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Un moment d’histoire du communisme : l’eurocommunisme

Lien publiée le 21 novembre 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.contretemps.eu/histoire-eurocommunisme/

Le moment eurocommuniste – qui correspond en gros aux années 70 –  est d’abord un moment essentiel de l’histoire du mouvement communiste international et de sa déstalinisation chaotique. Mais on préférera ici l’envisager, à travers sa déclinaison française, sous l’angle des options stratégiques qu’il a représenté.

Ces options peuvent se résumer en quelques mots et en deux thèses, qui pour une part ont la même portée : la première consiste à dire que la démocratie doit être au cœur d’une stratégie révolutionnaire pour un socialisme lui-même démocratique ; la deuxième à dire que les partis communistes doivent construire leurs politiques de manière autonome, sans dépendre d’un « centre », qu’il soit mondial ou régional. Ces deux thèses ont une caractéristique qui a souvent été prise pour la quintessence de l’eurocommunisme : il s’agit d’une manière ou d’une autre de récuser  la politique du parti communiste de l’Union Soviétique (PCUS).

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Le mot « eurocommunisme » lui-même n’a pas été forgé par ses protagonistes. C’est une expression journalistique qui apparaît dans la presse italienne en juin 1975, mais avait peut-être été employée auparavant, si bien que sa paternité est contestée. Mais quoi qu’il en soit, son emploi commence assez vite, dès cette époque, à se généraliser dans la presse et les commentaires politiques – d’abord en Italie, puis dans le monde entier. Les partis communistes concernés l’adopteront en ordre dispersé : d’abord les Belges, puis les Italiens, les Espagnols, les Français… Certains, comme les Britanniques (ou les Japonais) ne l’adopterons jamais.

Il n’est pas sans défaut : il laisse en effet croire à l’existence d’un projet concerté, d’une opération d’ensemble des partis communistes d’Europe, alors que d’une part les partis communistes concernés ont, chacun à sa façon, et suivant des temporalités différentes, élaboré de façon autonome les stratégies que l’on regroupe de manière trompeuse sous une désignation unique, et que d’autre part, ce phénomène n’est pas limité à des partis européens, et ne les concerne pas tous. En relèvent ainsi les partis communistes du Japon, d’Australie ou du Mexique, mais pas ceux de RFA ou du Portugal – et moins encore ceux des pays européens de l’Est… Et même pour les partis communistes européens que l’on peut désigner ainsi, leurs points d’accord portent sur bien des choses, mais précisément pas sur la question européenne…

Cette question reprend toutefois timidement place dans les débats contemporains – non pas sur la base d’un retour sur l’histoire du communisme, mais à la faveur entre autres d’un renouveau d’intérêt pour les travaux de Nicos Poulantzas ou les études sur Gramsci, et du fait du cousinage, voire de la filiation, que l’on peut trouver entre cet épisode et certains des mouvements politiques de la gauche européenne contemporaine ou certaines de leurs préoccupations.

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L’idée que la démocratie est à la fois un moyen et une fin des politiques d’émancipation peut sembler aujourd’hui une banalité. Ce n’était pas le cas il y a un demi siècle. Et cette idée est ce qui structure l’eurocommunisme, ce moment où un certain nombre de partis communistes occidentaux – et tout particulièrement les partis italien, espagnol et français, ont défini des stratégies dans lesquelles la démocratie tenait une place centrale. Cause et effet de ce choix, une prise de distance à l’égard du « socialisme » existant en Union soviétique et dans les pays de l’Est. Ce moment de l’histoire du mouvement communiste international est ainsi celui de sa crise, et même de sa crise finale.

L’apparition de ce phénomène n’est pas aussi soudaine que celle du mot par lequel on le désigne, et ses signes avant coureurs sont nombreux dans chacun des partis concernés ; on pourrait dire par exemple que pour l’Italie, c’est dès 1956 que commencent à y être posées explicitement les problématiques. Si en France, le phénomène est plus tardif, on en trouve des prolégomènes dès le début des années 60, et certaines des périodes antérieures l’ont également parfois timidement anticipé.

On s’accorde généralement à dater l’émergence de l’eurocommunisme à août 1968 : lorsque tous les partis communistes que l’on a ultérieurement désignés ainsi ont dénoncé – dans des termes parfois différents – l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie mettant fin au Printemps de Prague.

Le PCF, alors dirigé par Waldeck Rochet, avait porté un regard intéressé et bienveillant sur le cours nouveau entrepris par les dirigeants tchécoslovaques à partir du début de l’année 1968, et la volonté de construire un « socialisme à visage humain ». Cela n’allait pas de soi. Le PCF était en effet historiquement et culturellement très peu porté sur la critique de l’Union soviétique, et faisait un peu figure de « Fille aînée de l’Église de Moscou » ; l’idée même que le socialisme puisse n’avoir pas le « visage humain » lui était étrangère. La position standard de la vieille garde thorèzienne consistait à récuser mollement les « conservateurs » et fortement les « révisionnistes ».

Il y avait pourtant de récents précédents dans le non-alignement, limités jusque là pour l’essentiel à la question « culturelle » des libertés d’expression, qui l’avaient par exemple conduit à dénoncer le procès Siniavski-Daniel en 1966 – année où la session du Comité central d’Argenteuil avait par ailleurs affirmé le principe de la liberté de création. En outre, le PCF était depuis 1954 et surtout depuis 1962 engagé dans la recherche de construction en France d’une union avec le parti socialiste et avait affirmé le principe du multipartisme dans la construction du socialisme, et d’une voie « pacifique » au socialisme.

