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Changer le monde ne se résume pas à transformer les individus

Lien publiée le 3 décembre 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.slate.fr/story/154571/changer-monde-transformer-individus-societe

[TRIBUNE] Pour combattre les discriminations, se focaliser sur l'éducation individuelle sans prendre en compte le contexte social est une erreur.

Entrer dans les cerveaux pour sonder les âmes et orienter nos conduites: c’est ce que semblent promettre les sciences cognitives saisies par le politique. Le gouvernement français est en effet aujourd’hui très soucieux d'orienter les comportements des individus.

Comment faire pour que les citoyens n'agissent pas de manière raciste ou sexiste? Comment rendre l'apprentissage des élèves le plus efficace possible? Ou encore, de manière continue depuis 2015, comment éviter que des hommes et des femmes ne deviennent des terroristes? Des choix politiques sont alors affichés, notamment en ce qui concerne la bonne manière de parler de «racialisation», de rapports entre les sexes, de lutte contre les violences et les discriminations faites aux femmes. On entreprend aussi de repenser (à partir des neurosciences, donc) l'action éducative et son avenir.

Orienter les relations sociales plutôt que transformer l'individu

Les réponses qu’apportent les politiques publiques aujourd'hui se méprennent pourtant sur le fonctionnement des sociétés. Transformer l'individu en son «for intérieur», quelle que soit la manière dont nous appréhendons celui-ci (que nous y voyons des «neurones» ou des «représentations»), ne suffit pas, loin s'en faut, à changer son comportement.

Nous, chercheuses en sciences sociales, étudions les situations de violence de masse (esclavage, génocide et discrimination raciale, dictatures et violences politiques) et les politiques qui visent à éviter la répétition de telles violences en orientant les comportements de nos contemporains et des «générations futures».

Nos recherches, comme celles de nos collègues d’autres pays, ont ainsi mis en évidence qu’il est souvent vain, insuffisant toujours, d’éduquer pour rendre plus tolérant: l’homme le plus tolérant un jour peut devenir «intolérant» le lendemain. Comme l'ont montré Christopher Browning ou Harald Welzer lorsqu’ils ont travaillé sur ces «bonshommes» qui ont tiré en masse sur des hommes, des femmes et des enfants juifs en 1941, c'est parfois au nom même des principes d'humanité qu’on tue.

Dès lors, ce ne sont pas seulement les individus qu’il faut guérir ou réformer; ils auront tout le temps de se dédire ensuite. Ce sont des relations sociales qu’il convient, en permanence, d’orienter. C'est donc l'organisation des rapports sociaux qu'il faut modifier. Les individus agissent moins en consultant leurs consciences que parce que les circonstances les y encouragent –y compris par la menace ou l’habituation.

Dans les situations extrêmes comme dans la vie quotidienne la plus banale, nous modelons nos comportements moins d’après les explications qu’une autorité (un État, un enseignant, un formateur ou une campagne de communication...) nous a fournies que d'après les comportements et le regard de personnes qui ont pour nous valeur de références, grâce à leurs comportements exemplaires. On peut bien appeler à la transmission scolaire de la morale (du «récit national», de «l'éducation civique» ...), ce sont d'abord l'observation dans l'instant, l'appropriation –du rejet à l'adhésion– du comportement des autres et leur regard qui nous guident; les leçons qui nous sont explicitement données ne nous apprennent pas grand-chose.

L'éducation ne peut pas tout

Prenons deux situations très différentes. Un élève dans une salle de classe participe à quantité d’interactions sociales, hiérarchisées et orientées par la manière dont la société est organisée. Au moment où l’enseignant –plus ou moins valorisé, selon son talent, son autorité, ce qu’en disent les parents ou ce qui se sait de la faiblesse de son salaire– décrit une guerre et ses violences, l’élève peut être attentif au cours, soucieux de montrer son intérêt ou son ennui, préoccupé par ce qui a été dit l’instant d’avant dans le couloir... Une multitude de relations sociales se nouent dans la salle de cours; elles ne sont parfois que les répercussions de ce qui a été vécu ailleurs: dans la famille, entre amis, devant la télévision, dans le train. Ce qui nous rend attentif n’est moral ou cognitif qu’entre autres choses. Avant de transmettre un message quel qu’il soit, l’enseignant gère des interactions sociales; au mieux, il les oriente et les encadre.

