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La "concertation" à Sivens : un jeu de dupes
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Après l’abandon du barrage de Sivens, l’État a lancé une concertation locale sur un « projet de territoire ». Les auteur-e-s de cette tribune s’interrogent sur la participation d’associations écologistes à cette « expérience d’ingénierie sociale » où les pro-barrages sont majoritaires.
Les auteur.e.s de cette tribune habitent le département du Tarn.
Inutile de revenir sur le projet de barrage initial et sur la manière dont les autorités tarnaises avaient cherché, au mépris de tout, à passer en force pour l’imposer. Après la mort de Rémi Fraisse lors du grand rassemblement du 25 octobre 2014, l’État se précipita au secours des autorités locales, trop heureuses de se débarrasser d’une si chaude patate. Alors que le conseil général et la préfecture du Tarn avaient jusque-là fait la sourde oreille et joué la carte répressive jusqu’à assassiner un homme, Ségolène Royal abattit la carte de la concertation. C’est ainsi qu’était annoncé un « projet de territoire » dans lequel les composantes citoyennes du mouvement d’opposition (Collectif Testet, Confédération paysanne, FNE) s’engouffraient en se réjouissant à l’idée d’être enfin entendues par ceux qui, auparavant, n’avaient cessé de les réduire au silence.
Le « projet de territoire » proprement dit est précédé par un audit patrimonial qui vise à répondre à la question : « Conditions et moyens d’une meilleure gestion de la qualité du territoire du bassin versant du Tescou : Quelle stratégie pour la ressource en eau ? » Réalisé en juin 2016 via une cinquantaine d’entretiens par un groupe d’experts assurant la médiation (le laboratoire Adeprina), l’audit clarifie les objectifs du projet de territoire.
Dépolitiser, pacifier et techniciser
Il a trois objectifs :
. Tout d’abord, redonner foi en la démocratie représentative et en l’action des élus dans un contexte de défiance envers les institutions : « Il faut recréer la confiance avec l’État. Il est complètement décrédibilisé. »
. Ensuite, retrouver la paix sur le territoire. Étonnamment, le fait que des personnes auditées comme Philippe Jougla (président de la FDSEA) ou Pascale Puibasset (adjointe au maire de Lisle-sur-Tarn) mettent de l’huile sur le feu en bloquant l’hommage à Rémi Fraisse en octobre 2016 et couvrent une attaque au couteau (dont l’auteur n’est autre que le frère de l’adjointe), ne remet aucunement en cause leur participation.
. Enfin, coconstruire un projet « innovant et durable » répondant aux besoins économiques des exploitants agricoles existants tout en en installant de nouveaux et en réglant le problème global de l’eau.
En somme : dépolitiser, pacifier et techniciser.
Le « mémorial » de Rémi Fraisse sur la Zad de Sivens, en octobre 2015.
La méthode de l’audit patrimonial a été théorisée par le laboratoire de recherche Adeprina, promue par le think tank Sol et civilisation et commercialisée par une boîte de consultants, Mutadis — trois structures qui font travailler les mêmes individus sur les mêmes projets. Elle a été utilisée pour « réhabiliter les conditions de vie dans les territoires contaminés de Tchernobyl » (projet Ethos) et aider la Commission européenne à anticiper la gestion d’un accident nucléaire en réalisant un guide pour la mobilisation des acteurs (projet Euranos). Plus récemment, un projet de « développement durable » a été mis en place en Martinique, prétendant améliorer la qualité de vie autour de bananeraies où a été utilisé un pesticide organochloré qui cause des cancers de la prostate et des naissances prématurées. Le rapport invite à bien vivre, voire à vivre mieux, sans contester la présence à long terme du pesticide qui doit pouvoir être vue comme une « opportunité ».
Gilles Hériard-Dubreuil, président de Mutadis et fondateur du mouvement environnementaliste de droite Écologie humaine (proche de la Manif pour tous), a récemment supervisé une enquête pour Center Parcs visant à réfléchir à l’implantation « durable » d’un centre de vacances dans le Jura. Une manière de rendre la déforestation et le tourisme de masse plus acceptable après l’échec de Roybon ? Via le projet européen Cowam, il travaille depuis une dizaine d’années à l’implantation de projets d’enfouissement des déchets nucléaires : comment les rendre acceptables en tentant d’impliquer les populations locales dans le processus de conception. Si la participation ne prend pas le sens souhaité, il est bien sûr toujours possible d’abattre l’atout : la répression et les armes de guerre pour mater les populations rétives, comme à Bure (Meuse), où Robin Pagès a été mutilé l’été dernier.
Pacifier les populations qui se révoltent contre des projets néfastes et faire accepter les nuisances ?
L’audit patrimonial ayant été restitué en juillet 2016, le « projet de territoire » démarre officiellement en mars 2017. La phase actuelle consiste en des réunions thématiques (eau, biodiversité, identité du territoire, sols) auxquelles participent des groupes composés de membres de chaque famille d’acteurs (élus, agriculteurs, riverains, associations). Les experts scientifiques d’Adeprina, ingénieurs agronomes et chercheurs assurent la médiation. Leur rôle est d’envisager une solution technique à un problème politique de fond. Celui des milices, de l’assassinat de Rémi Fraisse, de l’écocide de la forêt de Sivens et de la destruction de la ferme de la Métairie neuve, tout cela dans l’impunité la plus totale. « Ça va, mais le feu couve sous la cendre », lit-on dans l’audit. Pour éviter un retour de flamme, la stratégie est la même qu’à Tchernobyl ou en Martinique : techniciser, dépolitiser et pacifier.
Des agriculteurs pro-barrage, le 4 mars 2015, à Sivens. Certains étaient armés de battes de base-ball.
Un petit tour de table des personnes invitées à ces réunions donne une bonne idée de ce que l’on peut en attendre. Tous les élus locaux qui ont porté sans vergogne le projet initial de barrage sont présents : députés, sénateurs, préfets (dont l’actuel préfet du Tarn, Jean-Michel Mougard, qui s’est appuyé sur des milices privées pour expulser les manifestants antinucléaires de Bure) et maires. Les agriculteurs miliciens qui ont réalisé le siège de la Zad également, dont le vice-président de la FDSEA Laurent Viguier, qui manie aussi bien la fourche que la batte de base-ball. Les associations du lobby pro-irrigation. Et même l’animateur d’un site internet aux idées d’extrême droite qui invitait à la « chasse aux bobos et aux pelluts [sic] ». 16 citoyens tirés au sort sont censés rendre le processus plus démocratique.
Dans une telle assemblée composée très majoritairement de « pro-barrage », qu’espèrent donc obtenir la poignée de membres d’associations écologistes (Collectif Testet, FNE) ou de la Confédération paysanne, si ce n’est servir de caution démocratique à une expérience d’ingénierie sociale dont le but est d’éteindre les braises d’une contestation régionale et nationale très large et dont le résultat risque bien d’être d’imposer, par des moyens plus doux, un barrage au Testet ?
Plus largement, ces nouvelles formes de concertation — s’ajoutant à celles déjà existantes — permettent-elles d’endiguer le développement du nucléaire, de l’agro-industrie et du bétonnage de nos territoires ou sont-elles sorties du chapeau au coup par coup pour pacifier les populations qui se révoltent contre des projets néfastes et faire accepter les nuisances ? Une personne auditée semble nous mettre sur la voie de la réponse : « Il faut que ce projet de territoire marche, sinon on aura la révolution partout. »