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Extrait de "Utopies réelles", d’Erik O. Wright
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.contretemps.eu/extrait-wright-utopies-reelles/
Erik Olin Wright, Utopies réelles, Paris, La Découverte, coll. « L’horizon des possibles », 28€/16€, 2017, pp. 167-181.
Les insuffisances de la théorie marxienne concernant l’avenir du capitalisme
Au sein de la tradition marxiste, la critique du capitalisme et le cadre conceptuel de son analyse de classe conservent une certaine valeur, mais sa théorie de l’histoire contient de sérieuses faiblesses1. Quatre problèmes compromettent en effet l’exactitude de la théorie marxiste traditionnelle pour construire une théorie des alternatives au capitalisme : les crises périodiques qui traversent le capitalisme ne semblent pas s’intensifier au fil du temps ; à défaut d’être simplifiées par un processus de prolétarisation homogène, les structures de classe sont devenues plus complexes ; au sein des sociétés capitalistes historiquement implantées, la capacité collective de la classe ouvrière à contester les structures du pouvoir capitaliste semble diminuée ; les stratégies de transformation sociale fondées sur des scénarios de rupture, même si elles étaient en mesure de renverser l’État capitaliste, ne semblent pas fournir un cadre sociopolitique favorisant la pérennité des expérimentations démocratiques. Dans la mesure où chacun de ces thèmes a été abondamment traité lors de discussions contemporaines sur le marxisme et le changement social, je vais me limiter ici à exposer brièvement leurs principaux arguments.
La théorie de l’intensification de la crise
La thèse selon laquelle les crises structurelles du capitalisme auront tendance à s’intensifier avec le temps est fondamentale pour soutenir l’idée que les contradictions du capitalisme anéantiront au final ses propres conditions d’existence. Si nous devons indéniablement reconnaître que le capitalisme sera sujet à des crises économiques périodiques plus ou moins graves, sans pour autant admettre l’existence d’une tendance globale à l’intensification des perturbations qui touchent l’accumulation du capital, nous perdons alors l’infrastructure conceptuelle selon laquelle le capitalisme s’affaiblit au fil du temps. Et en l’absence de prévision historique qui anticiperait son autodestruction, la vulnérabilité du capitalisme diminuerait malgré la contestation collective des forces sociales anticapitalistes. On peut néanmoins ajouter qu’une crise profonde et prolongée, si elle devait se produire, pourrait offrir une « fenêtre d’opportunité » historique en vue d’une transformation sociale radicale, mais ce scénario est beaucoup moins ambitieux que celui qui prédit la probabilité croissante que surviennent de telles crises dans un avenir proche.
Un certain nombre de raisons permettent en effet de douter de la thèse de l’autodestruction du capitalisme. Tout d’abord, alors même que le capitalisme contient certainement des processus qui produisent des perturbations économiques périodiques, Marx et plusieurs marxistes après lui ont sans doute sous-estimé à quel point les interventions de l’État peuvent réguler de manière significative ces processus. Le résultat est que cette tendance constante à l’aggravation des perturbations économiques disparaît au fil du temps. Deuxièmement, bien que dans les phases ultérieures du développement capitaliste le taux de profit puisse être inférieur à celui que l’on observait dans les phases antérieures, rien n’indique pour autant qu’il continuera à diminuer dans les économies capitalistes historiquement bien implantées. Troisièmement, et selon des considérations plus théoriques, les fondements conceptuels de la « loi de la baisse tendancielle du taux de profit » sont assez problématiques. Plus fondamentalement, la théorie de la valeur travail sur laquelle se fonde cette loi a été critiquée, y compris par des économistes largement favorables aux objectifs normatifs et explicatifs du marxisme. Bien que l’idée de travail en tant que source de la valeur puisse être un dispositif utile pour illustrer l’idée d’exploitation, aucune raison convaincante ne permet de croire que le travail – et seulement lui – est à l’origine de toute valorisation. Par ailleurs, Marx n’a pas défendu de manière soutenue cette hypothèse, et les discussions contemporaines n’ont pas abouti à un argument convaincant2. Si la théorie de la valeur travail est rejetée, l’argument qui établit un lien entre l’augmentation de l’intensité capitalistique et la réduction du taux de profit perd alors de sa cohérence3.
