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    Morvan Burel (Solidaires Douanes): "Le protectionnisme est un outil de transformation sociale !"

    protectionnisme

    Lien publiée le 2 novembre 2017

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    http://www.lilas.org/entretiens/morvan-burel-solidaires-douanes-protectionnisme-outil-de-transformation-sociale/

    Pour préparer le débat entre Olivier Besancenot et François Ruffin « Libre échange mon amour : le protectionnisme est-il une solution ? », organisé par le temps des lilas le 3 octobre 2017 à La Générale, nous avons rencontré Morvan Burel pour lui poser quelques questions sur le sujet… Co-secrétaire général de Solidaires Douanes, Morvan Burel aborde la question du protectionnisme avec un point de vue de professionnel de la douane mais surtout de syndicaliste. Fervent partisan du protectionnisme, il nous explique ici pourquoi il préfère parler de « régulation des échanges commerciaux ».

    Défendre le protectionnisme, ce n’est pas un peu corporatiste quand on est douanier ?

    Morvan Burel : On pourrait croire, mais non, ce n’est même pas une revendication classique ! Solidaires Douanes est le seul syndicat douanier à publier ce genre de chose. Ce n’est d’ailleurs pas une revendication évidente, même dans notre champ professionnel. Des années de propagande sur les bienfaits du libre-échange, ça produit des effets, y compris au sein de l’administration des douanes. Mais j’ai bon espoir… On a un dialogue avec la Confédération paysanne qui est très constructif. Au mois d’août, j’ai été invité à un débat sur l’Europe du libre-échange, à l’occasion de leurs 30 ans. Emmanuel Azé, membre de la confédération paysanne et exploitant de fruits et légumes en Lot et Garonne, est intervenu devant nos militants en septembre. Pour les syndicalistes douaniers engagés, c’était enthousiasmant : il a âprement défendu la nécessité d’un protectionnisme efficace, notamment pour maintenir la production agricole en France. C’est plutôt rare d’entendre un non douanier faire un plaidoyer pour la nécessité sociale de la régulation commerciale. Et ça fait du bien, parce que même dans nos équipes militantes, on est parfois timides lorsqu’il s’agit de revendiquer le protectionnisme. J’espère que ça aura définitivement décomplexé nos camarades de l’assumer comme un instrument nécessaire d’exercice de la puissance publique.

     Pour un autre point de vue sur la question, découvrez aussi l’entretien avec Thomas Coutrot, d’ATTAC.

    Morvan Burel

    Morvan Burel

    Voir le débat organisé par le temps des lilas avec Olivier Besancenot et François Ruffin, sur le site de Hors-Série.

    Ecoutez le podcast du débat sur le site de Radio Parleur

    Tu veux dire que le libre-échange produit des effets aussi en termes de conscience professionnelle chez les douaniers ?

    Oui, le rôle politique du douanier s’est un peu dilué au fil du temps et c’est un vrai malaise au travail de ne plus savoir à quoi on sert. Il y a deux branches dans l’administration des douanes : une branche dite de surveillance, qui est présente aux frontières, et une branche dite d’ « opérations commerciales ». Et pour ces agents-là, effectivement, la définition de leur métier s’est trouvée très largement bousculée avec les mesures de dérégulation du commerce. On doit devenir des « facilitateurs du commerce ». C’est complètement schizophrène pour les agents car ils ne faciliteront jamais autant le commerce qu’en disparaissant complètement.

    Un de nos « indicateurs de performance », comme on dit dans la LOLF (Loi Organique à la Loi de Finance), c’est celui du « temps d’immobilisation des marchandises », quand une marchandise passe la frontière. Il est fixé à moins de 4 minutes… Moins de 4 minutes pour qu’un agent arrête une marchandise et la contrôle ! Mais comme ils entendent depuis des décennies ce discours, même les agents ne pensent plus qu’un jour on pourra rétablir des régulations commerciales.

    Tu décris un peu le blues du douanier…

    Aujourd’hui, dans un port comme celui du Havre, qui est le plus gros point d’entrée de marchandises extérieures en France, il y a plusieurs millions de containers qui entrent chaque année. On en contrôle 0,5% à peu près. Pourquoi ? Parce qu’on a 300 agents et qu’il y en a de moins en moins… On fait donc des contrôles ciblés. On essaye de développer des trucs extrêmement compliqués de « data mining ». Mais dans les faits, on n’a pas la capacité de contrôler de manière précise. Et puis, contrôler quoi ? A partir du moment où l’on a décidé de démanteler les instruments de régulation du commerce, qu’est-ce qu’on va contrôler ?

