplaçant la révolution permanente par la guerre permanente », illustre bien la distance entre cette formule et l’idée d’un germe de révolution prolétarienne.

L’autre exemple que donne Guérin dans le même paragraphe est un article de janvier 1849 où Engels indique la « révolution permanente » comme un des traits caractéristiques de la « glorieuse année 1793 ». Or, dans cet article, Engels mentionne comme exemple contemporain de cette « révolution permanente » le soulèvement national/populaire hongrois de 1848 dirigé par Lajos Kossuth, « qui était pour sa nation Danton et Carnot en une seule personne ». Il est évident que pour Engels ce terme était simplement synonyme de mobilisation révolutionnaire du peuple et n’avait pas du tout le sens d’une transcroissance socialiste de la révolution.[24]

Ces remarques ne visent pas à critiquer Daniel Guérin mais au contraire à mettre en relief la profonde originalité de sa démarche : il n’a pas simplement développé des indications déjà présentes chez Marx et Engels, mais a formulé, en utilisant la méthode marxiste, une interprétation nouvelle, qui met en évidence la dynamique « permanentiste » du mouvement révolutionnaire des bras-nus en 1793-1794.

Cela dit il n’y a pas de doute que l’expression « révolution permanente » est étroitement associée, chez Marx (et Engels), aux souvenirs de la Révolution française. Ce lien se situe à trois niveaux :

-L’origine immédiate de la formule renvoie probablement au fait que les clubs révolutionnaires se déclaraient souvent comme assemblés « en permanence ». Cette expression apparaît d’ailleurs dans un des livres allemands sur la révolution que Marx avait lu en 1843-1844.[25]

-L’expression implique aussi l’idée d’une avancée ininterrompue de la révolution, de la monarchie à la constitutionnelle, de la république girondine à la jacobine, etc.

-Dans le contexte des articles de 1843-1844, elle suggère une tendance de la révolution politique (dans sa forme jacobine) à devenir une fin en soi et à entrer en conflit avec la société civile/bourgeoise.

En revanche, l’idée de révolution permanente au sens fort – celui du marxisme révolutionnaire du XXe siècle – apparaît chez Marx pour la première fois en 1844, à propos de l’Allemagne. Dans l’article « Contributions à la critique de la philosophie du droit de Hegel », il constate l’incapacité pour la bourgeoisie allemande de remplir son rôle révolutionnaire : au moment où elle se met en lutte contre la royauté et la noblesse,

« le prolétaire est déjà engagé dans le combat contre le bourgeois. A peine la classe moyenne ose-t-elle concevoir, de son point de vue, la pensée de son émancipation, que déjà l’évolution des conditions sociales et le progrès de la théorie politique déclare ce point de vue périmé, ou du moins problématique ».

Il s’ensuit qu’en Allemagne,

« ce n’est pas la révolution radicale, l’émancipation universellement humaine qui est […] un rêve utopique ; c’est bien plutôt la révolution partielle, la révolution purement politique, la révolution qui laisse subsister les piliers de la maison ».

En d’autres termes :

« En France, l’émancipation partielle est le fondement de l’émancipation universelle. En Allemagne, l’émancipation universelle est la condition sine qua non de toute émancipation partielle.[26]

C’est donc en opposition au modèle « purement politique », « partiel » de la Révolution française que s’esquisse, dans un langage encore philosophique l’idée que la révolution socialiste devra, dans certains pays, accomplir les tâches historiques de la révolution démocratique-bourgeoise.