À l’aune de ces considérations, il serait sans doute possible de construire une nouvelle théorie de la trajectoire autodestructrice du capitalisme. Les débats actuels mettent en avant l’idée que la mondialisation progressive du capitalisme, au début du XXIe siècle, compromet gravement la capacité de l’État à réguler les effets systémiques de la crise économique, puisque l’espace géographique des activités marchandes échappe à la juridiction des États. En théorie, une telle situation pourrait signifier que l’intensification des crises économiques, à la différence de celles de la fin du XXe siècle, sera bien plus élevée car aucune institution mondiale pouvant gérer efficacement ces crises n’est susceptible de se développer. La crise financière qui a débuté en 2008 peut être le signe de ce nouveau processus d’intensification.
Une seconde idée consiste à dire que la destruction de l’environnement engendrée par la croissance capitaliste finira par détruire les conditions écologiques qui assurent l’existence même du capitalisme.
Une troisième suggestion défend l’idée selon laquelle le passage d’une économie industrielle à une économie de services et, peut-être, à une « économie de la connaissance » signifie que dans le futur il sera de plus en plus difficile pour les propriétaires du capital de dominer l’activité économique. La propriété intellectuelle est intrinsèquement plus difficile à monopoliser que le capital physique. Plus précisément, avec l’avènement des nouvelles technologies de l’information, il est bien plus facile pour les individus de transgresser les droits de propriété privée de l’information et des connaissances. En outre, la production de connaissances et d’informations est bien plus efficace lorsqu’elle relève d’une activité sociale de collaboration et de coopération, ce qui veut dire que l’imposition de droits de propriété capitalistes à ce processus constitue alors une « entrave » au développement de ces forces de production. En conséquence, et à long terme, le capitalisme deviendra de plus en plus vulnérable car il sera contesté par des formes d’organisation non capitalistes dans les secteurs de la production et de la distribution de l’information et de la connaissance.
Tous ces facteurs, ou même une partie d’entre eux, pourraient laisser croire que la fin du capitalisme coïncidera avec son autodestruction. Cependant, les arguments mobilisés demeurent spéculatifs et insuffisamment développés et, pour l’instant, il ne semble pas qu’il y ait de bonnes raisons de croire que les contradictions internes du capitalisme déboucheront à long terme sur une structure économique obsolescente. Le capitalisme peut ne pas être souhaitable, pour toute une série de raisons que nous avons indiquées dans le chapitre 3, tout en étant reproductible. Encore faut-il préciser qu’un tel constat n’implique pas que le capitalisme soit immunisé contre toute forme de transformation : même si ses dynamiques internes ne le condamnent pas à l’autodestruction, il se pourrait qu’il soit transformé par une action collective. Mais une telle action ne sera pas nécessairement encouragée par la fragilité croissante du capitalisme.
La théorie de la prolétarisation
Le second problème majeur de la théorie marxiste classique concernant la destinée du capitalisme tourne autour de la théorie de la prolétarisation. Bien qu’il soit certainement vrai que le développement du capitalisme ait intégré une proportion croissante de la population active dans des relations de travail capitalistes, un tel processus n’a pas débouché sur une prolétarisation et une homogénéisation des classes sociales, mais plutôt sur une complexification des structures de classe. À ce sujet, un certain nombre de tendances structurelles peuvent être relatées.
Premièrement, nous observons le développement et l’expansion de ce que j’ai appelé des « positions de classe contradictoires4 ». Les positions de classe sont les places spécifiques occupées par des personnes au sein d’une structure de classe. Les positions de la classe ouvrière et celles de la classe capitaliste sont les deux positions fondamentales déterminées par les rapports capitalistes de classe. Mais plusieurs positions dans la structure de classe ne correspondent pas strictement à ces deux positions de base. En particulier, les positions de classe des cadres et des manageurs contiennent des propriétés relationnelles qui relèvent à la fois des capitalistes et des travailleurs, occupant ainsi des « positions contradictoires ». Les experts et les techniciens hautement qualifiés occupent aussi des positions contradictoires du fait de leur qualification. Dans la plupart des pays capitalistes, un peu moins de la moitié de la population active occupe de telles positions contradictoires5.
