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Paris-Bordeaux : gentrification à grande vitesse ?

Lien publiée le 30 octobre 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://lundi.am/paris-bordeaux-gentrification

La ville de Bordeaux, d’habitude assez discrète, a dernièrement beaucoup fait parler d’elle. On pouvait lire dans les journaux nationaux et régionaux des titres comme : « À Bordeaux, une campagne contre les Parisiens prend de l’ampleur », « une ambiance anti-Parisiens depuis l’ouverture du TGV », « "Parisien rentre chez toi" : pourquoi tant de haine à Bordeaux  ? » La presse est assez unanime : il existerait un conflit entre des bordelais xénophobes et des parisiens en demande d’asile. En peu de temps, les journalistes vont mêler « lutte des classes » et « xénophobie », « chauvinisme », « lutte contre la gentrification » et « ultra-gauche » au point qu’il est difficile d’y voir clair dans tout cet imbroglio. Des bordelais ont tenté, pour Lundi Matin, de clarifier la situation.

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« C’est pas moi je quitte le quartier, c’est le quartier qui me quitte... »
Baboo

Commençons par poser le décor : l’intrigue se passe à Saint-Michel, dernier quartier populaire du centre ville bordelais. Depuis quelques années, celui-ci connaît de profonds bouleversements, sous couvert de "mixité sociale", de "rénovation" et de "sécurisation" c’est toute la population qui est évacuée et remplacée par des personnes plus aisées. C’est un processus lent, polymorphe, difficile à cerner et donc à contrer. L’attrait touristique et immobilier des dernières vacances d’été a montré avec une évidence rare les mutations du quartier. Les terrasses pullulent, les Airbnb aussi, le prix du m² et des consommations explose.

Tout ceci s’articule à un vaste projet de transformation urbaine du sud de la ville : Bordeaux-Euratlantique prépare "Bordeaux 2030". Un projet qui engage l’aménagement de près de 800 hectares autour de la gare Saint-Jean et de la nouvelle LGV, pour créer des logements, des sièges sociaux et un immense centre d’affaires. Saint-Michel a une importance géographique de taille dans tout cela : c’est le quartier qui fait la jonction entre ce projet et l’hyper-centre bordelais.

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Le 22 septembre dernier, Le Pavé Brûlant, collectif antifasciste bordelais publiait sur son blog un compte-rendu d’échanges oraux entre certaines de leurs connaissances qui passaient par hasard, le gérant et les clients d’une boutique, ou plutôt d’un life-store nommé Yvonne qui fêtait ce soir-là son inauguration au cœur du quartier Saint-Michel. Cet article a enflammé les réseaux sociaux locaux. Tout le monde l’a lu et en a parlé car ce qui est rapporté montre avec évidence le dédain de ces gérants et de leurs clients envers les autres habitants du quartier (« Avant ici, il n’y avait que des putes, des macs et des arabes qui habitaient des taudis ») et les pauvres en général (« vous savez, les pauvres sont cons – oui monsieur, les pauvres sont cons dans leur grande majorité, et les riches le sont beaucoup moins. Et ils ont une utilité, les riches : permettre aux pauvres qui le veulent, par la force de leur travail, de sortir de leur monde, et de devenir riches »).

Lu sur le site d’Yvonne :"Saint Michel apparut comme « the place to be » à ces anciens parisiens, attirés par sa population métissée et conviviale, sa vie de quartier autour des marchés et de cette place si vivante et animée."

Le magasin, dès lors, verra régulièrement sa façade repeinte, ses murs tagués, ses patrons insultés. Un gérant d’une librairie se prononcera même publiquement contre ce que représente Yvonne : « L’attitude de ce nouveau commerce me dégoûte et je ne compte pas m’en cacher, en tant que voisin et commerçant ».

En réalité la boutique Yvonne, même si elle n’a pas initié le processus de gentrification, par son concept, ses prix et ses propos fait directement violence à ce qui l’entoure. Et c’est pour cela qu’elle cristallise la colère des voisins : elle incarne toute l’agressivité des mutations du quartier. Il ne s’agit pas comme annoncé de "mixité sociale", de "cohabitation" entre les uns et les autres, il s’agit bien de manières de vivre qui viennent en écraser d’autres, en expulser d’autres. 

Au même moment fleurissent dans les rues de Bordeaux des autocollants : "Parisien, rentre chez toi" avec comme image de fond, la nouvelle LGV. En effet, maintenant que l’on peut rejoindre Bordeaux depuis la capitale en 2h, les échoppes (maisons traditionnelles bordelaises) et autres biens immobiliers sont pris d’assaut par des familles parisiennes. Cela renforce pour certains habitants le sentiment que Bordeaux devient une ville policée, ville-musée, prête à accueillir des cadres en mal de province, de tranquillité et à la recherche de petites spécificités locales.

