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"Parler de racisme d’Etat est un moyen d’affirmer que l’Etat a une responsabilité"

islamophobie racisme

Lien publiée le 3 décembre 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://tempsreel.nouvelobs.com/debat/20171201.OBS8281/parler-de-racisme-d-etat-est-un-moyen-d-affirmer-que-l-etat-a-une-responsabilite.html?xtor=RSS-41

Pierre Tévanian est militant, essayiste et professeur de philosophie. Pour lui, "il n'y a pas de blasphème à accoler l'Etat au mot racisme."

"Blanchité", "non-mixité", "racisme d'Etat"... Jean-Michel Blanquer a bloqué sur plusieurs mots en découvrant fin novembre la plaquette d'un stage syndical de Sud Education 93 sur le racisme et l'antiracisme. Au point d'annoncer le 21 novembre, devant l'Assemblée nationale, sous les applaudissements des députés, le dépôt d'une plainte en diffamation. Pour le ministre de l'Education nationale, ce sont "les mots les plus épouvantables du vocabulaire politique [qui] sont utilisés au nom de l'antiracisme".

Pour une partie des antiracistes, comme la Licra, la Ligue des droits de l'Homme, et certains chercheurs comme Michel Wieviorka, parler de "racisme d'Etat" revient en effet à mettre sur le même plan la République française de 2017 et le régime de Vichy.

Pour d'autres militants, représentants de l'antiracisme dit politique, et pour certains chercheurs, parmi lesquels le sociologue Fabrice Dhume, c'est en revanche une façon de reconnaître une implication de l'Etat, même non-intentionnelle, dans la perpétuation d'un racisme systémique. 

Pierre Tévanian, auteur notamment de "la Mécanique raciste" (La Découverte, 2017), militant antiraciste et professeur de philosophie en Seine-Saint-Denis, emploie cette expression et le revendique. Co-animateur du site Les mots sont importants, il doit participer à une table ronde lors du stage syndical. Pour lui, "il n'y a pas de blasphème à accoler l'Etat au mot racisme". "L'Obs" l'a interrogé.

"L'Obs" – Lorsque Jean-Michel Blanquer annonce le 21 novembre son intention de porter plainte, il est applaudi de bout en bout de l’hémicycle. Qu’avez-vous pensé de cette scène ?

Pierre Tévanian – La scène en elle-même est consternante. Un consensus apparaît, qui va de la gauche à la droite et à l’extrême droite. Marine Le Pen se lève pour applaudir. On pourrait croire qu’un tel consensus national survient après un attentat meurtrier, un crime raciste, une menace contre la République. Il s’agit en fait d’un stage syndical antiraciste. Ce consensus est donc inquiétant dans sa largeur comme dans son objet : il cible des antiracistes.

Ce qui est d’autant plus odieux, c’est qu’au quotidien, profs comme élèves galèrent. Pour des tas de raisons. Parmi tous ces problèmes, il y a le racisme. Sud Education 93 essaie de faire quelque chose et ce ministre vient non pas pour les aider – même de manière basique, en donnant les moyens matériels d’enseigner dans de bonnes conditions – mais pour les attaquer.

L’objet de l’indignation de Jean-Michel Blanquer, c’est notamment l’utilisation dans la plaquette du stage de l’expression "racisme d’Etat", qui ne fait d’ailleurs pas consensus parmi les chercheurs. Vous l’utilisez dans votre livre, "la Mécanique raciste", dans lequel vous décrivez le racisme comme une construction sociale, qui implique justement les institutions et l’Etat…

J'utilise ce terme comme j'utilise aussi celui de racisme républicain. C’est dans la nature des concepts scientifiques de ne pas faire consensus. Le milieu de la recherche, de la pensée, l’Université sont des univers de discussion. Et la notion de racisme d’Etat fait partie du débat. Ce à quoi nous avons assisté est extrêmement préoccupant de la part d’un ministre de l’Education nationale. Il peut donner son avis, n’être pas d’accord. Mais demander à un tribunal de condamner une ou plusieurs voix de ce débat, c'est autre chose.

Que mettez-vous derrière l'expression racisme d’Etat ?

C’est d'abord une manière de souligner que le racisme n’est pas une fantaisie individuelle ou une pathologie qui touche quelques extrémistes ou quelques imbéciles, mais quelque chose de puissant, de structurel et de systémique.

A partir du moment où l'Etat se définit comme républicain, on voudrait nous convaincre qu'il est immunisé contre toute forme de racisme. Je crois au contraire qu’il n’y a pas de blasphème à impliquer l’Etat ou à accoler le mot Etat au mot racisme.

Lorsqu'on fait de la science, ce ne sont pas seulement les idéaux ou les principes qui comptent, mais aussi la réalité.

Quelle est-elle, cette réalité ?