Deuxièmement, après une longue période de déclin, une croissance significative des auto-entrepreneurs et des petites entreprises a eu lieu dans de nombreux pays capitalistes. Certes, un grand nombre de ces petites entreprises et professionnels indépendants sont subordonnés à des grandes sociétés privées, mais ils se démarquent de la classe ouvrière.
Troisièmement, bien que la concentration de la richesse soit devenue un phénomène économique récent qui touche la plupart des pays capitalistes (et plus particulièrement les États-Unis), force est de constater que l’actionnariat salarié s’est également démocratisé – une proportion croissante de la population investit désormais dans des entreprises, que ce soit sous la forme d’investissements directs en actions ou sous la forme de fonds de pension. Loin de créer une « société des propriétaires » ou un « capitalisme populaire », de tels dispositifs financiers complexifient néanmoins la structure de classe du capitalisme.
Quatrièmement, avec l’entrée massive des femmes sur le marché du travail, les structures de classe auxquelles se rattachent les individus sont devenues plus complexes que dans le passé, puisque les ménages à double revenu sont reliés à la structure de classe par deux emplois, et non plus par un seul. Le résultat est qu’une proportion importante de la population constitue ce qu’on peut appeler des « ménages transclasses », des ménages dans lesquels l’emploi salarié des conjoints et des conjointes renvoie à des positions de classe différentes6.
Au final, on observe dans de nombreux pays capitalistes développés une stratification croissante de la classe ouvrière. Après une longue période durant laquelle l’inégalité des revenus chez les salariés a diminué, cette inégalité a fortement augmenté dans le dernier quart du XXe siècle. À cela, il faut ajouter que, depuis le début des années 1990, dans certains pays – notamment aux États-Unis –, les schémas d’évolution du marché du travail se sont fortement polarisés : la croissance de l’emploi s’est essentiellement concentrée sur le sommet et la base de la pyramide des salaires, mais pas sur les strates intermédiaires7. La classe ouvrière, quelle que soit sa définition, a donc subi un processus interne de différenciation plutôt qu’un processus d’homogénéisation.
La complexification des relations de classe ne signifie pas que la notion de classe a moins d’importance dans la vie des gens ou que les structures de classe sont fondamentalement de moins en moins capitalistes. Elles signifient simplement que les transformations structurelles que prévoyait la thèse de l’intensification de la lutte des classes ne se sont pas réalisées.
La théorie de la capacité collective de classe
Le second aspect de la thèse de l’intensification de la lutte des classes dans la théorie marxiste classique concerne l’augmentation de la capacité de la classe ouvrière à contester le capitalisme. Or cette capacité a tendanciellement diminué dans les sociétés capitalistes développées. Un tel constat s’explique en partie par l’hétérogénéité croissante des intérêts des salariés, en raison tant de la complexité de la structure de classe que de la stratification au sein de la classe ouvrière. Cette hétérogénéité rend plus difficile la volonté de renforcer la solidarité et de former des coalitions politiques stables. Mais la faiblesse de la capacité collective de classe à contester le système reflète également la manière dont les démocraties capitalistes ont su organiser les possibilités d’amélioration réelle des conditions de vie dans les limites du capitalisme. Pour tirer parti de ces possibilités, l’une des contraintes centrales imposées par l’État a été l’abandon de toute tentative d’organisation et de mobilisation révolutionnaires. Les « compromis de classe » qui en résultent – et qui vont revêtir la forme des mouvements syndicaux et de l’État-providence – ont permis aux travailleurs d’obtenir des augmentations salariales substantielles. Et bien que ces gains aient été en partie érodés au cours des dernières décennies du XXe siècle, ils restent néanmoins suffisamment élevés pour freiner les mouvements solidaires qui contestent la légitimité du système. Compte tenu de la robustesse du capitalisme et de la force des institutions qui le reproduisent, du moins dans les démocraties capitalistes avancées, ces compromis de classe constituent encore un répertoire d’action crédible pour les organisations ouvrières. Quoi qu’il en soit, aucune société capitaliste n’a vu la classe ouvrière développer une capacité collective à contester les fondements du pouvoir capitaliste.