Waldeck Rochet avait cru pouvoir éviter l’intervention des troupes du Pacte de Varsovie à Prague. Apprenant la catastrophe, il s’écrie « Brejnev est un salaud ! »

L’affaire tchécoslovaque intervient alors qu’était en préparation une Conférence mondiale des partis communistes et ouvriers, qui se tiendra en 1969 – dans la suite de celles tenues en 1957 et en 1960 comme pour suppléer à la dissolution du Komintern puis du Kominform. Si le conflit qui y domine est celui qui oppose Soviétiques et Chinois, l’ombre de Prague y sera décisive – et si aucune allusion n’y est faite dans le document final aux évènements d’août – ce qui conduira les Italiens à ne pas le signer – les Soviétiques ne peuvent y imposer leur vision de « l’internationalisme socialiste ».

Une conférence limitée aux partis communistes de l’Europe capitaliste aura lieu en 1974, à Bruxelles : l’existence de divergences y est explicitement affirmée, et c’est là, avant que le mot ne soit forgé, une autre avancée de l’eurocommunisme. En 1976, une conférence européenne se tiendra à Berlin ; entre temps, le mot eurocommunisme a fait son apparition, et Berlinguer le prononce dans son intervention. Malgré l’insistance des soviétiques et de quelques autres partis communistes, il n’y aura plus de « conférences mondiales ». C’est la fin du mouvement communiste international en tant que mouvement organisé – même de façon vague et floue.

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Dans l’histoire du PCF, les années 70 peuvent être vues comme celles où s’affirme, d’une manière chaotique et contradictoire, une orientation stratégique à bien des égards nouvelle. Sur la base de choix forgés dès la fin des années 50 et affirmés en 1962, à partir d’une problématique expressément référée à la notion de « Front Unique », il synthétise cette orientation dans un document de décembre 1968, connu sous le nom de Manifeste de Champigny. Il est évident que les évènements de mai-juin, puis ceux d’août à Prague, déterminent les inflexions que l’on peut trouver dans ce document.

Le Manifeste de Champigny définit une stratégie fondée sur la conquête pacifique du pouvoir, dans le cadre d’alliances avec d’autres formations de gauche, pour la mise en place d’une « démocratie avancée ouvrant la voie au socialisme ». Un gouvernement d’union des forces démocratiques (que l’on appellera bientôt « d’union populaire ») doit mener une politique d’extension des droits et pouvoirs des travailleurs et briser le « mécanisme unique État-monopoles » identifié par la section économique du parti à travers les élaborations de la « théorie du CME » (laquelle nécessiterait de longs développements et une analyse critique détaillée), au moyen de très larges nationalisations des principaux secteurs économiques. Le Manifeste insiste également sur le rôle dirigeant que doit avoir la classe ouvrière dans ce processus, et puisqu’il se considère comme « le parti de la classe ouvrière », le rôle d’avant-garde que doit y jouer le parti communiste. Il s’agit explicitement pour lui de définir une « stratégie révolutionnaire » dans laquelle l’alliance avec les réformistes sociaux-démocrates est nécessairement conflictuelle. Mais il insiste sur le fait que cette alliance n’a pas vocation à être temporaire, et sur le pluralisme de partis qui doit accompagner à la fois la mise en place de la « démocratie avancée » et la construction du socialisme lui-même.

Tout n’est pas nouveau dans cette orientation, mais elle prend une cohérence nouvelle à partir de ce moment ; et surtout, le choix d’une politique d’alliances avec la social-démocratie est assumé au delà des considérations tactiques qui étaient sur le devant de la scène dans la période précédente : non seulement elle est donnée comme ayant vocation à s’inscrire dans la durée, mais cette durée est celle du « passage au socialisme » : il ne s’agit plus seulement de résistance au gaullisme et à la politique des monopoles, mais bien du changement de société ; et ce changement n’est pas conçu comme la reproduction en France des constructions existantes en URSS et en Europe de l’Est, mais comme une voie originale. L’idée de « modèle » est récusée.

C’est dans ces conditions intellectuelles et politiques que sont reprises les démarches auprès du parti socialiste en vue d’un programme commun de gouvernement. Il ne faut pas perdre de vue le caractère dominant à gauche du PCF (aux élections présidentielles de 1969, il présente un candidat à défaut d’une entente avec le parti socialiste, et Jacques Duclos obtient plus de 20% des voix quand Gaston Defferre  n’en obtient que 5% – et l’extrême-gauche moins de 2%). Par ailleurs, sur le plan de ses forces militantes, le PCF connaît après 1968 une importante croissance : de 288.000 membres en 1967, il passe à 305.000 entre 1969 et 1971, pour connaître une progression constante jusqu’en 1978 où il attendra son maximum, avec plus de 560.000 adhérent-e-s. Et cette croissance (qui n’est pas parallèle à l’évolution de son électorat) se manifeste dans tous les secteurs de la société : classe ouvrière, jeunesse, intellectuels, catégories intermédiaires…

Lorsque, après la refonte du PS sous la direction de François Mitterrand, le programme commun est signé en 1972 par les deux organisations, auxquelles se joint très vite le petit Mouvement des Radicaux de Gauche (MRG), la portée de cet accord est soulignée par Georges Marchais dans un texte particulièrement intéressant. Devant le comité central du PCF, il déclare :