    Poste frontière abandonné, photographié par Josef Schulz. Source : la boîte verte

    On voit bien les effets sur la profession… Mais dis-nous quand même, c’est pas un peu réac de défendre les frontières ? Est-ce que le douanier est réac par nature ?

    Évidemment non. Je te dirais même : au contraire… La frontière n’est clairement pas un concept neutre en politique, c’est un concept vivant que la gauche voit généralement d’un mauvais œil. Les frontières ça serait empêcher de passer, empêcher de circuler, empêcher les peuples d’aller où bon leur semble, un État qui se referme sur lui-même, etc. Dans l’imaginaire de la gauche, les frontières ont toujours été des barrières qui séparaient les peuples, qui les dressaient les uns contre les autres, qui étaient des instruments de nationalisme. C’est sans doute extrêmement compliqué pour les forces de transformation sociale d’admettre que ce contre quoi elles se sont battues peuvent aussi être des instruments de souveraineté et des instruments de protection. Mais il faut faire une distinction entre la frontière forteresse et la frontière qui protège.

    Comment tu fais la distinction entre ces deux frontières ? Ça reste malgré tout le même espace…

    Pour nous à Solidaire Douanes, la frontière n’est pas un espace militarisé avec barbelés, miradors, comme on peut l’imaginer. Pour nous, c’est d’abord un point de passage entre deux espaces souverains à un endroit du monde, et c’est là qu’on va vérifier si les marchandises et les capitaux qui rentrent sont conformes à nos règles. Il n’y a pas besoin que cela soit réalisé au sein d’un espace militarisé. Ce n’est pas parce que l’on observe un retour vers les frontières forteresse qu’il faut abandonner l’outil de la frontière qui protège. Je dirais même que c’est parce que les frontières ne régulent plus les échanges qu’on voit réapparaître les frontières forteresse. L’exemple le plus frappant sur la question, c’est la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Le traité Alena, signé dans les années 1990, libéralise les échanges entre les pays du Nord de l’Amérique. Avec les conséquences que l’on sait : délocalisations massives, notamment de production automobile des États-Unis vers le Mexique, perte de milliers d’emplois industriels aux Etats Unis et mono-spécialisation industrielle des populations mexicaines, disparition de l’autonomie agricole au Mexique et, du coup, exode rural massif. Ce sont des effets qui sont extrêmement déséquilibrants pour les deux pays et qui n’ont pour but que d’enrichir massivement les entreprises américaines, qui ont la possibilité de déplacer leurs unités de production. De l’autre côté, ça crée des désordres massifs pour les populations mexicaines, qui vont renforcer les mouvements migratoires vers les États-Unis. Ces mouvements migratoires peuvent donc en grande partie être vus comme la conséquence des déséquilibres liés à la disparition de la frontière juridique elle-même.

    Photos : ICI Radio-Canada/Marcel Calfat

    Et là qu’est-ce que fait le pouvoir politique américain, et c’était même Obama avant Trump ? On ne réinstaure pas des instruments de régulation du commerce, au contraire, on recrée une frontière militaire. On traite donc la conséquence et non pas la cause. Et plus, c’est horriblement cher, parce que ce n’est pas juste un mur : il faut des miradors, des caméras thermiques, il faut des milices pour entretenir un espace qui fait des milliers de kilomètre… Et ça coûte 8 milliards d’euros par an aux Etats-Unis.

    Pour toi, le retour des frontières forteresse, c’est donc une conséquence du libre échange ?

    Oui ! C’est extrêmement compliqué à faire comprendre à gauche, pourtant il faut le dire : pour lutter contre la frontière militaire il faut aller à la racine et repenser la régulation des espaces commerciaux. Aujourd’hui, au sein de l’Union européenne, on recrée effectivement des frontières alors que l’on se gargarisait que l’Europe c’était leur disparition ! Lorsqu’on rétablit le contrôle des populations, qu’on suspend l’accord de Schengen suite aux attentats de novembre 2015, lorsqu’on assimile dans le dernier projet de loi sur la sécurité intérieure l’immigration et terrorisme, lorsque l’Autriche envisage de recréer une frontière militarisée avec l’Italie, lorsque les pays de l’Est comme la Hongrie coupent la route des Balkans depuis la Grèce : partout on recrée des frontières militarisées. Jamais il n’est question de recréer des frontières commerciales. Le libre-échange n’est absolument pas remis en question. Pourtant nous on pense que c’est justement là qu’est l’enjeu majeur.