La théorie de la transformation par la rupture
Bien qu’il n’y ait pas d’exemples historiques de contestations révolutionnaires ayant rencontré un véritable succès au sein des pays capitalistes développés (et relativement peu d’exemples de contestations significatives mais ayant échoué), de telles contestations ont néanmoins eu lieu dans des sociétés capitalistes moins développées, et, dans certains cas, des socialistes révolutionnaires sont parvenus à accéder au pouvoir. Des États ont été renversés et des régimes révolutionnaires, se réclamant symboliquement du socialisme, instaurés. Cependant, ces tentatives de transformation par la rupture n’ont jamais été en mesure de renforcer à long terme le développement d’institutions démocratiques et expérimentales. En effet, la construction volontariste d’alternatives émancipatrices dépend, dans un processus démocratique, de délibération et de construction institutionnelles, et de la participation active, autonome et créative de personnes ordinaires. Même si cette participation démocratique et égalitaire à la transformation révolutionnaire du capitalisme a pu surgir de manière épisodique, ces séquences historiques ont toujours été de courte durée et relativement isolées.
À la suite d’une séquence révolutionnaire, l’échec à maintenir un processus prolongé, démocratique et expérimental provient du fait que les régimes révolutionnaires subissent toujours une pression extrême, à la fois économique et militaire, exercée par des pays capitalistes puissants. Ces régimes ont alors ressenti l’urgence de consolider leur pouvoir et de construire des institutions suffisamment fortes pour résister à cette pression. Puisque l’expérimentation démocratique est inévitablement un processus désordonné qui dépend fortement de la capacité à tirer les leçons de ses erreurs, il est compréhensible que les régimes révolutionnaires puissent ressentir le besoin de court-circuiter ces étapes afin d’être opérationnels. Une autre hypothèse est également de soutenir que le problème était essentiellement un problème de développement économique des économies au sein desquelles les mouvements révolutionnaires ont exercé le pouvoir politique. Le marxisme classique n’a certainement jamais imaginé que la transformation du capitalisme en une alternative démocratique et égalitaire serait possible dans une société où le capitalisme n’avait pas encore atteint des niveaux de productivité très élevés. Mais il se peut aussi que les formes concentrées de pouvoir politique, d’organisation et de violence nécessaires pour produire une rupture révolutionnaire avec les institutions existantes soient elles-mêmes incompatibles avec les pratiques participatives qui sont nécessaires à l’expérimentation démocratique lorsqu’il s’agit de construire de nouvelles institutions émancipatrices. Dans certaines circonstances, les partis révolutionnaires peuvent être des « armes organisationnelles » efficaces pour renverser les États capitalistes, mais ils demeurent extrêmement inefficaces lorsqu’il s’agit de construire une alternative démocratique et égalitaire. En conséquence, les exemples empiriques de ruptures historiques avec le capitalisme ont conduit à des formes bureaucratiques et autoritaires d’organisation économique, plutôt qu’à quelque chose se rapprochant d’une alternative démocratique et égalitaire au capitalisme.
Vers une autre formulation du problème
Lorsqu’il s’agit de décrire les propriétés centrales de la trajectoire du capitalisme, la théorie marxiste classique des alternatives au capitalisme est profondément ancrée dans une vision déterministe : en prédisant les grandes lignes du développement futur du capitalisme, Marx espérait contribuer à la réalisation d’une alternative émancipatrice qui se situait au-delà du capitalisme. En l’absence d’une théorie dynamique irréfutable prédisant la fin du capitalisme, la stratégie alternative consiste alors à abandonner une telle théorie afin de construire une théorie de la possibilité structurelle. La différence est la suivante : une théorie de la trajectoire dynamique tente de prédire certaines caractéristiques de l’évolution future des changements sociaux sur la base d’une compréhension des mécanismes causaux qui orientent la société selon une direction particulière. En anticipant la production de certains développements qui vont avoir lieu (en supposant que la théorie soit exacte), une telle théorie permet de définir les effets qui peuvent se produire. Le capitalisme s’autodétruira (éventuellement) et le socialisme apparaîtra comme une alternative. En revanche, une théorie de la possibilité structurelle ne tente pas de prédire le cours des événements dans la durée, mais tout simplement de cartographier le champ des possibles qui impulseront des changements institutionnels et qui se produiront sous différentes conditions sociales.