« Le mouvement populaire a été nécessaire pour arriver à l’accord dont nous discutons aujourd’hui ; eh bien la victoire ne sera remportée qu’à condition que ce mouvement populaire s’amplifie encore considérablement. Dès maintenant, il va falloir faire face à une violente contre-offensive de la réaction. Et en cas de succès aux élections, c’est encore une nouvelle ampleur que le mouvement populaire devra atteindre pour permettre à un gouvernement démocratique de réaliser le Programme commun. […] Les forces réactionnaires [s’opposeront] avec acharnement à son application. Seul un mouvement de masse extrêmement puissant et en vigilance permanente sera susceptible de les mettre en échec. »

Il évoque aussi certaines déclarations de François Mitterrand devant l’Internationale Socialiste, où il avait expliqué que son objectif avec l’union de la gauche et le programme commun était de montrer que sur cinq millions d’électeurs communistes, trois millions pouvaient passer au parti socialiste.

Il précise, à propos du parti socialiste :

« Ses traits permanents sont […] la crainte que se mettent en mouvement la classe ouvrière et les masses, l’hésitation devant le combat de classe face au grand capital, la tendance au compromis avec celui-ci et la collaboration de classe. […] La perspective d’un gouvernement dans lequel le parti socialiste jouerait un rôle important, donnerait à celui-ci des bases dans son effort pour se renforcer à notre détriment, si nous ne faisons pas ce que nous devons faire. »

Il peut y avoir rétrospectivement quelque chose d’étrange dans ce texte, lorsque l’on a en tête la pratique réelle du PCF au cours des années qui suivent, qui ne semble pas avoir fait « ce qu’il devait faire » – et en particulier entre 1981 et 1984. Pourtant, il ne s’agit pas d’une déclaration « pour la galerie », liée à un quelconque « double langage » : cela reflète au contraire la conviction profonde de la direction communiste, mais fait l’impasse sur le sens et le contenu des batailles à mener pour conjurer ce danger.

Un aspect intéressant de ce texte est qu’il a été tenu secret pendant trois ans, si bien que le message public sur lequel le « programme commun » a été présenté était qu’il constituait en lui-même le moyen de l’alternative et que dans le débat public, les expressions « programme commun » et « union de la gauche » ont vite été confondues, sans que le PCF ne parvienne à mettre en avant ce qui ferait sa spécificité stratégique. Au cours des trois années qui suivront, les communistes se borneront à se présenter comme « les meilleurs défenseurs du programme commun », ce qu’ils seront effectivement, par la diffusion massive de ce programme et l’explication à une échelle de masse de son contenu – en insistant plus sur les nationalisations que sur les droits des salariés, et plus sur les politiques gouvernementales à mettre en œuvre que sur les luttes de masses.

Les deux premières mises à l’épreuve électorales du programme commun seront donc des succès importants mais paradoxaux :

– Aux élections législatives de 1973, l’union de la gauche recueille 42,9% (PCF 21,3%, PS 19,9%, MRG 2,8%) Le PSU obtient par ailleurs 2%, et les candidats d’extrême-gauche 1,3%. On voit que si le PCF reste dominant dans l’union de la gauche, et se maintient, en termes électoraux, devant le parti socialiste, le total des voix de ce dernier et du MRG dépasse néanmoins celui du seul PCF.

– À l’élection présidentielle anticipée de 1974, le « candidat commun du programme commun » recueille plus de 43% des voix au premier tour et plus de 49% au second.

Les aspérités du rapport de 1972 combinant une critique vive des orientations du parti socialiste et une insistance sur les luttes de classes sont assez largement érodées dans le livre que Georges Marchais fait paraître dans la foulée des élections de 1973, Le Défi démocratique, qui constitue un exposé complet du projet du PCF – pour la rédaction duquel Jean Kanapa a largement tenu la plume – et comme le programme commun fera l’objet d’une très large diffusion militante. Mais dès la fin de l’année 1974, entre les succès importants du parti socialiste et le tassement de l’électorat communiste lors des élections partielles survenues après l’élection présidentielle, la direction du PCF s’engage, avec un retard qui pèsera très lourd, dans une campagne critique à l’endroit du PS et de François Mitterrand.

L’idée s’installe quoi qu’il en soit que la victoire électorale est inéluctable au scrutin suivant – les législatives de 1978 – et la gauche est majoritaire en voix lors des élections municipales de 1977 où elle emporte de nombreuses mairies. Mais le parti socialiste confirme son statut de grand bénéficiaire de l’alliance : il peut se prévaloir de la radicalité du programme du parti communiste, et se présenter comme une garantie démocratique en cas de victoire.

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L’ensemble de la période est en effet déterminé par les campagnes venant tant de la droite que, surtout, de nombreux intellectuels issus de « la gauche », insistant sur le risque que ferait peser sur la démocratie et les libertés publiques l’accession du parti communiste à des responsabilités gouvernementales. C’est toute l’histoire de « l’anti-totalitarisme » décrite par Michael Scott Christofferson. En 1973, la parution de L’Archipel du Goulag prend le PCF de court, et il dénonce l’opération idéologique sans adosser sa dénonciation à une prise en considération sérieuse du contenu même de l’ouvrage. Anti-soviétisme et anticommunisme font pour lui tout un. L’émergence médiatique des « nouveaux philosophes » s’inscrit dans cette histoire.

