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Jean-Pierre Durand, La Fabrique de l’homme nouveau

Lien publiée le 4 novembre 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Recension du dernier ouvrage de JP Durand. Il a publié auparavant l'ouvrage important "La Chaîne invisible. Travailler aujourd'hui : flux tendu et servitude volontaire" (en 2004, réédité en 2012), une critique radicale de l'organisation contemporaine du travail et du nouveau management, dans toutes ses dimensions. Dans ce nouvel ouvrage, il élargit son point de vue, au delà de la sphère même du travail, et conceptualise la "fabrique de l'homme nouveau".

On pourra lire un article de Durand en 2006 dans "Actuel Marx" intitulé "Les outils contemporains de l'aliénation au travail" ici : https://tendanceclaire.org/contenu/autre/Durand-2006-travail-alienation.pdf

Pour en savoir plus sur JP Durand, on pourra consulter son site internet : https://jean-pierredurand.com/ où on pourra notamment visionner un documentaire qu'il a réalisé.

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Sommaire du nouvel ouvrage de Durand : http://nrt.hypotheses.org/1310

https://nrt.revues.org/3383

Jean-Pierre Durand, La Fabrique de l’homme nouveau. Travailler, consommer et se taire, Paris, Éditions Le bord de l’eau, 2017

La Fabrique de l’homme nouveau. Travailler, consommer et se taire

Dans le Nouveau Dictionnaire d’économie politique de L. Say, paru en 1893, E. Chevalier donnait de la manufacture la définition suivante : « c’est une invention qui produit du coton et des pauvres ». Un nouveau système productif ne se limite pas en effet à la seule production mais transforme le travail, la société tout comme les hommes et les femmes qui la composent. Dans La Chaîne invisible (2004) Jean-Pierre Durand montrait comment l’impératif du flux tendu, la substitution de la compétence à la qualification et un management conduisant à l’intériorisation par les salariés de l’exigence de la rentabilité bouleversaient l’organisation ancienne et constituaient une chaîne invisible entretenue par ceux-là même qu’elle asservissait. La domination à l’ancienne n’a pas seulement laissé la place à une « implication contrainte », associant l’autodiscipline aux anciens contrôles hiérarchiques, mais aussi à la fabrication d’un « homme nouveau » conforme aux exigences d’un nouveau capitalisme. C’est la thèse que défend dans ce livre Jean-Pierre Durand.

Le modèle « néo-fordiste »

Si nous avons changé de société avec le nouveau système productif, nous n’en avons pas fini pour autant avec le capitalisme, ni avec le fordisme et encore moins avec le travail. Dans son dernier livre, La Fabrique de l’homme nouveau, Jean-Pierre Durand, à l’opposé de ceux qui proclament la fin ou la raréfaction du travail, soutient au contraire que l’emploi et le travail restent « le premier organisateur de la vie sociale ». La « lean production », que décortique l’auteur avec minutie, transforme le travail et ses conditions d’exercice. La mobilisation subjective des salariés par des tâches plus autonomes et parfois plus intéressantes se heurte à la rigidité des normes de production, aux contrôles en temps réel de leurs activités et à la fragilisation de l’emploi.

En quoi les nouvelles organisations du travail sont-elles en rupture avec les pratiques antérieures ? La régulation fordiste est certes entrée en crise. À la différence des préceptes tayloriens, les salariés sont tenus à présent à réaliser plutôt des objectifs que de se conformer à des procédures. Jean-Pierre Durand rejette cependant l’appellation de « post-fordisme » pour désigner ce modèle productif. Il préfère l’appellation « néo-fordiste » dans la mesure où le principe d’organisation en flux ne se limite plus à l’industrie mais s’est renforcé par le flux tendu et généralisé à l’ensemble des activités.

Le « lean management » avait déjà fait l’objet d’une description novatrice dans les précédents travaux de Jean-Pierre Durand. Il développe et élargit à présent la portée de cette « révolution organisationnelle » qui, par petits coups, a épousé la financiarisation et la globalisation de l’économie et a imposé, sous la pression des actionnaires, la réduction des coûts comme impératif catégorique. La « lean production » qui signifie production maigre ou frugale, rompt avec l’organisation ancienne et structure désormais l’ensemble des activités de production et de services engagées dans la mutation numérique. Les exigences toujours en hausse de la « lean production » à l’égard des salariés sont associées à la réduction permanente des effectifs.