La version la plus forte d’une théorie de la possibilité structurelle reviendrait à avoir une feuille de route détaillée avant de partir en voyage. La carte indiquerait toutes les destinations possibles à partir de votre position actuelle et tous les itinéraires alternatifs qui conduiraient à chacune d’entre elles. Une carte relativement précise nous informerait des conditions routières, précisant bien celles qui exigeraient des véhicules tout-terrain et d’autres qui seraient temporairement ou définitivement infranchissables (du moins jusqu’à ce qu’un moyen de transport plus efficace soit inventé). Muni de cette carte, la seule question à se poser, lorsque vous ciblez une destination particulière, est de savoir si vous avez ou non le véhicule approprié pour voyager. Bien entendu, il se peut que vous soyez incapable de réunir les ressources suffisantes pour acheter le véhicule nécessaire permettant de se rendre à la destination la plus souhaitable, mais vous aurez au moins une compréhension réaliste de cette contrainte avant de partir en voyage et vous pourrez donc changer vos plans.
Hélas, une telle carte n’est qu’une pure invention de l’esprit, et aucune théorie sociale existante n’est suffisamment puissante pour construire une cartographie complète des destinations sociales possibles. Il se pourrait bien qu’une telle théorie soit impossible dans son principe même – le changement social est bien trop complexe et reste profondément affecté par des enchaînements contingents de processus causaux pour être représenté sous la forme d’un plan détaillé qui présenterait un panorama complet des futurs possibles. Quoi qu’il en soit, nous devons admettre que nous n’avons pas cette carte à notre disposition. Et pourtant, nous voulons quitter la position que nous occupons en raison de ses préjudices et de ses injustices. La question est donc de savoir : que faut-il faire ?
Au lieu de penser le projet d’un changement social émancipateur sous la forme métaphorique d’une feuille de route qui nous guiderait vers une destination connue, le mieux serait peut-être d’appréhender un tel changement comme une excursion exploratoire. Il s’agit de quitter ce monde bien connu à l’aide d’une boussole qui nous indiquerait la direction que nous souhaitons prendre et d’un odomètre qui nous signalerait la distance que nous avons parcourue depuis notre point de départ, mais sans l’aide d’une feuille de route qui baliserait l’ensemble du parcours (du point de départ jusqu’à la destination finale). Bien entendu, une telle exploration est semée d’embûches : nous pouvons croiser des abîmes infranchissables, des obstacles insoupçonnés qui nous obligent à nous déplacer dans une direction imprévue. Nous pourrions aussi être contraints de revenir en arrière et d’emprunter un nouvel itinéraire. Il y aura des moments où nous prendrons de la hauteur, avec une vue dégagée vers l’horizon, ce qui facilitera grandement notre orientation pendant un certain temps. Mais d’autres fois, nous devrons opter pour des chemins tortueux et des forêts denses, ignorant exactement où nous allons. Peut-être qu’à l’aide de technologies nouvelles que nous inventerons durant notre parcours, nous pourrons créer en altitude un terrain artificiel et nous projeter un peu plus loin. Et nous pourrons alors découvrir qu’il existe éventuellement des limites absolues à notre avancée. Bien que nous ne puissions pas savoir à l’avance jusqu’où nous pouvons aller, nous pouvons néanmoins savoir si nous allons dans la bonne direction.
Cette approche de la pensée des alternatives émancipatrices conserve une dimension fortement normative lorsqu’il s’agit d’entrevoir un mode de vie postcapitaliste, tout en reconnaissant les limites de nos connaissances scientifiques sur les possibilités réelles de transcender le capitalisme. Encore faut-il noter qu’il ne s’agit pas ici d’embrasser la fausse certitude selon laquelle il existe des limites infranchissables à la construction d’une alternative démocratique et égalitaire. L’absence de connaissances scientifiques solides concernant les limites du possible s’applique aussi bien aux perspectives alternatives qu’à la durabilité du capitalisme.
La question centrale pour explorer et découvrir de nouvelles contrées est donc l’utilité de notre appareil de navigation. C’est pourquoi nous avons besoin de construire ce que l’on pourrait appeler une boussole socialiste, c’est-à-dire les principes qui nous disent si nous allons dans la bonne direction. Nous développerons ce point dans le chapitre suivant.
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Pour d’autres textes du même auteur publié sur notre site, suivre ce lien.
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Crédits image bandeau : « Utopia », Volodymyr Hesfer.