    Mais comment faire renouer la gauche avec cet imaginaire de la frontière qui protège ?

    La frontière, il faut l’envisager comme réponse face à un constat. Pour nous, ce constat, ce sont les effets délétères que produit la dérégulation du commerce. Je pense qu’aujourd’hui personne ne les nie. Personne ne dit qu’avoir dérégulé les instruments de politique commerciale a abouti à des choses positives pour l’ensemble de la population mondiale. Je pense à la mise en concurrence des salariés, à l’ensemble des délocalisations, à l’impossibilité de mettre en place des politiques souveraines : tout ça pose d’immenses problèmes. L’exemple des délocalisations c’est quand même 2,7 millions d’emplois industriels perdus en 30 ans sur l’ensemble du territoire… Lorsqu’on s’apprête, avec le TAFTA et le CETA, à faire pénétrer sur le marché agricole des produits dont les normes de fabrication sont bien moins exigeantes que celles qu’on peut trouver sur notre sol, personne ne peut dire que ça ne pose pas problème. Lorsque l’élevage français, déjà  en difficulté, va subir une augmentation massive des importations en provenance du Canada, personne ne peut dire que ça ne pose pas de problème. Avec le CETA, les quotas d’importation de bœuf vont augmenter de 7640 à 45 838 tonnes – et ce avant la signature d’un traité identique avec le Mercosur, gros producteur de viande. Et la seule solution qu’apportent les gouvernements à cette dérégulation massive du commerce est une course éperdue à la productivité. Car sans instruments de régulation du commerce, on s’oblige à être nous-mêmes toujours plus compétitifs : remettre en cause le SMIC, l’assurance maladie, le droit du travail. C’est le cas aujourd’hui avec la loi El Khomri et la nouvelle loi travail : baisser le droit du travail pour attirer les capitaux étrangers et faire tourner l’économie. Donc si on considère que ce sont des effets de la dérégulation du commerce, autrement appelés libre échange, et que ce sont des effets délétères contre lesquels il faut lutter, alors il faut mettre en place des outils. Et ces outils c’est quoi ? C’est la régulation du commerce. La frontière elle se pense comme ça. Elle a une dimension physique qu’il ne faut pas nier, mais elle a surtout une dimension juridique. C’est le lieu et le moyen par lesquels un Etat, ou plus exactement une entité souveraine, va se donner les moyens pour que les capitaux et les marchandises qui entrent sur son espace respectent les normes qu’il s’impose chez lui et ne vont pas provoquer de déséquilibres sur son espace.

    Effondrement du Rana Plaza, 2013

    Qu’est-ce que tu appelles ces déséquilibres ?

    Ne pas utiliser l’outil frontière, c’est considérer que les normes sociales en vigueur au Bangladesh ont valeur chez nous. C’est ce qu’on fait lorsque l’on fait entrer le Bangladesh dans l’OMC et que l’on dérégule complètement le marché du textile. Le Bangladesh est mono spécialiste sur le textile, il exporte massivement vers les pays consommateurs, en Amérique du Nord ou en Europe, des quantités de textile pas cher qu’on retrouve ensuite chez Monoprix, H&M, etc. Ces produits entrent sans régulation, sans mesure douanière. Ca veut dire que les normes sociales qui valent au Bangladesh, on les accepte : les salaires à 30$ par mois, les milliers de morts dans des conditions de travail non respectées… Alors oui, on répond qu’il faut assumer un cadre protectionniste. On peut s’interroger sur le mot, si c’est pas un mot valise qui empêche la réflexion sur la question. Ça a tellement été assimilé par les commentateurs au nationalisme ou à la xénophobie que je préfère aujourd’hui parler de régulation du commerce. On peut être contre le protectionnisme, mais dire qu’on est contre la régulation du commerce, quand on est de gauche, c’est compliqué…

    Il y a quand même un mot qui revient souvent quand tu parles de frontière, c’est celui de souveraineté. Forcément être pour la régulation du commerce, c’est être souverainiste ?