Ce n’est qu’en mars 1850, dans la circulaire à la Ligue des Communistes, que Marx et Engels vont fusionner l’expression française avec l’idée allemande, la formule inspirée par la révolution de 1789-1794 avec la perspective d’une transcroissance prolétarienne de la révolution démocratique (allemande) :

« Tandis que les petits-bourgeois démocratiques veulent terminer la révolution au plus vite (…) il est de notre intérêt et de notre devoir de rendre la révolution permanente, jusqu’à ce que toute les classes plus ou moins possédantes aient été chassées du pouvoir, que le prolétariat ait conquis le pouvoir public » dans les principaux pays du monde, et concentré dans ses mains « les forces productives décisives ».[27]

C’est dans ce document que l’expression « révolution permanente » gagne pour la première le sens qu’elle aura par la suite au cours du XXe siècle (notamment chez Trotsky). Dans sa nouvelle conception, la formule garde de son origine et du contexte historique de la Révolution française surtout le deuxième aspect mentionné ci-dessus : l’idée d’une progression, d’une radicalisation et d’un approfondissement ininterrompus de la révolution. On retrouve aussi l’aspect de la confrontation avec la société civile/bourgeoise mais contrairement au modèle jacobin de 1793, celle-ci n’est plus l’œuvre terroriste (nécessairement vouée à l’échec) de la sphère politique en tant que telle – qui essaie en vain de s’attaquer à la propriété privée par la guillotine – mais bien de l’intérieur de la société civile elle-même, sous la forme de révolution sociale (prolétarienne).

Quel héritage ?

Quel est donc l’héritage de la Révolution française pour le marxisme du XXe siècle ? Comme nous l’avons vu, Marx pensait que le prolétariat socialiste devait se débarrasser du passé révolutionnaire du XVIIIe siècle. La tradition révolutionnaire lui apparaît comme un phénomène essentiellement négatif :

« La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants. Et même quand ils semblent occupés à se transformer, eux et les choses, à créer quelque chose de tout à fait nouveau, c’est précisément à ces époques de crises révolutionnaires qu’ils appellent craintivement les esprits du passé à leur rescousse, qu’ils leurs empruntent leurs noms, leurs mot d’ordres, leurs costumes. (…) Les révolutions antérieures avaient besoin de réminiscences historiques pour se dissimuler à elles-mêmes leur propre contenu. La révolution du XIXe siècle doit laisser les morts enterrer leurs morts pour réaliser son propre objet. »[28]

Bien entendu, cette remarque se situe dans un contexte précis, celui d’une polémique de Marx contre la « caricature de Montagne » des années 1848-1852, mais elle présente aussi une visée plus générale. Il me semble que Marx a à la fois raison et tort…

Il a raison, dans la mesure où les marxistes ont souvent voulu s’inspirer, au cours du XXe siècle, du paradigme de la Révolution française, avec des résultats assez négatifs. C’est le cas, tout d’abord, du marxisme russe, dans ses deux grandes branches :

Plékhanov et les mencheviques – qui croyaient que la bourgeoisie démocratique russe allait jouer dans la lutte contre le tsarisme le même rôle révolutionnaire que la bourgeoisie française a joué (selon Marx) dans la révolution de 1789. A partir de ce moment, le concept de « bourgeoisie révolutionnaire »est entré dans le vocabulaire des marxistes et est devenu un élément clé dans l’élaboration des stratégies politiques – en ignorant l’avertissement de Marx, à propos de l’Allemagne (mais avec des indications plus générales) : les classes bourgeoises qui arrivent trop tard (i.e. qui sont déjà menacées par le prolétariat) ne pourront pas avoir une pratique révolutionnaire conséquente. Bien entendu, grâce au stalinisme, le dogme de la bourgeoisie démocratique-révolutionnaire (ou nationale) et l’idée d’une répétition – dans des nouvelles conditions – du paradigme de 1789 ont été une composante essentielle de l’idéologie du mouvement communiste dans les pays coloniaux, semi-coloniaux et dépendants, depuis 1926, avec des conséquences néfastes pour les classes dominées.

Lénine et les bolcheviques qui n’avaient pas, eux, des illusions sur la bourgeoisie libérale russe, mais qui avaient pris surtout avant 1905, le jacobinisme comme modèle politique. Il en résultait une conception souvent autoritaire du parti, de la révolution et du pouvoir révolutionnaire… Rosa Luxemburg et Léon Trotsky vont critiquer – notamment au cours des années 1903-1905 – ce paradigme jacobin, en insistant sur la différence essentielle entre l’esprit, les méthodes, les pratiques et les formes d’organisation marxistes et celles de Robespierre et ses amis. On peut considérer L’Etat et la Révolution, de Lénine, comme un dépassement de ce modèle jacobin.