Lire hors-ligne :
références
1. | ⇧ | Il nous semble utile de distinguer entre ce qu’on pourrait appeler le « marxisme sociologique », enraciné dans l’analyse des classe sociales et la critique marxiste du capitalisme, et la théorie marxiste de l’histoire (appelée aussi « matérialisme historique »), qui puise sa source dans l’analyse de la dynamique et de la trajectoire historiques du capitalisme. Selon moi, cette dernière n’est plus défendable dans sa forme actuelle, alors même que le marxisme sociologique demeure une référence théorique féconde pour la recherche critique et une composante essentielle d’une science sociale émancipatrice. Pour une discussion sur le marxisme sociologique, voir Michael BURAWOY et Erik Olin WRIGHT, « Sociological marxism », in Jonathan TURNER (dir.), Handbook of Sociological Theory, New York, Kluwer Academic/Plenum Publishers, 2001. Pour une discussion sur les catégorisations des problèmes (analyse de classe, critique du capitalisme, vision normative du socialisme et théorie de l’histoire) qui constituent le noyau central du marxisme traditionnel, voir Erik Olin WRIGHT, Interrogating Inequality, Londres, Verso, 1994, chapitre 11. |
2. | ⇧ | La théorie de la valeur travail était un outil d’analyse économique largement accepté à l’époque de Marx. C’est pourquoi Marx n’a peut-être pas ressenti la nécessité de défendre cette théorie de manière appuyée. Lorsque Marx commente l’idée selon laquelle le travail est le fondement de la valeur, son argument est assez simple : nous observons que des choses qualitativement différentes peuvent être échangées selon des proportions fixes dans un marché – X kilogrammes d’acier sont équivalents à Y tubes de La question est alors la suivante : comment des choses qualitativement si différentes peuvent-elles être réduites à des quantités relatives ? Selon Marx, une telle équivalence n’est possible si elles contiennent une certaine substance quantitative en commun, et il s’agit du temps de travail dépensé dans leur production. Mais cette affirmation est tout simplement fausse. Par exemple, l’acier et le dentifrice partagent aussi la propriété d’être fabriqués avec un certain nombre de calories énergétiques. Sur cette base, on pourrait alors construire une théorie de la valeur énergie, ainsi qu’une analyse expliquant la relation entre les profits et la plus-value d’énergie. Plus généralement, la valeur des marchandises devrait être déterminée par la quantité de ressources limitées qui sont intégrées dans leur production, et pas seulement le travail. Pour une discussion de la théorie de la valeur travail qui traite de manière pertinente toutes ces questions, voir Ian STEEDMAN, Marx after Sraffa, Londres, New Left Books, 1977. |
3. | ⇧ | De plus, même si l’on accepte les intuitions centrales de la théorie de la valeur travail, l’argument spécifique postulé par Marx (la baisse tendancielle du taux de profit) n’est pas convaincant. L’idée essentielle est que l’augmentation de l’intensification capitalistique (en d’autres termes : la « hausse de la composition organique du capital ») conduira globalement à une diminution du taux de Mais dès lors que la mécanisation de la production capitaliste atteint déjà un certain niveau de développement, il n’y a plus aucune raison de croire que l’intensification capitalistique continuera à augmenter en s’appuyant sur les innovations ultérieures. Un bon exemple pour saisir cette logique est le remplacement des machines à additionner par des calculatrices portables. Ce n’est pas simplement une « contre-tendance » : dès lors que l’intensification capitalistique a atteint un certain degré, l’intensification capitalistique du progrès technique au sein du processus de production n’est pas unidirectionnelle. |
4. | ⇧ | Pour une discussion approfondie sur la complexification des positions de classe au sein de la structure de classe capitaliste, voir Erik Olin WRIGHT, Classes, Londres, Verso, 1985, The Debate on Classes, Londres, Verso, 1989, et Class Counts, Cambridge, Cambridge University Press, 1997. |
5. | ⇧ | Voir ID., Class Counts, op. cit., chapitres 2 et 3. |
6. | ⇧ | Dans les années 1980 – période durant laquelle j’ai amassé des données solides sur cette question –, environ 15 % de la population adulte était concernée par ce type de situation aux États-Unis. |
7. | ⇧ | Pour une analyse détaillée des évolutions du marché du travail, voir Erik Olin WRIGHT et Rachel DWYER, « Patterns of job expansion and contraction in the United States, 1960s-1990s », Socioeconomic Review, 1, 2003, p. 289-325. |