C’est néanmoins à ce moment que s’amorce – tant pour des raisons politiques étroites (le souci de ne pas être attaqué sur la question des libertés publiques) que pour des raisons de fond (une réflexion réelle sur l’importance de la démocratie dans un processus révolutionnaire) – les premiers éléments de la levée du tabou sur l’URSS au sein d PCF. C’est ainsi la publication de certains travaux sur l’URSS de l’historien Jean Elleinstein. Son Histoire de l’URSS paraît entre 1972 et 1975. Et cette même année 1975 Elleinstein publie parallèlement une Histoire du phénomène stalinien, qui s’attache à essayer de comprendre ce qu’il désigne ainsi : c’est la première occurrence négative du mot « stalinien » dans la littérature du PCF. Ce dernier livre, toutefois, est accueilli fraîchement par le parti, et n’est pas publié par ses éditions, mais chez Grasset – où avait été publié deux ans plus tôt Le Défi démocratique.

En 1975, devant l’inversion qui s’aggrave du rapport de forces entre PCF et PS au sein de la gauche sont également publiés deux textes par le PCF, qui prépare pour février 1976 son XXIIe Congrès : le premier est un livre d’Étienne Fajon – représentant de la « vieille garde » thorèzienne à la direction du parti – L’Union est un combat, dans lequel figure en annexe le fameux rapport Marchais de 1972, et le second est une Déclaration des libertés, projet de réforme constitutionnelle centrée sur la question des libertés publiques – rédigé par vaste collectif dans lequel Pierre Juquin joue un rôle essentiel.

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A partir de 1975 toujours, se multiplient d’importantes rencontres bilatérales entre partis communistes du monde capitaliste, donnant lieu à des déclarations convergentes (PC italien / PC d’Espagne (juillet 1975) ; PC français / PC italien (novembre 1975) ; PC d’Espagne / PC japonais (fin 1975) ; PC de Grande Bretagne / PC italien (avril 1976) ; PC français / PC japonais (avril 1976) ; PC français / PC de Grande Bretagne (mai 1976) ; PC de Grande Bretagne / PC japonais (janvier 1977) ; PC italien / PC japonais (janvier 1977)…). Et comme on l’a vu, c’est en 1975 qu’apparaissent divers vocables dans la presse pour caractériser ces convergences, « néocommunisme », et surtout « eurocommunisme ».

C’est donc à une évolution un peu heurtée, un peu par à coups, que l’on assiste dans le discours et dans la réflexion du PCF, qui ouvre de front (ou au sein duquel s’ouvrent de front) plusieurs chantiers de réflexion pas toujours maîtrisés, pris en tenaille entre la volonté d’affirmer à la fois sa fidélité à une tradition continuée, et son changement : le choix d’une politique unitaire est balancé par la crainte de l’hégémonie du PS, l’avancée dans la réflexion sur le socialisme est balancée par le refus de l’antisoviétisme, la conscience de la nécessité de luttes de masse est balancée par une tendance à l’électoralisme, etc. Et c’est au milieu de ces contradictions que se prépare et se tient le XXIIe Congrès, qui sera l’emblème du moment eurocommuniste du PCF.

Ces contradictions reflètent celles qui existent à l’intérieur même de la direction du parti, aussi bien qu’entre la direction et la base, et qu’à l’intérieur de cette base. Et ce qui fait tenir l’ensemble est à la fois la perspective d’une victoire possible et la forte composante « identitaire » qui règne au PCF.

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On se rappelle volontiers le XXIIe Congrès comme étant celui de « l’abandon de la dictature du prolétariat », mais ce résumé est celui de l’ensemble de ses contradictions. Ce n’est pas le lieu d’évoquer dans leur détail les conditions de cet « abandon » : un thème survenu dans le débat alors que les organisations du parti n’en avaient pas été saisies, sans considérations théoriques, et comme par un coup de force du secrétaire général.

Il en est très souvent allé ainsi dans l’histoire du parti communiste : bien des choix politiques précèdent leur théorisation (éventuelle). Mais il convient de noter cette contradiction, qui n’est pas sans conséquence, et que Louis Althusser a mise en lumière : le texte d’orientation adopté par le XXIIe Congrès unanime ne nécessitait pas cet « abandon », et reposait même sur une stratégie entièrement traversée par le concept silencieux de « dictature du prolétariat », dès lors que l’on évite de confondre « dictature » avec « tyrannie » ou « despotisme », et « prolétariat » avec le seul noyau dur de la classe ouvrière industrielle.

Cet « abandon » apparaît ainsi surtout comme un recul devant l’effort de théorisation d’une politique largement intuitive, et montre en creux que le parti n’est pas à la hauteur de ses propres ambitions.

Le XXIIe Congrès, où se cristallise l’eurocommunisme à la française aura ainsi vu le classique unanimisme du PCF s’exprimer là à travers des discours pour partie contradictoires, certains mettant l’accent sur la nécessaire unité de la gauche, d’autres sur la nécessaire expression propre du parti, certains sur la lutte contre l’antisoviétisme, d’autres sur la critique des atteintes aux libertés dans le Bloc de l’Est, certains sur le rôle décisif attendu des nationalisations, d’autres sur celui dévolu à la défense des petites et moyennes entreprises, certains sur l’importance des catégories les plus défavorisées (on commençait à parler de la « nouvelle pauvreté »), d’autres sur le rôle croissant des catégories des cadres et autres « classes moyennes » (sans que cette expression soit employée). Le reste à l’avenant.