La réalité, c’est qu’il y a des discriminations, y compris indépendamment des intentions affichées – et même sincères – des acteurs. Et l’Education nationale, dont nous parlons dans cette séquence, est un des secteurs de l’Etat social français qui est en cause. Des sociologues comme Fabrice Dhume, l’ont montré. Certains comme Georges Felouzis, Françoise Liot et Joël Perroton parlent même d'"apartheid scolaire".

On sait par exemple qu’avec un niveau de résultats équivalent, on ne propose pas la même orientation à tous les enfants. Cela vaut aussi pour le traitement des personnels : plus on monte haut, avec un haut niveau de pouvoir, de reconnaissance et de rémunération, plus il y a des hommes et plus ils sont blancs. Aux postes les plus précaires, les moins valorisés ou les moins rémunérés, on trouve massivement des femmes et des non-blancs.

Dans d’autres domaines, des enquêtes scientifiques avec des protocoles bien précis sont aussi venus prouver que ces discriminations sont systémiques : si deux personnes postulent pour obtenir un prêt immobilier, avec un dossier équivalent, la personne noire va le payer deux fois plus cher. Dans l’accès au logement, les discriminations sont aussi démontrées. Dans l’accès au travail, c’est chiffré et massif. Une enquête a par exemple montré qu'à compétences et CV équivalents, une femme noire qui s’appelle Khadidja Diouf recevra deux fois moins de réponses positives qu’une autre qui se nomme Marie Diouf. Cette dernière en recevra nettement moins qu'une femme blanche, qui en recevra moins qu'un homme blanc...

Mais tout ceci n'est pas directement du ressort de l'Etat. Vous estimez qu'il en est tout de même responsable ?

Oui, parler de racisme d'Etat est un moyen d'affirmer que l'Etat a une responsabilité. A quel point et de quelle manière ? Ce n’est effectivement pas nécessairement avec une volonté consciente et affichée. Il ne faut pas réduire la politique d’un Etat à son œuvre de législation : l’Etat, ce sont des lois, des circulaires, des politiques publiques… Et de la même manière qu’il y a des paroles racistes, il y a des silences racistes, un laisser-faire raciste.

Le racisme d’Etat prend plusieurs formes. Tout d’abord, il existe certaines lois parfaitement contestables et pour lesquelles j’estime que nous sommes en droit de parler de racisme et de xénophobie comme la double peine pour les étrangers, ou les emplois réservés, légalement interdits aux non-européens. La loi [de 2004] sur les signes religieux dans les écoles publiques, également.

On a pu soutenir cette loi sur les signes religieux sans pour autant être raciste.

C'est controversé mais je soutiens que c'est une loi discriminatoire, même si elle a été défendue comme une loi de réaffirmation de la laïcité. Il faut voir comment le débat est né, la teneur des discussions médiatique et parlementaire, durant la rédaction et après le vote. La femme voilée y est essentialisée, diabolisée, et tout ceci s'adosse à une puissance de domination.

Avec ces lois, j'estime donc que l’Etat institue de manière active et volontariste une discrimination. Mais l’Etat est aussi incarné par ses dirigeants. Lorsqu'Emmanuel Macron fait des blagues durant sa visite au Burkina Faso, c'est l'Etat qu'il représente. De même, en faisant appel de sa condamnation [en 2016, NDLR] pour contrôle au faciès, l'Etat est dans une posture active.

Vous parliez aussi des non-dits…

L'Etat est comptable et responsable de ce qu'il fait mais aussi de ce qu’il laisse faire. Depuis des décennies, il y a des revendications – des doléances, pour reprendre le vocabulaire républicain – et, on l’a dit, des données chiffrées qui viennent montrer que les discriminations sont systémiques.

Ces dix dernières années, seules 28 condamnations ont été prononcées pour discrimination dans l’accès à l’embauche, à l’emploi, dans l’accès à un logement ou à un service. Cela revient à moins de trois par an, alors que toutes les enquêtes confirment leur caractère massif.

L’Etat a tous les moyens d’être informé de cette atteinte frontale aux principes constitutionnels, et il ne fait rien. C’est ce que j’appelle les silences racistes et le laisser-faire raciste. En d'autre termes, la nature d'un Etat et de son action, sa nature raciste ou pas, par exemple, ne se trouve pas seulement dans sa constitution et ses lois, mais aussi dans ses vides juridiques et jurisprudentiels.

Tout de même, le terme de racisme d’Etat ne manque-t-il pas de mesure ? Pour la Ligue des droits de l’Homme, il est inapproprié de parler de racisme d’Etat lorsqu'il n’y a pas, à proprement parler, de règlement raciste.

Il faut évidemment être mesuré, rappeler que les formes de racisme qui impliquent aujourd'hui l’Etat français ne sont pas du même ordre que les lois de Vichy, le Code noir esclavagiste ou le code de l’Indigénat. Personne ne le nie parmi les chercheurs ou les militants qui parlent de racisme d'Etat.