    Mais la défense de la souveraineté, ce n’est pas un gros mot ! Qu’est-ce que c’est que la démocratie ? C’est l’exercice de la souveraineté par le peuple ! S’il n’y a plus de souveraineté, il n’y a plus de démocratie, elle devient un concept vide. Or, la souveraineté s’applique sur un territoire… C’est une erreur de penser que la démocratie peut être hors-sol, mouvementiste, qu’elle ne peut s’appliquer qu’à tous les peuples du monde à la fois. Je crois que la souveraineté, c’est justement la capacité de décider, et pour décider il faut déterminer un périmètre, un territoire, où un peuple prend des décisions. Pour décider souverainement, il faut que ce peuple puisse appliquer de façon uniforme son droit sur son territoire et donc se donner les moyens d’appliquer les normes qui ont été décidées démocratiquement. Si on ne le fait pas, on galvaude nos propres normes. Si on dit qu’on peut importer des sèche-linges fabriqués en Pologne sans aucune contrainte alors que le salaire minimum polonais est d’environ 700€, ça veut dire que je considère que mon droit social qui fixe un SMIC autour de 1200€ ne vaut rien. Je ne lui donne aucune valeur…

    Tu veux dire que la régulation du commerce est un moyen de défendre des normes sociales plus qu’une façon de défendre un territoire ?

    Mais oui ! C’est bien ce qu’ont compris les capitalistes quand ils ont effectivement œuvré à cette disparition de la frontière. Ils ont compris qu’ils allaient mettre les territoires, les États, les populations, les législations, les normes en concurrence. Forcément, le seul acteur mobile sur le territoire, c’est les multinationales, pas les salariés… Le salarié, il ne va pas aller s’installer en Pologne et toucher un salaire deux fois moins élevé que celui qu’il touche en France. Et ces multinationales ont trouvé un levier extraordinaire de puissance avec ces accords européens et mondiaux de libre-échange Donc oui, le protectionnisme, c’est une façon de faire valoir un ensemble de normes qu’on a décidé démocratiquement. Et dans le contexte actuel, c’est nécessaire. Parce que ce n’est pas le fait d’importer un tee-shirt du Bangladesh qui pose problème, c’est de le mettre en concurrence avec la production nationale et l’ensemble des règles collectives : il y a des prélèvements sociaux, il y a tout un régime assurantiel, il y a des droits à la retraite, un salaire minimum…

    Et tu penses que l’ouverture à la concurrence internationale attaque systématiquement ces droits ?

    Mais c’est exactement ce qu’il se passe : tous ces droits sont remis en cause par le fait qu’on l’ouvre à la concurrence extérieure. C’est tout un processus : avec le libre-échange, il y a obsession compétitive, avec l’obsession compétitive, il faut forcément revenir sur les droits acquis. Il faut forcément travailler plus longtemps, il faut forcément travailler plus vieux. Ta protection du travail est insupportable, tes indemnités prud’hommales sont insupportablement élevées, elles font fuir les capitaux etc. Donc il faut simplement se dire que si l’on veut que nos normes soient applicables, si l’on veut leur donner de la force, il faudra simplement se donner les moyens de se protéger de la concurrence extérieure qui pourrait les remettre en cause, c’est tout…

    Pourtant on entend pas mal d’économistes, de l’OFCE jusqu’au NPA, dire que cette question des délocalisations est un « faux problème », que le chômage structurel a d’autres racines économiques et que le protectionnisme ne serait qu’un leurre. Qu’est-ce que tu réponds à ces objections ?

    C’est effectivement quelque chose qu’on entend… Mais sur les suppressions d’emplois, on peut donner des chiffres qui sont assez parlants. Les seules délocalisations, c’est-à-dire quand tu peux prendre un emploi et le mettre ailleurs, entre 1980 et 2007, c’est 2 millions de personnes et entre 2007 et 2015, c’est 700 000 personnes… Là on parle des délocalisations pures, on ne parle pas des effets induits sur la sous-traitance, ni sur un bassin d’emplois. Parce que quand tu supprimes les emplois industriels, quelque part tu supprimes aussi progressivement, indirectement les emplois de service dans tout le bassin d’emploi autour. Quand j’entends dire que ce ne sont pas les délocalisations qui créent les pertes d’emplois, que de toutes façons l’emploi se raréfie, j’ai envie de dire : raison de plus ! La production, elle existera toujours… On produira toujours des vêtements, des ordinateurs, on produira toujours quelque chose… Et qui dit production dit travail, et qui dit travail, dit ensemble de normes”… Si l’on veut transformer la façon de produire, travailler moins, passer à 10 semaines de congés payés et à la semaine de 25 heures, avec des normes environnementales beaucoup plus élevées que ce qu’elles sont aujourd’hui, on devra d’autant plus se protéger de la concurrence internationale. Encore une fois, quand on dit régulation du commerce, ce n’est pas une fin en soi, le protectionnisme n’est pas une politique publique en tant que telle. Mais c’est un instrument nécessaire. Si tu ne penses pas les protections nécessaires, tu auras du mal à appliquer le reste de ton programme politique.