Un autre aspect du XXIIe Congrès est lisible dans la référence permanente à une « voie française au socialisme », à un « socialisme aux couleurs de la France » et à la substitution au mot d’ordre « d’union populaire » de celui (déjà présent fin 1974 au XXIe Congrès extraordinaire) « d’Union du Peuple de France ».  On y trouve la combinaison d’un aspect important de l’ethos nationaliste du PCF (auquel il convient de donner sa juste mesure, et dont on doit se rappeler les racines historiques), et de ce qui est l’un des principes essentiels de l’eurocommunisme : la définition autonome des stratégies révolutionnaires, sur la base des réalités nationales auxquelles elles doivent s’appliquer.

S’agissant du fameux « abandon », il se fait donc à la petite semaine ; il ne repose sur aucune réflexion théorique sur le sens qu’avait, dans la théorie de Marx et plus encore dans la conceptualisation de Lénine, la « dictature du prolétariat ». Rien pour dire si c’est sur le fond ou seulement dans le vocabulaire qu’a lieu cet « abandon ». Rien sur la théorie de l’État que soutient ce concept et dans laquelle il prend place. Mais parce le parti communiste n’a pas abandonné purement et simplement toute ambition théorique, parce que la lecture et l’étude des textes de Marx et de Lénine restent des éléments de référence dans le système de formation des militant-e-s, certains éprouvent le besoin de « justifier » a posteriori sur le terrain théorique le choix politique (plus rhétorique que théorique) de l’abandon.

Trois membres du comité central s’attellent à la tâche : le philosophe Lucien Sève, qui quoi qu’il s’en défende fait figure de « philosophe officiel » du parti, et qui dirige les Éditions Sociales, l’historien François Hincker, tout juste élu membre du comité central et exemple type du genre de promotion décidée au XXIIe congrès (comme par ailleurs Roger Martelli et quelques autres), et Jean Fabre, responsable de la section économique du parti.

Le résultat est un petit livre intitulé Les communistes et l’État, paru en février 1977, et dont on peut dire qu’il n’est pas à la hauteur de l’ambition affichée : il constitue plutôt un exposé un peu intellectualisé de la nouvelle orientation. La théorisation n’aura en fait jamais lieu. Mais si le livre ne contribue pas à théoriser de manière satisfaisante le fameux « abandon », il n’en théorise pas moins en positif les réflexions du congrès, et les prolonge de manière audacieuse par une pensée de l’État qui ne le place pas au centre de la politique. On y trouve par exemple des développements comme celui-ci :

« L’idée démocratique et son implication centrale, l’intervention des travailleurs, sont et resteront l’enjeu d’une lutte de classe acharnée à travers laquelle il faudra les défendre, les étendre, faire reconnaître les potentialités qu’elles recèlent. À mesure que seront réduites les contraintes monopolistes et la pression des idéologies rétrogrades, que prendront effet les dispositions améliorant les conditions de travail et de transport, aménageant le temps libre, élevant le niveau de formation et de culture, ces potentialités autoriseront dans l’ordre du développement social, national et humain, soyons en sûrs, des performances inconnues jusqu’ici. […]

Ce ne sera pas un processus automatique ni linéaire, un engrenage fatal. Il y faudra une lutte persévérante, étendue, où les masses se convaincront qu’elles peuvent réellement changer les choses, et trouveront les moyens de le faire. Cela transformera progressivement et très profondément leur relation à l’État. Des formes d’auto-organisation sociale partielles sont concevables d’emblée ou à court terme. Elles s’inscriront dans un mouvement dont la perspective est selon nous de conduire à l’autogestion nationale d’ensemble. Cela signifie que dans le développement du socialisme, l’État tendra à perdre son caractère de moyen d’une domination de classe pour devenir une forme supérieure de maîtrise collective de toute la vie sociale. […]

C’est ce qui, compte tenu des conditions d’aujourd’hui et de leur évolution prévisible, préfigurera ce que les classiques du marxisme on appelé dépérissement de l’État. […] Pour éloigné qu’en soit le moment, c’est bien le processus devant y conduire un jour qui commence avec la défaite du monopolisme, les premières transformations profondes de l’État et de la société dans un sens démocratique, l’apprentissage du gouvernement par les travailleurs. »

Bien que le mot « eurocommunisme » soit absent du livre – il ne sera adopté par le PCF que quelques semaines après sa parution – il est très représentatif, dans ses ambivalences, de l’eurocommunisme à la française. À noter une première apparition dans le vocabulaire communiste du mot « autogestion », qui y prendra toute sa place dans les années suivantes.

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On a dit que l’eurocommunisme était né en août 1968. D’une certaine façon, il a été baptisé en mars 1977, à l’occasion de la réunion de ce qui a pu être qualifié de « sommet de l’eurocommunisme » : la rencontre à Madrid de Georges Marchais, Enrico Berlinguer et Santiago Carrillo.

Si le prétexte à cette réunion était le soutien apporté de France et d’Italie à l’action du PCE pour sa légalisation dans le cadre de la lente rupture démocratique de l’après-franquisme, c’est en tant que « sommet eurocommuniste » qu’il suscite l’attention de la presse mondiale. Son résultat fait l’objet de réactions diverses.