Traiter Staline et ses acolytes d’héritiers du jacobinisme serait trop injuste envers les révolutionnaires de 1793, et comparer la Terreur du Comité de Salut Public avec celle du GPU des années 1930 est une absurdité historique évidente. En revanche, on peut repérer la présence d’un élément jacobin chez un marxiste aussi subtile et novateur qu’Antonio Gramsci. Tandis que, dans ses articles de 1919 pour Ordine Nuovo, il proclamait que le parti prolétarien ne doit pas être « un parti qui se sert de la masse pour tenter une imitation héroïque des Jacobins français », dans ses Cahiers de Prison des années 1930, on trouve une vision assez autoritaire du parti d’avant-garde présentée explicitement comme l’héritier légitime de la tradition de Machiavel et des Jacobins.[29]

A un autre niveau, il me semble toutefois que Marx avait tort de nier toute valeur (pour le combat socialiste) à la tradition révolutionnaire de 1789-1794. Sa propre pensée en est un excellent exemple : l’idée même de révolution dans ses écrits (et ceux d’Engels), comme mouvement insurrectionnel des classes dominées qui renverse un Etat oppresseur et un ordre social injuste, a été dans une très large mesure inspirée par cette tradition… D’une façon plus générale, la grande Révolution française fait partie de la mémoire collective du peuple travailleur – en France, en Europe et dans le monde entier – et constitue une des sources vitales de la pensée socialiste, dans toutes ses variantes (communisme et anarchisme y compris). Contrairement à ce qu’avait écrit Marx dans Le Dix-Huit Brumaire, sans « poésie du passé », il n’y a pas de rêve d’avenir…

D’une certaine manière, l’héritage de la Révolution française reste encore aujourd’hui, vivant, actuel, actif. Il garde quelque chose d’inachevé… Il contient une promesse non encore accomplie. Il est le commencement d’un processus qui n’est pas encore terminé. La meilleure preuve en est les tentatives répétées et insistantes de mettre fin, une bonne fois pour toutes, officiellement et définitivement, à la Révolution française. Napoléon a été le premier à décréter, le Dix-Huit Brumaire, que la révolution était finie. D’autres se sont livrés, au cours des siècles, à ce type d’exercices, repris aujourd’hui avec un bel aplomb par François Furet. Or, qui aurait de nos jours l’idée saugrenue de déclarer « terminée » la Révolution anglaise de 1648 ? Ou la Révolution américaine de 1778 ? Ou la Révolution de 1830 ? Si l’on s’acharne tellement sur celle de 1789-1794, c’est précisément parce qu’elle est loin d’être terminée – c’est à dire parce qu’elle continue à manifester ses effets dans le champ politique et dans la vie culturelle, dans l’imaginaire social et dans les luttes idéologiques (en France et ailleurs).

Quels sont les aspects de cet héritage les plus dignes d’intérêts ? Quelles sont les esprits du passé (Marx) qui méritent d’être évoqués deux cent ans après ? Quels sont les éléments de la tradition révolutionnaire de 1789-1794 qui témoignent le plus profondément de cet inachèvement ? On pourrait en mentionner au moins quatre, parmi les plus importants :

1. La Révolution française a été un moment privilégié dans la constitution du peuple opprimé – la masse innombrable (Marx) des exploités – comme sujet historique, comme acteur de sa propre libération. Dans ce sens, elle a été un pas gigantesque dans ce que Ernst Bloch appelle la « marche debout de l’Humanité » – un processus historique qui est encore loin d’être achevé… Bien sûr, on en trouve des précédents dans les mouvements antérieurs (la Guerre des Paysans du XVIe siècle, la Révolution anglaise du XVIIe siècle), mais aucun n’atteint la clarté, la force politique et morale, la vocation universelle et hardiesse spirituelle de la révolution de 1789-1974 – jusqu’à cette époque, la plus colossale (Marx) de toutes.