    Tu en fais donc clairement un instrument de transformation sociale ?

    C’est un instrument nécessaire pour se donner les moyens de la transformation sociale. Sinon tout le reste ne sera pas réalisable. C’est ce à quoi tous les gouvernements sociaux-démocrates se sont heurtés. Et au fond, c’est toute la difficulté d’une force comme la France insoumise, enfin de ce qu’a pu porter la campagne de Mélenchon. C’est son problème principal… Ne pas avoir assumé pleinement que le programme de transformation sociale signifiait sortir de la concurrence internationale, créée par le libre-échange. Et que l’espace de libre-échange le plus abouti qui soit, c’est l’Union européenne…

    Quand je t’entends, je me dis que ta réflexion, tu la places forcément à l’échelle nationale. Pour toi le cadre de l’Union européenne, c’est forcément un cadre de dérégulation ?

    Historiquement, la construction européenne est consubstantiellement basée sur le libéralisme, avec ce phénomène extraordinaire qui est d’avoir fait rentrer un discours économique, le libéralisme, dans le droit. A ma connaissance, l’Union Européenne est quand même le seul espace du monde où un principe économique, en l’occurrence le libéralisme économique, est entré dans le droit. Et donc placé au sommet de la hiérarchie des normes. Tous les étudiants en droit se souviennent de la pyramide des normes, au sommet de laquelle se situe la constitution et en bas les textes réglementaires. Si on considère que tout en haut se situe le droit communautaire, alors tout le droit doit respecter ce cadre-là, celui du libéralisme. Il s’impose à tous les Etats et donc à toutes les normes qu’ils édicteront, le droit communautaire posant comme principe fondamental les fameuses 4 libertés issues de l’Acte unique : liberté de circulation des personnes, des capitaux, des marchandises et des prestations de service. Et ça, ça pose un problème fondamental, parce que toute personne un tant soit peu honnête ne peut pas dire qu’on peut changer l’UE dans un sens social en conservant cette base-là, ce n’est pas possible. Consubstantiellement, dès le traité de Rome, où l’on parle d’un grand marché commun, puis après d’un marché intérieur, le processus était déjà en marche. On désarme petit à petit toutes les protections qu’il y a pu avoir sur les territoires.

    Mais au départ, c’est quand même un espace d’harmonisation économique, on imaginait tirer tout le monde vers le haut, non ?

    Au départ, cet espace est construit entre des États dont les normes juridiques et le développement économique sont à peu près équivalents. Donc ça n’explose pas à la face de tout le monde. Mais quand arrivent les pays d’Europe du Sud puis les pays d’Europe de l’Est à partir du début des années 2000, l’importance de ce phénomène est décuplée. J’ai quelques chiffres si tu veux : les écarts salariaux au sein de l’Union européenne au moment de l’élargissement massif sont passés de 1 à 4 en 2004 à 1 à 10 en 2010. Le niveau de salaire minimum est de 1430€ bruts en France contre 159€ en Bulgarie,plus faible que le salaire minimum chinois… Et on fait un espace de libre échange avec cet État-là ! Comme la Bulgarie est membre de l’Union Européenne, on ne peut pas réguler le commerce avec cet État.

    Quelles sont les conséquences ? Quelques exemples tirés de la production automobile : entre 2005 et 2010, la production française de Peugeot est passée de 56%à 35%. et chez Renault de 50% à 23%, pour ne citer que des entreprises dans lesquelles l’État détient des parts de capital. Aujourd’hui 55% des entreprises qui délocalisent le font à l’intérieur de l’Union européenne. On peut prendre d’autres exemples : le cinéma, l’agriculture… A partir du moment où le phénomène devient massif, l’ensemble des États doit y souscrire.

    Tu critiques finalement l’élargissement de l’Union européenne ? C’est là pour toi le moment problématique ?