La déclaration adoptée à Madrid précise :

« Au-delà de la diversité des conditions qui existent dans chacun des trois pays, les communistes français, italiens et espagnols affirment la nécessité, pour assurer une alternative positive à la crise et battre les orientations réactionnaires, de réaliser le plus large accord des forces politiques et sociales prêtes à contribuer à une politique de progrès et de renouveau. Celle-ci exige la présence des travailleurs et de leurs partis à la direction de la vie politique. […] La crise du système capitaliste appelle avec plus de force que jamais à développer la démocratie et à avancer vers le socialisme.

Les communistes d’Espagne, de France et d’Italie entendent agir pour la construction d’une société nouvelle dans la pluralité des forces politiques et sociales, dans le respect, la garantie et le développement de toutes les libertés collectives et individuelles : liberté de pensée et d’expression, de presse, d’association et de réunion, de manifestation, de libre circulation des personnes à l’intérieur de leur pays comme à l’étranger, liberté syndicale, indépendance des syndicats et droit de grève, inviolabilité de la vie privée, respect du suffrage universel et possibilité d’alternance démocratique des majorités, libertés religieuses, liberté de la culture, liberté d’expression des différents courants et opinions philosophiques, culturels, et artistiques. Cette volonté de réaliser le socialisme dans la démocratie et la liberté inspire les conceptions élaborées en toute indépendance par chacun des trois partis

Les trois partis entendent développer également à l’avenir la solidarité internationaliste et l’amitié sur la base de l’indépendance de chaque parti, l’égalité des droits, la non-ingérence, le respect du libre choix de voies et de solutions originales pour la construction de sociétés socialistes correspondant aux conditions de chaque pays. »

En creux, la critique des pays du « socialisme réellement existant » est tout à fait transparente ; mais elle ne l’est précisément qu’en creux – alors que chacun des trois partis a formulé depuis des mois ou des années des critiques très circonstanciées. Il semble que Santiago Carrillo aurait préféré aller plus loin, mais que Georges Marchais et Enrico Berlinguer aient refusé de mettre le doigt dans l’engrenage de ce qui pourrait devenir un nouveau « centre » communiste international. Et s’ils assumaient volontiers de condamner telle ou telle violation des libertés démocratiques en URSS, en Tchécoslovaquie ou dans d’autres pays socialistes, ils ne voulaient pas de « condamnation collective ». Enfin, si Carrillo laisse entendre que  puisque le socialisme suppose l’existence des libertés démocratiques et que ces libertés sont inexistantes dans les pays de l’Est, la logique doit conduire à dire que ces pays ne sont pas socialistes, ni Berlinguer ni Marchais ne sont prêts à aller aussi loin.

Georges Marchais précise à cette occasion :

« Nous pensons que les conditions existent en Union soviétique comme dans les autres pays socialistes, pour avancer plus hardiment sur la voie de la démocratie socialiste. Ils en ont les moyens. Et c’est nécessaire pour assurer la participation de plus en plus active des travailleurs à la construction du socialisme pour aller de l’avant.

Et cela ne constitue pas de notre part une ingérence. Nous exprimons une préoccupation légitime. Le socialisme est un idéal qui nous est commun. Nous devons donc veiller sur cet idéal, ne pas le laisser altérer par quelque comportement que ce soit. »

Madrid ne constitue donc pas la mise en place d’une mini-internationale eurocommuniste, et il n’y aura plus jamais de rencontre autre que bilatérale entre les partis de cette mouvance. Même si elles ne sont pas apparues au grand jour à cette occasion, les divergences entre les trois partis étaient tangibles : Carrillo aurait volontiers été vers la mise en place de relations organiques auxquelles les autres se refusaient, et si Berlinguer et lui étaient favorables à la construction européenne, Marchais y était radicalement opposé, le PCF jugeait volontiers que le PCI était insuffisamment ferme sur la question de la lutte anti-impérialiste… Les convergences qui permettent d’affirmer que le mot « eurocommunisme » n’est pas vide de sens ne sont pas telles qu’elles permettent de le remplir à ras bord, et les divergences entre partis restent importantes sur nombre de points.

Quoi qu’il en soit, c’est à Madrid que Georges Marchais fait sien le mot « eurocommunisme », à la suite de quoi la presse du PCF le sortira des guillemets où il était confiné. Mais il le fait en récusant l’idée qu’il puisse en résulter un « schisme » du mouvement communiste international – et plus généralement sans mesurer que ce mouvement vit, en tant que mouvement unifié et cohérent, ses dernières années.

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La critique de l’eurocommunisme est pourtant très intense de la part du PCUS et des partis qui lui sont proches – où l’on n’hésite pas à parler de « révisionnisme », voire de « trahison », et à mener en direction des partis eurocommunistes des opérations de déstabilisation (en Espagne et en France, mais aussi, avec succès, en Autriche).

En France, Jean Kanapa est le principal promoteur de l’eurocommunisme au sein de la direction du PCF. Il multiplie les textes et argumentations, et organise par exemple la publication d’un recueil de textes sur cette question pour une revue du parti, Recherches internationales à la lumière du marxisme : mais le numéro, prévu pour le printemps 1976, ne paraîtra que début 1978.