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Quelques tags, quelques autocollants et la presse s’enflamme et déraille. Elle tient Le Pavé Brûlant pour responsable des graffitis sur le magasin Yvonne alors que ce dernier ne les a jamais revendiqués, elle accuse un collectif anti-bobo de dégradations, collectif qui ... n’a jamais existé, elle ouvre ses pages aux pleurnichements des gérants d’Yvonne et au discours ubuesque d’Alain Juppé, elle crie à la xénophobie lorsque le Pavé Brûlant parle de lutte des classes. Ici comme souvent, c’est plus simple de tout mélanger. Faire croire que ce sont les parisiens en tant que tels qui sont rejetés, cela permet d’occulter que c’est la violence sociale et la domination économique qui sont critiquées. Et cela ira loin. Jusqu’au déplacement du maire de Bordeaux dans la boutique d’Yvonne pour exprimer sa colère, réclamer des poursuites et des peines. Poursuites et peines contre qui ? L’ultra-gauche, évidemment. Le mot semble revenir à la mode.

Le discours d’Alain Juppé est assez intéressant. Lorsque ce dernier dit que Bordeaux « a une tradition de bienveillance et d’ouverture au monde », qu’elle ne doit pas donner « l’image d’un territoire qui se recroqueville sur lui-même » et que c’est « une ville accueillante et qui doit le rester », fait-il référence au aller-retours des sahraouis entre squats en feu et nuits sous les ponts ? Ou encore aux gitans qui se font repousser de la ville ? Aux étudiants qui ne trouvent plus de logement ? A son histoire et son enrichissement sur la traite négrière ? Ou même, pour ce qui est de la bienveillance, à la multiplication, sous prétexte de lutte contre le deal, des contrôles au faciès à Saint-Michel ? Derrière cette histoire d’autocollants montée en épingle, et sa récupération politique, c’est donc une âpre réalité qui ne dit pas son nom.

Les touristes comme les nouveaux arrivants à la recherche d’un quartier populaire sont porteurs d’un paradoxe fatal : ils tuent l’objet de leur désir en y accédant. Attirés par les lieux qui ont une authenticité, une histoire, une âme, par leur arrivée, ils mettent un terme à cette richesse pour ne plus en répéter que son fade spectacle. C’est en ce sens qu’il s’agit d’une colonisation douce. Déjà le marché de Saint-Michel, si "typique", se fait plus propre et plus réglementé chaque semaine. Et ce n’est qu’un début, nous le savons.

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La gentrification n’est pas un processus tombé de nulle part. Il y a une visée, une intention politiques. De mémoire, trois types d’opération ont rythmé cette séquence. D’abord, il y a eu le chantier de la place Saint-Michel et des axes environnants : le centre du quartier était rendu inaccessible. Le marché, qui est à la fois le poumon économique et un moment d’intense bouillonnement et de désordre, a été déporté sur les quais de la Garonne. Interdire l’espace à la place centrale fut une façon d’en déraciner ses habitants, de casser leurs habitudes et de briser l’intimité qui les lie au territoire.

Parallèlement, certains acteurs peu connus ont fait des ravages. Par exemple, la société In Cité. Cette Société d’Économie Mixte, dont le principal actionnaire est la mairie de Bordeaux, est chargée de s’occuper de l’habitat et de l’urbanisme dans le centre de la ville. Leur stratégie est simple : ils obligent les propriétaires des immeubles à effectuer des travaux de rénovation, comme des ravalements de façade, qui ont un coût très élevé. Tellement que certains ne peuvent tout simplement pas payer. In Cité use alors de son droit de préemption pour racheter les biens, effectue les travaux et reloue à des prix plus élevés. Une telle stratégie peut se justifier par un argument bien huilé : une partie négligeable des logements rachetés seront des logements sociaux. C’est implacable. Il y a un problème de mixité, il ne faut pas laisser les pauvres s’entasser entre eux, donc on monte d’un côté la majorité des loyers, et de l’autre on construit un pourcentage ridicule de logements à prix modéré. Que trouver à y redire ?

Il ne faut pourtant pas être fin sociologue pour voir la mauvaise foi de tels arguments. Faire augmenter la moyenne des loyers dans un quartier, c’est non seulement changer la population de celui-ci mais c’est aussi détruire toute la vie qui s’y était créée. On ne vit pas la pauvreté de la même manière, lorsque l’on est entouré de boutiques design. Dès lors, peu de gens se sont étonnés lorsque quelques vitrines ont subi des coups durant la manifestation du 2 avril 2017.

Enfin, ultime dispositif : l’occupation policière. Peu présente auparavant, elle occupe désormais la place Saint-Michel des soirées entières. Sans autre raison que d’affirmer sa présence. De poser son ambiance. Il s’agit tranquillement de faire comprendre qui fait la loi, de donner confiance aux nouveaux arrivants, et de taper sur les derniers récalcitrants. Il y a une réputation à détruire ici. Les lieux de fête nocturne en font les frais par la multiplication subite des plaintes pour tapage nocturne et des fermetures administratives.

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Ce qui a donc été visibilisé, avec cette histoire de Yvonne, c’est un processus engagé depuis plusieurs années. Et si cette boutique en est devenue le symbole, elle n’est pas tellement différente des autres Craft Beer,Concept Store et bars à vin qui ont fleuri en lieu et place des bars à chichas, kebabs et des taxiphones. C’est un symbole qui n’en est qu’un minuscule rouage, et il est fort à parier qu’elle ne sera pas la seule à subir le contre-coup de sa violence.

Gageons que certains ne les laisseront pas dormir tranquilles.

Pour suivre cette affaire, vous pouvez regarder le facebook de 
Bordeaux se lève