Aux États-Unis, beaucoup continuent de croire que la lutte contre la discrimination raciale passe principalement par l'éducation et la lutte contre les stéréotypes. Et pourtant, celles-ci peuvent parfois conforter les individus les plus extrêmes dans leurs croyances discriminatoires. Ça a été le cas, notre collègue Raj Ghoshal l’a montré, de la commission de vérité et réconciliation de Greensboro: créée en 2004, elle avait pour vocation de revenir sur les assassinats par des membres du Klu Klux Klan de militants des droits civiques survenus lors d'une manifestation en 1979, dans une ville moyenne de l'État de Caroline du Nord. Cette institution devait, comme la quarantaine d'autres commissions mises en place dans le monde à ce jour, réconcilier les citoyens et les rendre plus tolérants; elle a plutôt contribué à les éloigner les uns des autres et à renforcer les stéréotypes raciaux.

C’est que nous sommes d’abord ce que les circonstances sociales font de nous. Un homme noir fait régulièrement l'expérience du racisme et en subit sans aucun doute les effets dans sa vie quotidienne. Et pourtant le même homme, qui se trouve être policier de profession, pourra, parce que les règles de son métier sont définies par des enjeux raciaux, participer à une action de l'État structurellement raciste. Ainsi, trois des six policiers impliqués dans la mort de Freddie Gray, qui avait provoqué les émeutes de Baltimore en 2015, étaient noirs.

La même chose s’observe même lorsque sont mobilisées la loi (contre les dispositions racistes contenues jusque-là dans le droit) et certains principes (comme l’aveuglement à la race ou «color-blindness»). Ceux-ci paraissent nécessaires, et pourtant ils s’avèrent insuffisants s’il s’agit de donner une moindre saillance à la race et au racisme. Le racisme, le sexisme, l'antisémitisme et les autres maux discriminatoires dont souffrent nos sociétés contemporaines ne se résument pas aux individus qui les mettent en œuvre.

Faire évoluer les mentalités sans réformes structurelles est vain

Bien sûr qu’il est nécessaire d’agir sur les représentations et les stéréotypes comme de punir ceux qui les mettent en œuvre aux dépens d'autrui! Évidemment, les sciences (biologique et sociale, ensemble) gagnent à mieux comprendre le fonctionnement du cerveau. Mais il est vain d’en déduire des politiques si on oublie que ce sont d’abord nos relations avec les autres qui nous font agir.

«Sois le changement que tu veux voir dans le monde», disait Gandhi –suivi en cela par des réformateurs soucieux de changer le cœur des hommes. Il y a pourtant, entre nos cerveaux d’individus et nos actions, toute l’épaisseur du social: ces relations entre nous qu’oriente la manière dont la société est stratifiée et hiérarchisée, sur le territoire, au sein des foyers, sur les lieux de travail comme dans les salles de classe...

Il ne nous appartient pas de décider des politiques à mener. Aucune politique ne peut d’ailleurs nous amener, tous ensemble, à adhérer à une consigne nouvelle (cesser de haïr l’ancien ennemi, tolérer les différences, respecter les femmes…). Mais jetons un regard sur un chantier récemment ouvert, à grand renfort de communication, par le gouvernement: l'égalité entre les femmes et les hommes.

On peut vouloir, c’est légitime, changer les mentalités par l'éducation. De tels programmes auront toutefois peu d’effet s'ils ne vont pas de pair avec des réformes structurelles susceptibles, notamment, de réorienter la répartition des charges dans le couple –au risque de bouleverser des hiérarchies sociales et professionnelles bien établies.

Un garçon enjoint par l’école et les médias de respecter sa camarade de classe, et initié à l’écriture inclusive, sera moins misogyne que son père, sans doute. Mais ce sont la répétition par tous ceux qui comptent pour lui, puis l’expérience d’un véritable congé paternité (à l’instar des pays nordiques) ou la proscription de ce jeu de dupes que sont les réunions de travail qui démarrent à l’heure où les enfants sortent de l’école, qui transformeront en profondeur les relations sociales entre les femmes et les hommes. Changer le monde ne se résume pas à transformer ce que pensent les individus. Une politique d'avenir qui le méconnaîtrait est vouée à l'échec.