    Non, c’est plutôt la logique dérégulatrice. Parce que ce phénomène de dumping, il touche même les pays fondateurs de l’Union européenne. Quand Emmanuel Azé est venu nous faire un topo sur l’agriculture, l’ensemble des Etats qu’il a cité sont des Etats de l’Europe noyau : l’Espagne, l’Allemagne… Par exemple, la production de porc est 20% moins cher en Allemagne, parce qu’il n’y a pas de salaire minimum dans l’agro-alimentaire dans ce pays. C’est un secteur qui a été délibérément mis à l’écart de la création du salaire minimum allemand, pourtant déjà au rabais. On y trouve donc essentiellement des salariés d’Europe de l’Est payés 2€ ou 3€ de l’heure. Pour la production de fruits, c’est frappant aussi. Le coût de la production d’un kilo de pêches en France est d’en moyenne 1,30€. En Espagne, le kilo de pêches est vendu 0,79€ ; on est donc beaucoup plus chers. Du coup, la production française est passée de 450 000 tonnes à 250 000 tonnes en 10 ans et le niveau d’importation est monté jusqu’à 120 000 tonnes. Aujourd’hui produire des pêches en France ça devient progressivement une production de niche, réservée au bio, au local, sur lequel le consommateur peut accepter de payer des prix élevés. Il y a une citation de Pierre Mendès-France que je cite souvent, que je tire du livre d’Aurélien Bernier « Désobéissons à l’Union européenne » (Mille et une nuits ; 2011) et qui résume bien ce problème fondamental de l’Union européenne, elle date pourtant de 1957 :  « le projet d’Union européenne est basé sur le libéralisme classique du XIXe siècle, selon lequel la concurrence pure et simple règle tous les problèmes. (…) L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement « une politique », au sens le plus large du mot, nationale et internationale. »

    Comme quoi cette critique de la construction européenne libérale ne date pas d’hier…

    Je pense que la position de la France vis-à-vis de la construction européenne a toujours été un peu ambiguë. Et finalement, entre 1957 et le début des années 1980, lorsque les effets les plus sévères commencent à se faire sentir, il ne se passe finalement pas tant de temps que ça. Les choses vont clairement s’accélérer avec notamment l’Acte unique, qui, pose le principe des quatre libertés. On peut rappeler que Margaret Thatcher disait de l’Acte unique, signé en 1986, qu’il « donnait une substance réelle au traité de Rome et ravivait sa flamme libérale, libre-échangiste et dérégulatrice »… Aujourd’hui, la gauche ne peut clairement pas continuer à défendre bec et ongles un système qui a s’est servi, dès le début, du libre-échange et de la dérégulation du commerce pour limiter les droits sociaux et la capacité démocratique des Etats à s’organiser.

    Il paraît que l’Union européenne met même les services des douanes en concurrence…

    Oui, ça produit ces effets-là. Les plus grands ports d’entrée des marchandises contrôlées en France, ce n’est pas le Havre, c’est plutôt Anvers ou Rotterdam. Que ta marchandise entre à Anvers, Rotterdam ou à Hambourg, ou en Bulgarie, elle circule après librement sur le sol européen. Et le nouveau code qui régit le dédouanement, tel qu’il a été réformé il y a un an, présente comme mesure phare de pouvoir dissocier complètement le flux déclaratif du flux de marchandises. Une marchandise peut rentrer au Havre mais celui qui aura la main sur le flux déclaratif et sur les informations liées à cette entrée de marchandise, ça peut être la douane allemande. On est entrés dans cette politique folle où il faut que la douane française soit compétitive, c’est bien une forme de dumping administratif, après le dumping social, environnemental ou fiscal !

    On voit bien le tableau général, mais on fait quoi concrètement alors ? Ça veut dire quoi dans les faits de mettre en place des mesures de régulation du commerce ?

    Ce n’est pas très complexe en fait. Les formations de gauche, qu’elles soient associatives, politiques ou syndicales, doivent se donner les moyens de pouvoir appliquer leurs programmes, sinon elles se condamnent à l’impuissance. Sinon, il faut qu’elles disent clairement comment elles vont s’accommoder des traités de libre-échange, comment elles vont s’accommoder du droit européen qui fait de la concurrence son objectif même. Si tu produis un discours mais que tu ne te donnes jamais les moyens de l’appliquer, tu mets la démocratie en danger. Et ça, je pense que les électeurs l’ont bien compris… Pourtant, il suffit de dire ce que tout Etat souverain a toujours fait à un moment donné quand il a voulu donner de la force aux normes qu’il s’appliquait à lui-même, il suffit de dire « on va mettre en place des mesures douanières pour réguler le commerce ».

    Et concrètement, c’est quoi des mesures douanières ?