Le flux tendu (suppression des stocks, main-d’œuvre et appareillage réduits au strict minimum) fragilise le système qui se trouve exposé à la moindre panne ou imprévu, mais oblige simultanément les salariés, en les responsabilisant, à tout mettre en œuvre pour assurer la continuité du flux productif. Cette organisation contient donc en elle-même un principe de mobilisation au travail que Durand avait déjà formalisé par le concept « d’implication contrainte ». L’encadrement de proximité devient inutile (« le flic est dans le flux ») puisque les normes dictées par l’ajustement des installations et les obligations imposées par l’outillage sont rendues impersonnelles. Ainsi passe-t-on de la sanction disciplinaire à l’adhésion volontaire des salariés et à l’intériorisation des contraintes, dans un système où les postes de travail sont rendus de plus en plus interdépendants. L’évaluation du travail glisse aussi d’un système codifié de qualifications vers celui des compétences qui privilégie les comportements individuels des salariés sollicités dans leur propre subjectivité. Ils sont ainsi amenés à adopter pour leur propre compte les objectifs managériaux.

L’impossible rationalisation des services

Dans la mesure même où la relation de service se veut dédiée à chaque usager particulier, elle résiste à l’industrialisation. C’est précisément par l’examen de la modernisation reposant sur la rationalisation de la production et du travail dans les services que l’analyse de Durand révèle toute son originalité. L’employeur veut réduire la porosité du temps de travail, la file d’attente fait pression pour accélérer le rythme des salariés et les autres clients font pression sur les premiers pour aller plus vite. L’examen du travail réalisé par des usagers et des clients, par « l’auto-service » (le client fabrique son service) ou encore par le travail digital (à savoir des tâches réalisées gratuitement par Internet) permet de saisir la portée de l’universalisation des principes de la « lean production ».

Jean-Pierre Durand recourt à Marx pour percer l’énigme du travail gratuit. Produit-il de la valeur et au bénéfice de qui ? Les clients sollicités dans la consommation « ne sont pas exploités » mais leur travail conduit à la production d’une « plus-value extra » par les salariés que s’approprie l’entrepreneur. La captation de l’activité du client dans la formation de la valeur constitue une innovation entrepreneuriale tout à fait considérable.

La mobilisation du travail individuel dans les services constitue la forme idéale de l’emploi pour les commanditaires. Des « nouveaux tâcherons », hyper flexibles, payés uniquement pour le temps presté en fonction du résultat de leur travail sont la solution du nouveau capitalisme pour rationaliser le travail. À une extrémité, on trouve les grandes entreprises qui externalisent des activités qu’elles confient à des auto-entrepreneurs et, à l’autre, les très petites entreprises qui recourent pour survivre à l’auto-emploi, aux intermittents du spectacle et aux vacataires divers. Entre les deux, les plateformes capitalistes (gig economy) et « l’ubérisation » du travail, avec la promotion de la figure fantasmée de l’entrepreneur. Dans un tel marché libéré des contraintes institutionnelles, le travail serait destiné à devenir, conformément à la doxa libérale, une marchandise comme une autre. Les salariés deviendraient des entrepreneurs d’eux mêmes à la recherche d’un emploi et chargés de la gestion de leur carrière de manière à se valoriser en tant que capital humain.

Malgré la mobilisation des auto-entrepreneurs et la captation de l’activité des clients, la rationalisation des services s’avère particulièrement difficile et la réduction de ses coûts de production se heurte à des limites. La baisse de la qualité des services devient donc inéluctable. Dans une telle configuration, la généralisation du flux productif de l’industrie aux services et à la consommation a structuré les conditions de travail et les attentes des consommateurs.

L’homme nouveau

Antonio Gramsci, dans « Américanisme et Fordisme » (1934), avait associé la rationalisation de la production par la segmentation et la simplification des tâches à la nécessité de disposer d’ouvriers disciplinés et fiables. Encore fallait-il fidéliser les ouvriers dont le taux de rotation était excessivement élevé. Pour Henry Ford, la stabilisation des ouvriers reposait essentiellement sur l’élévation de leur moralité. Gramsci mettait ainsi en évidence le lien entre l’industrie de masse et le contrôle du comportement et du mode de vie des ouvriers. L’industrie de masse avait créé, dans la présentation de Gramsci, un « homme nouveau », à savoir un travailleur stable, sobre monogame et discipliné. « L’hégémonie qui naît de l’usine » constitue ainsi, selon Gramsci, un « fait de civilisation ».

Tout comme dans les industries de masse, les nouvelles situations de travail dans les industries et les services « néo-fordiens » font apparaître des exigences nouvelles. Tout au long de ce livre, l’auteur tente de décrypter, pour la manufacture naguère et le travail à la chaîne hier, les traits de cet « homme nouveau » fabriqué aujourd’hui par le nouveau système productif.