Mais ce n’est pas parce qu’on supprime certaines formes institutionnelles et directes de racisme que cela supprime tout racisme. Par ailleurs, nos systèmes politiques ne sont pas monolithiques et peuvent très bien se poser comme antiracistes tout en continuant d’alimenter et de produire des processus de discrimination raciste. C’est compliqué, c’est ambivalent, mais c’est la réalité sociale de nos démocraties : elles sont loin d’être des régimes accomplis où tout le monde est libre, égal et fraternel. En d'autres termes, même si un Etat n'est pas ouvertement et constitutionnellement un Etat raciste, il peut continuer de générer un racisme d'Etat.

La polémique autour du stage de Sud Education 93 porte aussi sur l’emploi des termes "racisé" ou "blanchité".

Dans ce mot racisé, le suffixe -isé veut bien dire qu’il y a un processus, dont la personne dont on parle est l'objet, la victime. Dire qu’une personne est racisée veut justement dire qu’elle ne fait pas partie d’une race biologique, mais qu’elle est traitée comme telle. Ces mots disent exactement le contraire de ce qu’en dit le ministre.

On nous a reproché de tout rapporter à cette question de couleur. Je ne crois pas qu’on puisse dire que les gens racisés veulent tout rapporter à ça. Mais il y a une expérience de discrimination qu’on ne peut pas nier : il y a des représentations plus ou moins conscientes qui entrent en jeu et créent, au final, un traitement inégalitaire.

C’est ce qui me fait dire qu’on peut être colorblind, dire qu’on reste aveugle aux couleurs, mais on ne peut pas ne pas voir les discriminations. Aussi, quand un Alexis Corbière explique que l'été, il est plus bronzé que d’autres, ramenant tout à un problème de teint, on tombe dans un niveau de frivolité méprisant pour tous les gens qui subissent le racisme : le regard raciste ne s'arrête pas simplement au teint, mais se nourrit de toutes sortes d'éléments comme le patronyme, ou la religion réelle ou supposée.

Dans "la Mécanique raciste", vous énoncez ce syllogisme : "pour se faire entendre [dans une lutte pour l’égalité] il faut être fort, pour être fort il faut se regrouper, tant et si bien que des Noirs ou des Arabes qui se regroupent se font rapidement accuser, de préférence pour leurs semblables, de communautarisme". C’est ce qu’il se passe avec la non-mixité ?

La non-mixité est l’autre angle d’attaque dans cette affaire. Ces différents scandales – sur Sud Education 93 aujourd'hui, le festival afro-féministe ou le camp d’été décolonial hier – font peser une grosse pression sur les organisations qui utilisent cet outil.

La non-mixité, c’est se réunir entre personnes qui subissent une domination pour construire une force et entrer dans une interaction sous une meilleure modalité. Les races n’existent pas au sens biologique. Mais lorsque vous êtes noir, arabe, asiatique, rom, lorsque vous êtes porteur d’un certain nombre de stigmates dans une société, que vous vous retrouvez ensemble et que vous commencez à vous raconter des expériences, vous vous rendez compte que tout le monde les a vécues. Vous vous rendez aussi compte que lorsque vous racontez cela à des personnes qui ne le vivent pas, il y a beaucoup d’incrédulité, on ne vous croit pas, on vous dit que vous exagérez, que "tout le monde n’est pas comme ça"...

Par ailleurs, comme le rappelle Christine Delphy, la mixité n’est pas un bien en soi et le racisme prend très souvent la forme de la mixité. Elle cite l'exemple de la violence dans le couple et dans la famille, mais il en va de même pour le racisme : l’esclave et son maître, le maître et son serviteur ne vivent pas nécessairement séparés. Il est évident que la ségrégation, la non-mixité imposée sont une forme de domination. Mais la mixité imposée en est une autre.

Un des enjeux de votre livre est aussi de critiquer une vision du racisme comme une maladie, une pathologie dont seraient atteintes certaines personnes, plutôt que comme un fait social.

Ce que je critique, c’est le fait qu’en réduisant le racisme à une maladie, on propose un schéma d’analyse d’une société dans laquelle il y aurait un corps sain fondamental, qui serait "le peuple français", qui lui n’est pas raciste, et qu’il y aurait à côté une petite poignée de malades, et bien sûr les représentants de l’Etat seraient immunisés.

On minimise la gravité du racisme en le réduisant à un simple réflexe, au fond compréhensible, de peur de l’autre, ou en le limitant aux pauvres, qui auraient une inquiétude identitaire… Et cette métaphore permet aux élites de se poser comme les médecins. Il y a pourtant ce que j’appelle un racisme qui vient d’en haut.