Sa critique des pays socialistes ne se limite pas à l’aspect « démocratie / libertés publiques ». Il est également très sévère avec la conception même qu’ont les soviétiques des relations internationales. Rendant compte en mars 1976 du congrès du PCUS, il remarque par exemple :

« Il se dégage du rapport de Brejnev une certaine tonalité d’opportunisme, à l’échelle internationale. […] Si on relie cela à certaines démarches politiques, il faut parler non plus de tonalité, mais de dérapage, de glissement, de signes d’une certaine collaboration de classes à l’échelle internationale. »

Ou encore :

« Tout se passe comme si certains partis des pays socialistes tendaient […] à privilégier le renforcement du système socialiste, quitte à s’accommoder de l’actuel statu quo politique et social, en raison de préoccupations d’ordre étatique, diplomatique. »

Ces remarques, faites devant le BP du PCF, ne feront l’objet d’aucune publication ni élaboration. L’analyse des réalités du « socialisme réellement existant » ne sera pas pour autant totalement bloquée dans le PCF, mais marchera là encore à coup de contradictions et de heurts. Ainsi, en août 1978, parait avec la caution de la direction du PCF un ouvrage poussant assez loin l’analyse critique, intitulé L’URSS et nous, dont les auteurs sont des militants communistes, pour certains très intégrés depuis longtemps dans l’appareil ou dans la presse du parti.

Dans son introduction à ce livre, Francis Cohen évoque « les crimes et les déviations politico-idéologiques de Staline et du système qu’il dirigeait » et, précisant qu’il convient de « contribuer à en reprendre une étude approfondie », ajoute : « Nous voudrions […] nous demander pourquoi nous les avons niés et pourquoi nous avons cessé de le faire ». 

Apparaît également en 1978, réaffirmée l’année suivante, une forte formule. Affirmant ne pas « oublier les crimes qui ont endeuillé l’histoire du socialisme à l’époque de Staline, ni les écarts sérieux et graves qui existent aujourd’hui dans les pays socialistes entre la réalité et ce qui pourrait, ce qui devrait d’ores et déjà être la démocratie socialiste » Georges Marchais affirme que ces impasses des pays socialistes tiennent à « la méconnaissance persistante de l’exigence démocratique dont le socialisme est universellement porteur. » Cette formule pouvait ouvrir des horizons à la compréhension à la fois théorique et politique du socialisme et s’intégrait parfaitement dans la logique du XXIIe Congrès :

– D’une part le « socialisme » y est affirmé comme « universellement porteur » d’une « exigence démocratique ». Autrement dit le socialisme est toujours et nécessairement porté par un besoin de démocratie ; on comprend que sans démocratie, le socialisme n’est pas possible ; il l’exige ; et dans le même mouvement dialectique, il est un moyen du développement de la démocratie : il la porte.

– D’autre part, cette « exigence démocratique » fait l’objet dans les pays de l’Est d’une « méconnaissance persistante », c’est à dire que non seulement elle n’y est pas prise en considération, mais qu’en outre c’est là une caractéristique qui s’inscrit dans la durée et se poursuit.

Mais cette formule est immédiatement suivie, lorsqu’elle est prononcée par Georges Marchais en 1978 (et en 1979, et … en 1984!) d’une autre, qui sera la seule à être retenue tant dans le débat interne du parti que, surtout, à l’extérieur, avec des effets catastrophiques qui gomment les avancées la première : celle du « bilan globalement positif ».

Il devrait aller de soi que cette formule est dépourvue de pertinence, dans la mesure où pour utiliser la douteuse métaphore comptable du « bilan », il faudrait pouvoir mettre du « positif » dans une colonne, du « négatif » dans une autre, faire la somme des deux et regarder si le solde est positif ou négatif. Cela suppose que l’on parle de choses mesurables dans une même unité, qui soient de même nature. Or, on n’a rien de tout cela en l’occurrence. Dans sa chanson « Le Bilan », Jean Ferrat évoque ainsi « les millions de morts qui forment le passif ». L’idée qu’ils constituent une contrepartie des acquis de la révolution est en soi une ineptie terrible. Mais cela n’enlève rien à la portée de cette expression, dont on a pu dire qu’elle sonnait le glas de l’eurocommunisme à la française – même si le PCF a continué quelque temps à y faire référence, y compris après le décès prématuré de Jean Kanapa en septembre 1978.

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L’idée que l’eurocommunisme avait pris fin en France était renforcée par deux évènements survenus entre temps, la rupture de l’union de la gauche, en septembre 1977, et la défaite de la gauche aux élections législatives du printemps 1978, enrayant ce qui semblait être une irrépressible marche vers le pouvoir. Ces deux évènements étaient volontiers attribués au « sectarisme du PCF », à qui on reprochait d’avoir abandonné à cette occasion sa démarche eurocommuniste.

Il n’est pas possible de développer ici dans son détail l’analyse de ces évènements décisifs pour l’histoire de l’eurocommunisme français. Il convient néanmoins de dire quelques mots de leurs conséquences dans le PCF lui-même : ils provoquent en effet une fronde importante, même si elle est pour l’essentiel limitée à certains secteurs intellectuels du parti – ainsi qu’à la fédération de Paris, dirigée par Henri Fiszbin. Très vite après les élections de 1978, la direction du parti affirme que la défaite de la gauche ne met en aucun cas en cause la ligne que le PCF a adoptée depuis 1975, et doit au contraire être attribuée à la responsabilité exclusive du parti socialiste. Pétitions internes et tribunes de presse se succèdent, et Georges Marchais en dénonce les auteurs, « intellectuels assis derrière leur bureau ». Pour beaucoup des communistes (dont des dizaines de milliers ont adhéré à la lumière de l’ouverture culturelle symbolisée par le XXIIe Congrès et dans la dynamique unitaire du moment eurocommuniste), cela n’est pas très conforme à l’esprit, à la démarche, au « style » des dernières années. Ils voient une contradiction entre le refus d’un débat franc et ouvert dans le parti et l’affirmation démocratique pour la société. L’idée émise dès 1976 par Louis Althusser que, pour la mise en œuvre de la stratégie du XXIIe Congrès, il manque le « parti du XXIe Congrès » refait ainsi surface.