2. Au cours de la Révolution française sont apparus des mouvements sociaux dont les aspirations dépassaient les limites bourgeoises du processus initié en 1789. Les principales forces de ce mouvement – les bras-nus, les femmes républicaines, les Enragés, les Egaux et leurs porte-paroles (Jacques Roux, Leclerc, etc.) – ont été vaincues, écrasées, guillotinées. Leur mémoire – systématiquement refoulée de l’histoire officielle – fait partie de la tradition des opprimés dont parlait Walter Benjamin, la tradition des ancêtres martyrisés dont se nourrit le combat d’aujourd’hui. Les travaux de Daniel Guérin et Maurice Dommanget – deux marginaux extérieurs à l’historiographie universitaire – ont sauvé de l’oubli les bras-nus et les Enragés, tandis que des recherches plus récentes découvrent peu à peu toute la richesse de la « moitié cachée » du peuple révolutionnaire : les femmes.

3. La Révolution française a fait germer les idées d’un « nouvel état du monde », les idées communistes (le « cercle social », Babeuf, Sylvain Maréchal, François Bossel, etc.) et féministes (Olympe de Gouges, Théroigne de Méricourt). L’explosion révolutionnaire a libéré des rêves, des images de désir et des exigences sociales radicales. Dans ce sens aussi elle est porteuse d’un avenir qui reste ouvert et inachevé.

4. Les idéaux de la Révolution française – Liberté, Egalité, Fraternité, les Droits de l’Homme (notamment dans leur version de 1793), la souveraineté du Peuple – contiennent un « surplus utopique »(Ernest Bloch) qui déborde l’usage qu’en a fait la bourgeoisie. Leur réalisation effective exige l’abolition de l’ordre bourgeois. Comme le souligne avec une force visionnaire Ernest Bloch, 

« liberté, égalité, fraternité font aussi partie des engagements qui ne furent pas honorés, ils ne sont donc pas encore réglés, éteints ». Ils possèdent en eux « cette promesse, et cette teneur utopique concrète d’une promesse » qui ne sera réalisée que par la révolution socialiste et par la société sans classe. En un mot : « liberté, égalité, fraternité – l’orthopédie telle qu’on l’a tentée, de la marche debout, de la fierté humaine – renvoie bien au-delà de l’horizon bourgeois ».[30]

Conclusion et morale de l’Histoire (avec un « H » majuscule) : la Révolution française de 1789-1794 n’a été qu’un début. Le combat continue…

Ce texte a été publié dans l’ouvrage collectif Permanence(s) de la Révolution, Paris, Éditions la Brèche, 1989. La retranscription et les intertitres ont été établis par le site Avanti4.be.

Notes

[1] K. Marx, « Die Deutsche Ideologie », 1846, Berlin, Dietz Verlag, 1960, p. 92.

[2] K. Marx, « Die Heilige Familie », 1845, Berlin, Dietz Verlag, 1953, p. 196.

[3] K. Marx, « La bourgeoisie et la contre-révolution », 1848, dans Marx et Engels, « Sur la Révolution française » (SRF), Messidor, 1985, p. 121. Outre ce recueil préparé pour les Editions Sociales par Claude Mainfroy, il en existe un autre, contenant uniquement les écrits de Marx (avec une longue introduction de F. Furet) rassemblés par Lucien Calviez : « Marx et la Révolution française » (MRF), Flammarion, 1986. Les deux recueils sont incomplets. J’utilise tantôt l’un, tantôt l’autre, et parfois l’original allemand (notamment pour les textes qui ne figurent dans aucun des recueils).

[4] K. Marx, « Le Dix-Huit Brumaire », cité dans SRF, p. 148 ; – Id., « La Guerre Civile en France » (premier et second essai de rédaction), cité dans SRF, p. 187-192.