    La panoplie des mesures douanières, elle est grande. On parle beaucoup des droits de douane, mais il y a des prohibitions, des quotas d’importation… On ne va pas vivre en autarcie, on va continuer à faire du commerce : on ne produit pas de café, on aura encore besoin de pétrole pendant un moment. Donc simplement, lorsque ce produit entre chez nous, on vérifie qu’il est conforme aux normes qu’on s’est nous-mêmes fixés. Si on fait rentrer une tomate qui est produite avec un pesticide qui est interdit chez nous, alors cette tomate est tout simplement interdite d’entrer. Le produit est prohibé, stocké à la frontière ou détruit, et il n’entrera pas sur le territoire. Lorsqu’on importe un tee-shirt, le produit tee-shirt en soi n’est pas prohibé, sauf à ne pas respecter les normes de sécurité de base. Mais a priori un tee-shirt, ce n’est pas dangereux pour la sécurité des consommateurs…

    Par contre si ce tee-shirt est produit dans des conditions sociales inacceptables, alors tu peux lui appliquer une mesure correctrice : très clairement s’il vient du Bangladesh, tu lui appliques un droit de douane qui est calculé sur la base du salaire minimum bangladais, sur le droit du travail bangladais, sur le régime social bangladais, et donc s’il le faut tu appliques un droit de douane de 600%. Parce qu’en France, on est capables de produire des tee-shirts, ça donnerait du travail aux gens… Il ne s’agit pas d’interdire le commerce, simplement de prendre des mesures régulatrices suffisantes pour pouvoir donner du corps à nos ambitions sociales.

    En gros, tu nous dis que les droits de douane, c’est beaucoup plus fin que ce qu’on peut imaginer ?

    En fait, le droit de douane ce n’est pas appliquer bêtement un taux de 30% aux produits qui rentrent chez toi, indifféremment, quelle que soit leur nature ou leur origine, comme le dit Florian Philippot et le Front national, qui sont un ramassis d’imbéciles. Il s’agit d’appliquer une mesure qui peut être une taxe ou une prohibition, parce qu’on peut aussi interdire un produit. Il s’agit d’appliquer une mesure selon un objectif politique qu’on poursuit. Si l’objectif politique que tu poursuis est sanitaire, il n’y a même pas besoin de droit de douane, c’est une mesure d’interdiction et de prohibition qui s’applique. Le produit est conforme ou pas à la norme. Le poulet au chlore est interdit en France, donc un poulet au chlore qui se présente à la frontière en France est refoulé ! Si l’objectif que tu poursuis est une mesure sociale, alors tu appliques une mesure correctrice en fonction de l’objectif social que tu poursuis. Et tu ne vas pas taxer de la même manière un tee-shirt qui vient du Bangladesh et un paquet de pâtes qui vient d’Italie.

    Concrètement, si on veut mettre en place toutes ces mesures douanières, il faut qu’on reconstitue des effectifs de douaniers… Vous avez chiffré combien de créations de postes seraient nécessaires ?

    On avait annoncé un chiffre, notamment quand la France insoumise nous a sollicité pour son émission de chiffrage de son programme… On a dit 5000, en gros, parce que c’est facile à retenir. Mais il faudrait se lancer dans des investigations plus fines, qu’on n’a objectivement pas les moyens de faire. Mais 5000 personnes, ça correspond à peu près aux effectifs douaniers avant l’entrée en vigueur du grand marché commun. Les effectifs douaniers étaient de 22 000 en 1993, il y a 16 000 douaniers aujourd’hui… On a perdu 6000 agents sur 15 ans. On se dit qu’avec 5000 agents supplémentaires, on peut tenir une frontière et faire les contrôles qu’il faudrait faire. Mais on peut imaginer qu’on devrait être plus encore, parce que depuis, le commerce a changé, il y a eu une explosion du fret express, des opérateurs comme Fedex ou Chronopost n’existaient pas il y a 20 ans. Il ne s’agit pas d’interdire ces échanges. Mais aujourd’hui, c’est très clairement un des vecteurs de fraude les plus dangereux, c’est très clairement par là que passent d’ailleurs quantités d’armes en pièces détachées, de stupéfiants. Et pour pouvoir appréhender un flux aussi important que ça, ça nécessiterait des effectifs supplémentaires. Mais c’est compliqué à évaluer de manière précise… Mais les effectifs ne sont pas le seul élément à reconstituer.

    Qu’est-ce que tu vois d’autre comme nécessaire à reconstruire pour une politique de régulation des échanges ?