Or, ce nouvel « homme nouveau » soumis à des objectifs désire agir alors qu’il est bloqué dans ses initiatives par la hiérarchie, les rythmes et les normes qui l’enserrent de part en part. Il est « clivé » entre la réalisation de soi et le cadrage de son activité. Il n’est cependant pas façonné seulement dans le travail par des exigences contradictoires, il l’est aussi dans la fréquentation des services, en particulier par « la disjonction entre les promesses et la réalité du service consommé ». Face à ces situations, les réactions sont différenciées : certains s’en accommodent, d’autres pas, même si personne n’en sort indemne. L’auteur envisage dans ce cadre les questions liées au mal-être au travail, pathologies qu’il désigne en termes de « troubles socio-psychiques ». Alors que dans le « fordisme » la disciplinarisation des façons de produire et de consommer étaient extérieures aux personnes, l’homme du « lean management » doit vivre activement la nouvelle discipline en l’intériorisant sans se contenter de la subir comme auparavant. Le travail structure mentalement « l’homme nouveau » à travers le clivage entre les attentes suscitées d’une part par le travail et la consommation, et l’impossibilité de les satisfaire d’autre part.

Le particulier et le général

La seule observation des rapports de travail ne permet pas de détecter ses significations ni ses transformations tout comme les dynamiques du social qui y sont engagées. Les configurations particulières du travail ne sont possibles que parce qu’elles obéissent à un modèle plus général. En d’autres termes, comme le relève bien Jean-Pierre Durand, les situations de travail décrites procèdent de déterminants extérieurs. Par conséquent, l’émergence du « lean management » et sa généralisation ne seraient pas compréhensibles sans l’ultralibéralisme qui a accéléré la financiarisation des activités, a exacerbé la compétition et érigé la compétitivité en norme dans tous les aspects de la vie.

« L’homme nouveau clivé et disjoint » est façonné par les possibilités qui lui sont offertes par l’ultralibéralisme, possibilités qui lui sont pourtant inaccessibles dans sa vie quotidienne. Dans son dernier chapitre, Durand esquisse deux scénarios qui formatent cet « homme nouveau ». Le premier scénario, noir ou gris foncé, est celui de la régression sociale. Il vise à conformer « l’homme nouveau » à sa condition aliénée. Le second, optimiste, imagine des sorties positives des crises politiques et sociales en infléchissant les grandes tendances du capitalisme. La régulation de ses excès pourrait offrir des perspectives pour un nouveau mode de production plus équilibré et moins inégalitaire.

On peut se demander, au terme de cette lecture riche et stimulante, si l’usage « d’homme nouveau » était le mieux indiqué pour rendre compte du modèle « néo-fordiste ». La portée de la logique induite par le flux tendu généralisé affecte certes les conditions de vie et de travail tout comme la subjectivité des individus. Suffit-il pour autant à opposer ce « nouvel homme » dans les termes décrits par Durand à celui dont Gramsci avait dressé les contours ?

À travers les transformations des activités industrielles et « l’impossible rationalisation » des services, Jean-Pierre Durand rend compte avec finesse et précision des transformations du travail. La généralisation du flux tendu dans le capitalisme financiarisé dessine, sous sa plume, les nouvelles chaînes de captation de la valeur. L’auteur reste cependant muet sur les transformations de l’entreprise. Celle-ci demeure-t-elle toujours pareille à elle-même comme cadre permanent des transformations du travail ? Pourtant, Durand a réuni dans ce livre tous les ingrédients qui annoncent la perte de centralité, non pas du travail comme nombre d’auteurs fustigés à juste titre par lui le suggèrent, mais la perte de centralité de l’entreprise. Tire-t-il pour autant toutes les conséquences de l’accent mis désormais sur l’idéal-type de l’entrepreneur en lieu et place de l’entreprise ? Comme il ressort notamment de la mobilisation massive du travail individuel dans les plateformes capitalistes, les chaînes de captation de la valeur peuvent faire l’économie du coût de l’entreprise.

Jean-Pierre Durand est issu d’une tradition de la sociologie du travail selon laquelle les techniques de production ne suscitent pas seulement un milieu nouveau dans le travail mais aussi dans la vie quotidienne hors du travail. C’est pourquoi ce livre, partant d’une analyse pointue et rigoureuse du nouvel ordre productif rend compte en fait des transformations les plus profondes de la société en dehors des spéculations aussi hasardeuses que supposées inéluctables dont nous sommes si souvent abreuvés. Par son analyse rigoureuse et ses questions stimulantes, il est amené incontestablement à faire date.