[5] F. Furet, « Marx et la Révolution française », Flammarion, 1986, p. 81-84. Cf. p. 83 : « Mais pour affirmer l’universalité abstraite de la liberté, la Révolution a dû procéder par une scission entre société civile et Etat, en déduire, pour ainsi dire, le politique du social. C’est son erreur, c’est son échec, en même temps que celui des théories du contrat, et notamment de Rousseau. »

[6] K. Marx, « Introduction à la Contribution à la Critique de la Philosophie du Droit de Hegel », 1944, NRF, p. 152.

[7] K. Marx, « La bourgeoisie et la contre-révolution », 1848, dans Marx et Engels, « Sur la Révolution française » (SRF), Messidor, 1985, p. 123.

[8] K. Marx, « Projet de Loi sur l’abrogation des charges féodales », 1848, SRF, p. 107.

[9] K. Marx, « L’Idéologie allemande », cité dans NRF p. 187.

[10] K. Marx, « La critique moralisante et la morale critique (contre Karl Heinzen) », NRF p. 207.

[11] K. Marx, « L’Idéologie allemande », cité dans NRF p. 184 et 181.

[12] K. Marx, « La critique moralisante et la morale critique (contre Karl Heinzen) », SRF p. 90.

[13] K. Marx, « La Question Juive », 1844, Oeuvres Philosophiques, Costes, 1934, p. 180-181. Je reviendrai plus bas sur le sens qu’il faudrait attribuer à l’expression « révolution à l’état permanent » dans ce contexte.

[14] K. Marx, « La Sainte-Famille », 1845, cité dans NRF p. 170-171.

[15] K. Marx, « Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte », 1852, cité dans SRF p. 145-146.

[16] K. Marx, « La bourgeoisie et la contre-révolution », 1848, dans Marx et Engels, « Sur la Révolution française » (SRF), Messidor, 1985, p. 121. Cf. aussi l’article contre Karl Heinzen de 1847 : « En assénant ces violents coups de masse, la Terreur ne devait donc servir en France qu’à faire disparaître du territoire français, comme par enchantement, les ruines féodales. La bourgeoisie timorée et conciliante n’eût pas eu assez de plusieurs décennies pour accomplir cette besogne. » (SRF, p. 90).

[17] K. Marx et F. Engels, « Adresse de l’autorité centrale à la Ligue des Communistes », mars 1850, cité dans SRF, p. 137 et 138.

[18] Daniel Guérin, « La lutte de classes sous la Première République », Gallimard, 1946, p. 12.

[19] Cf. SRF p. 103, 115, 118 ; – NRF, p. 238, 247.

[20] Cité dans SRF p. 62.

[21] Lettre d’Engels à Karl Kautsky, 20 février 1889, cité dans SRF p. 245-246.

[22] K. Marx, « La critique moralisante et la morale critique (contre Karl Heinzen) », est cité dans SRF p. 91 et le passage du « Manifeste » se trouve dans NRF p. 215.

[23] Daniel Guérin, « La lutte de classes sous la Première République », Gallimard, 1946, p. 7.

[24] Ibid. Cf. Engels « Der Magyarische Kampf », Marx-Engels Werke, Dietz Verlag, Berlin 1961, Tome 6, p. 166.

[25] Cf. W. Wachsmuth, « Geschichte Frankreichs im Revolutionalter », Hambourg, 1842, Vol. 2, p. 341 : « Von den Jakobineren ging die nachricht ein, dass sie in Permanenz erklärt hatten. ».

[26] K. Marx, « Contribution à la Critique de la Philosophie du Droit de Hegel », 1944, cité dans NRF, p. 151-153.

[27] K. Marx et F. Engels, « Adresse de l’autorité centrale à la Ligue des Communistes », mars 1850, « Karl Marx devant les jurés de Cologne », Costes 1939, p. 238.

[28] K. Marx, « Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte », 1852, cité dans SRF p. 245-247.

[29] A. Gramsci, « Ordine Nuovo », Einaudi, Turin, 1954, p. 139-140 ; – « Note sul Machiaveli, sul la politica e sul lo stato moderno », Einaudi, Turin, 1955, p. 6 à 8, 18, 26.

[30] Ernst Bloch, « Droit naturel et dignité humaine », Payot, 1976, p. 178-179.