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Petrograd 1917 - Poème de Nazim Hikmet

1917

Lien publiée le 20 octobre 2017

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Petrograd 1917, Nazim Hikmet

PETROGRAD 1917 - Poème de Nazim Hikmet,

écrit en 1935, traduction du turc extraite du recueil "Il neige dans la nuit et autre poèmes", Gallimard 1999

Au Palais d'Hiver, Kerenski.
A Smolni, les Soviets et Lénine, Dans la rue, les ténèbres,
la neige,
le vent,
et eux.

Et eux, ils savent que Lénine a dit :
« Hier trop tôt, demain trop tard,
le seul moment c'est aujourd'hui. »
Et eux ont dit : Compris, nous savons.
Et eux jamais
ne surent rien d'un savoir aussi implacable et parfait.
Sur la neige, la nuit,
sur la neige, le vent,
et eux,
retour du front, avec leurs baïonnettes,
leurs camions, leurs mitrailleuses,
leurs nostalgies, leurs espoirs, leurs appétits sacrés,
et leurs yeux grands ouverts dans les ténèbres, ils marchent.
Ils marchent sur le Palais d'Hiver.

Le bolchevik Kirov, de Poutilovski-zavod, dit :
« Aujourd'hui, c'est un grand jour, camarades,
un grand jour,
Et je rappelle, à qui voudrait piller,
que désormais le Palais d'Hiver et toute la Russie
sont le bien de l'ouvrier et du paysan. »

Le vent,
la neige,
et les ténèbres.
Eux, silencieux comme les ténèbres,
intrépides comme le vent, ils marchent.
Ils marchent sur le Palais d'Hiver.

Sergueï-le-Boiteux, ajusteur,
dit : « Ah, chienne de vie !
En 1905 - j'avais dix ans - je suis passé par ici.
Venaient en tête les icônes avec leurs grands yeux innocents,
les gosses nu-pieds, les vieilles,
et le pope Gapone aux longs cheveux.
Nous avions les hommes et le vent en poupe.

Et en face, à la fenêtre rouge, le Tzar de toutes les Russies
nous regardait, blême en ses habits noirs.
Les femmes en pleurant mirent genou à terre,
moi j'avais levé la main pour me signer,
quand soudain au galop surgirent les Cosaques,
les Cosaques,
ces chevaux cabrés, ces kalpaks noirs.
Nous, les gosses, en piaillant tombâmes comme des moineaux.
Un coup de sabot me broya la rotule. »
Et Sergueï-le-Boiteux, traînant la jambe,
marche avec eux sur le Palais d'Hiver.
Le vent,
la neige,
et les ténèbres sont maîtres du paysage.

Il vient du front de Pologne,
le paysan Ivan Petrovitch, et ses yeux
comme ceux d'un chat voient dans la nuit
Il crachote en sa barbe rousse, et dit : « Eh, Matouchka
A nous la terre,
comme canard à tête verte en gibecière ! »

Le vent,
la neige,
et les ténèbres emplissent tout le paysage.
Sur la place, le Palais d'Hiver, et eux.

Et dans le port, l'Avrora aux trois cheminées.
Il ouvrit le feu, le Palais d'Hiver,
Ils ouvrirent le feu, derrière les colonnes,
les jolis hobereaux et les grosses putains blondes.
Sergueï-le-Boiteux, ajusteur, dit : « Ah chienne de vie !
Entre quelles mains est resté Kerenski... »
Et, sur sa jambe infirme, il tomba à terre.

Retour du front de Pologne,
le paysan Ivan Petrovitch,
dans les lointains distingue de ses yeux de chat
la terre grasse et nourrie,
et, crachotant en sa barbe rousse,
en extase fait marcher sa mitrailleuse.

Sous le vent,
sous la neige blanche,
les briques rouges du Palais d'Hiver.

Le bolchevik Kirov
Dit : « Camarades, l'histoire,
C’est-à-dire les classes ouvrières et paysannes,
C’est-à-dire le soldat rouge,
C’est-à-dire nous, nous allumons le flambeau ! »

« Camarade, dit-il, nous passons à l’attaque ! »
et comme sur la Néva les glaces rougeoyaient,
avec l’appétit d’un enfant,
avec le courage du vent,
ils entrèrent au Palais d’Hiver.
Fer, charbon, et sucre,
Et cuivre rouge,
Et textiles,

Et amour, et violence, et vie,
Et toutes les branches de l’industrie,
Et la Petite et la Grande et la Blanche Russies,
Et le Caucase, la Sibérie, le Turkestan,
Et le cours mélancolique de la Volga,
Et les villes eurent leur sort
Changé, en un moment d’aube
En un moment d’aube où, surgis des rives de la nuit,
De leurs bottes neigeuses
Ils foulèrent les escaliers de marbre.