La question du « parti communiste » elle-même est ainsi un des angles aveugles de l’eurocommunisme : c’est vrai quant à l’insistance sur le maintien du « centralisme (prétendument) démocratique » qui caractérise le fonctionnement du PCF, et c’est vrai quant à l’identification de « partis communistes » à travers le monde en l’absence d’élaborations communes dans le cadre d’un mouvement organisé.

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Il est fréquent, lorsque l’on évoque l’eurocommunisme, d’y distinguer un courant « de gauche » et un courant « de droite ». Mais si l’on peut assez aisément identifier des thèses ou des auteurs, voire des dirigeants, ressortissant à l’un ou l’autre de ces courants, la réalité est qu’ils sont inextricablement mêlés dans les démarches des partis concernés.

Dans l’ordre de la pensée politique et théorique, on pourrait dans le champ des publications en français voir Nicos Poulantzas (membre du parti communiste grec « de l’intérieur », eurocommuniste…) comme assez représentatif d’un eurocommunisme de gauche, c’est à dire donnant à la lutte des classes – et plus généralement à l’analyse de classe – une place prééminente dans sa pensée. On pourrait également citer la spécialiste de Gramsci Christine Buci-Glucksmann (auteure par ailleurs de la notice « Eurocommunisme » du Dictionnaire critique du marxisme de Georges Labica et Gérard Bensussan). De son côté, un Jean Elleinstein représente assez bien un « eurocommunisme de droite », surtout sensible aux convergences entre communistes et sociaux-démocrates.

S’agissant des partis eux-mêmes, le cas le plus simple serait celui du PCI, où l’on pourrait dire à grands traits que la « droite » du parti est représentée par Giorgio Amendola, la « gauche » par Pietro Ingrao, et que Enrico Berlinguer occupe dans ce dispositif une position « centriste » veillant à l’unité du parti, et élaborant ses mots d’ordre de telle sorte qu’ils puissent avoir l’assentiment général. Mais quant au discours et quant aux rapports avec le mouvement populaire extra-institutionnel, il est clair que Amendola donne plus le ton que Ingrao.

Dans le cas du PCF – dont il n’est pas exagéré de dire que sa direction reste quasi imperméable aux débats théoriques qui émergent dans le marxisme de l’époque – il est plus difficile de démêler les choses, alors surtout que les « courants » n’y sont pas tolérés. Par ailleurs, les positions de la direction sont assez fluctuantes et passent de l’une des postures à l’autre de façon assez erratique. Particulièrement représentatif à cet égard est Jean Kanapa, dont la radicalité politique peut varier d’une intervention à l’autre, prêt à bien des concessions pour donner des gages au parti socialiste, mais faisant à l’URSS des critiques « de gauche ». Le poids d’un appareil n’adhérant que par suivisme au cours eurocommuniste d’une direction elle-même divisée sous son unanimisme de façade ne facilite pas non plus le décryptage de cette question.

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L’histoire de l’eurocommunisme est ainsi au total celle d’un échec dont l’analyse ne peut être faite qu’à la lumière d’une analyse fine de la conjoncture qui lui a donné naissance, mais dont l’un des éléments est la contradiction entre la réflexion des dirigeants et leur pratique d’un tournant tenté « par le haut ». L’enjeu de tout ce moment était de rattraper ce que Roger Martelli avait appelé le « retard de 1956 » : en fait, de réaliser une sortie par le haut de l’héritage du stalinisme. Ce que le PCI a appelé « trouver une troisième voie » entre la voie soviétique et la voie social-démocrate. Il s’agissait en somme de sortir du stalinisme sans sortir du communisme ; pour des partis qui se sont construits sur le suivisme à l’égard du Centre, le pari était risqué.

Très vite, le PCI va parler de construire une « euro-gauche » ; puis va renoncer tout bonnement à se réclamer du communisme : entre 1989 et 1991, il se transforme en « Parti Démocrate de Gauche », qui deviendra plus tard le simple « Parti Démocrate », représentatif d’un vague « centre gauche » fort peu à gauche. Après la tragédie italienne, la farce française : c’est dans les années 90 le « moment Robert Hue » qui clôture l’eurocommunisme à la française, avec la « gauche plurielle » qui ne retient des années 70 que le principe de l’alliance électorale et gouvernementale avec le parti socialiste, mais sans aucune considération de contenu – et moins encore de luttes de masses. Quant au PCE, il est terrassé dès sa première épreuve électorale et ne s’en remet jamais vraiment.

Mais les années 70 font sous certains aspects retour. La question d’une alternative au capitalisme est à nouveau d’actualité en Europe, et beaucoup des questions soulevées par l’eurocommunisme – sur l’État, sur la démocratie, sur les voies autonomes, sur la transition – retrouvent de leur pertinence. La question d’ouvrir une voie démocratique pour le dépassement du capitalisme est à nouveau posée. La révolution démocratique est remise à l’ordre du jour.

Ce texte est issu de l’intervention de Laurent Lévy lors du colloque « Penser l’émancipation », tenu cette année à Paris.