    On a quand même démantelé toutes les installations douanières, toutes les infrastructures aux frontières intérieures. Si tu es déjà allée de France en Belgique en voiture, le passage de la frontière, il se fait sur une autoroute à 125 km/h, tu ne ralentis même pas… Et ça, ça demanderait des infrastructures, même si ce n’est pas très compliqué de reconstruire un poste de douane. Les ports et les aéroports aussi sont des frontières. Aujourd’hui, c’est Orly et Roissy les frontières les plus importantes en France. Il ne s’agit surtout pas d’empêcher les gens de voyager. Mais ça ne choque personne de voir des agents en uniforme dans un aéroport, Sur une frontière physique, c’est beaucoup moins simple… Mais si on veut être cohérent, il faut mettre des agents à tous les endroits où il y a une frontières : terrestres, aériennes, maritimes. Mais là où c’est plus compliqué, c’est quand ça touche à l’imaginaire politique. Il faudrait faire beaucoup d’explication sur pourquoi on défend ça. Remettre des agents en uniforme le long des frontières nationales, symboliquement ce serait difficile pour beaucoup, et pourtant…

    Il reste une question cruciale quand même : sur quel périmètre tu construis cette politique de régulation ? Parce que si on t’écoute, ça ne peut pas être au niveau européen. Mais aujourd’hui c’est l’Union Européenne qui a la compétence douanière…

    C’est là qu’est le principal verrou… Une fois qu’on a dit qu’il fallait appliquer des mesures correctrices aux limites de l’espace souverain, c’est-à-dire la frontière entendue comme dimension physique et juridique, il faut déterminer quel est cet espace souverain. Et aujourd’hui, effectivement, la fonction douanière, qui est la fonction typiquement souveraine d’un Etat, a été entièrement déléguée à l’UE. Quand on se compare aux Etats-Unis, c’est complètement grotesque : c’est un Etat fédéral mais ils gardent la compétence douanière, qui n’est pas déléguée aux Etats fédérés… Toutes les fonctions économiques, juridiques et douanières sont du domaine de l’Etat fédéral, ils délèguent plus facilement des fonctions de justice et de police que des fonctions douanières… Bref, l’Union européenne est complètement délégataire de la fonction douane alors que c’est une zélatrice très importante des accords de libre-échange. En ce moment, on discute beaucoup du TAFTA et du CETA, on négocie avec le Japon, avec le Mexique, avec les Etats d’Amérique latine, etc. Très clairement, si on regarde la manière dont fonctionne l’Union Européenne, la manière dont elle est construite, comment elle entretient le dumping au sein de son espace, il ne peut y avoir qu’une seule conclusion : l’union européenne n’est clairement pas l’échelon adapté… Est-ce que c’est forcément l’Etat national ? Là est toute la question…

    Mais comment tu définis cet espace alors ?

    Si ce n’est pas l’échelon national, il faudra forcément définir ce territoire. Si ce n’est pas l’UE, où est-ce que s’appliquent des corpus juridiques qui sont admis par la population, où les institutions ont encore une légitimité, où se déroulent des élections ? Aujourd’hui ’c’est forcément l’Etat-nation. Alors il ne s’agit pas de fétichiser l’Etat-nation, surtout pas : ce sont les représentants de l’Etat-nation qui ont délégué leur souveraineté, qui ont signé les accords de libre-échange, qui ont construit cette Europe libérale. Mais il n’empêche qu’il faut trouver un espace juridique cohérent. Ce n’est peut-être pas le cas de tous les Etats en Europe, mais très clairement, historiquement, démocratiquement, et tel qu’il est admis par la population, l’Etat-nation est un espace qui serait directement utilisable pour appliquer des droits douaniers. D’ailleurs l’administration des douanes est une administration nationale. Tout le droit du travail reste un droit national, le droit fiscal aussi. Il faut que le corpus juridique coïncide avec des frontières.

    Au fond, tu définis ce périmètre en fonction du corpus juridique que tu veux défendre et faire appliquer avec tes mesures douanières ?

    C’est exactement ça. Il faut définir le périmètre de la régulation du commerce en fonction du corpus juridique qu’on veut appliquer. L’État national, même s’il a été dépecé, a encore un droit du travail, un droit fiscal transformables. D’ailleurs les programmes politiques regorgent de propositions pour transformer le droit du travail, le droit fiscal, le droit de la santé en France. C’est donc bien là qu’on doit y imposer les limites de l’espace souverain, des frontières, pour pouvoir donner corps à ces propositions, à cette justice et cette égalité qu’on voudrait redonner à la fiscalité, au droit…

    Propos recueillis par Sylvie Aebischer.