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Histoire. "La guerre des Russes blancs, 1917-1920"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://alencontre.org/societe/histoire/histoire-la-guerre-des-russes-blancs-1917-1920.html
Entretien avec Jean-Jacques Marie*
La présentation de l’ouvrage de Jean-Jacques Marie indique: «De 1917 à 1922, la guerre civile a causé des ravages en Russie. A l’abdication de Nicolas II en 1917, les bolcheviks ? les Rouges ? prennent le pouvoir. Proscrits, des généraux de l’ancienne armée – notamment Denikine, Koltchak, Wrangel ? se regroupent et commencent à organiser la lutte pour le retour du régime tsariste. Ce sont les Blancs, dont l’action prend naissance dans le sud du pays, puis s’étend jusqu’en Sibérie. Les dernières forces blanches rassemblées en Crimée par le général Wrangel sont battues par l’Armée rouge en novembre 1920. C’est cet épisode tragique de l’histoire russe que fait revivre l’ouvrage de Jean-Jacques Marie, grâce à un accès direct aux textes laissés par les acteurs de cet épisode. Grâce à ces textes, il peut analyser le processus de la défaite. Le dernier chapitre de son ouvrage constitue une synthèse magistrale de la question, qu’il décortique dans le détail. La richesse inégalable de ces sources, inconnues en France, font du livre de Jean-Jacques Marie non seulement un récit unique des coulisses de l’histoire, un rapport sur le vif du quotidien des hommes et des populations concernées, une image sans retouches de la vérité historique, mais aussi un ouvrage d’analyse unique sur le sujet.» Dans cet entretien l’auteur précise encore ses vues. (Rédaction A l’Encontre)
Tu as déjà écrit un livre sur la guerre civile russe [1], pourquoi écrire un livre spécifiquement sur la guerre des Blancs ? Pour le premier livre que tu as écrit sur la guerre civile, tu donnais les dates de 1917-1922, pour ton dernier livre tu donnes 1917-1920. Pourquoi cette variation?
Pourquoi un ouvrage spécifique sur la guerre des Blancs ? J’ai voulu étudier la manière dont les Blancs présentent et racontent leur guerre et dont ils tentent désespérément d’expliquer une défaite qui leur paraît incompréhensible, ce qu’ils avancent et ce qu’ils gomment et les comptes qu’ils règlent entre eux… Et ils en avaient, ce qui les amène à lâcher un certain nombre de vérités…
Pourquoi s’arrêter en 1920? La guerre civile se prolonge effectivement jusqu’en 1922, mais en novembre 1920 la dernière armée blanche, celle de Wrangel, écrasée, quitte en hâte la Crimée. S’il reste des bandes isolées ici ou là, comme celle de l’ataman Semionov dans l’Extrême-Orient sibérien, il n’y a plus réellement d’armée blanche en Russie. Et les puissances étrangères (surtout la France et la Grande-Bretagne) qui intervenaient en Russie pour les soutenir pensent la même chose. Elles aident les troupes de Wrangel à fuir ; elles abandonnent le terrain et remplacent la pression militaire par la pression économique, moins coûteuse.
Peux-tu revenir sur les principaux aspects militaires de la guerre civile?
Au début elle oppose, surtout dans le sud, de petites unités de Blancs soutenues les unes par les Allemands (les cosaques du Don de Krasnov) ou les Alliés ( L’Armée des Volontaires de Denikine) à des Gardes rouges, ouvriers aux convictions peut-être solides mais dont la formation militaire se réduit à l’apprentissage de la marche au pas, au vague maniement de la baïonnette et à une maîtrise très incertaine du tir au fusil, puis peu à peu, surtout après la décision d’organiser la conscription des classes en âge de combattre, l’Armée rouge devient une armée de masses mais les chiffres sont un peu trompeurs. Sur près de 5 millions de soldats en 1920 il y en a un peu moins d’un million en état de combattre. Au début la guerre civile se déroule d’une façon rudimentaire. Elle suit au maximum le tracé des lignes de chemin de fer et les combats se déroulent autour de convois précédés de trains pompeusement dits « blindés », sommairement protégés de bric et de broc avec des sacs de sable, des bouts de rails, des traverses, des planches. Ces trains aux plateformes surmontées de mitrailleuses et de quelques pièces d’artillerie ne sont guère que des batteries mobiles, mal protégées qui transportent des compagnies de fantassins armés de fusils prêts à bondir au premier arrêt, et font plus de bruit que de morts. Et on recommence jusqu’à l’arrêt suivant ou jusqu’au moment où le train dit blindé déraille. Avec la montée croissante des effectifs dans les deux camps, ces escarmouches se transforment en assauts, baïonnette au canon et en charges de cavalerie.
Si la guerre civile fait un grand nombre de morts (environ 4 500 000) c’est moins à cause des combats eux-mêmes que des épidémies de typhus et de choléra qui, favorisées par la famine et la prolifération des poux, ravagent le pays du nord au sud et de l’est à l’ouest. Il n’y a à peu près rien pour soigner les blessés qui meurent en masse des suites de leurs blessures, même bénignes, infectées
Peux-tu nous présenter les armées blanches, humainement et politiquement.
Les armées blanches sont surtout des armées d’officiers auxquels se joignent des étudiants, en majorité issus de la noblesse et de la bourgeoisie et ici et là des détachements de soldats-paysans de l’Armée rouge capturés et qu’à partir de l’été 1918, les Blancs préfèrent tenter d’intégrer à leur armée plutôt que de les fusiller. C’est une des faiblesses des armées blanches, car souvent ces prisonniers désertent ou rejoignent l’Armée rouge après avoir parfois égorgé les officiers blancs qui les encadraient.
Peux-tu nous parler du rôle des Cosaques dans la guerre civile?
Malgré la présence de quelques milliers de cosaques rouges, entre autres dans la première division de cavalerie rouge de Boudionny, les cosaques, ancien service d’ordre et corps privilégié de la monarchie, sont l’un des fers de lance des armées blanches et sont en première ligne dans les pogromes contre les juifs.
Quel a été le rôle de la Légion tchécoslovaque dans la guerre civile dont tu as écrit qu’elle constituait en 1918 la « seule véritable armée entraînée se trouvant sur le territoire de la Russie » ? Pourquoi cette Légion tchécoslovaque s’est-elle rangée du côté des Blancs?
Le général blanc Anton Denikine souligne le rôle décisif joué par ces anciens prisonniers de guerre de l’armée austro-hongroise au début du déchaînement de la guerre civile: « Au-delà de la Volga, dans l’Oural et en Sibérie la lutte contre le pouvoir soviétique se déploya largement à une échelle correspondant aux immenses espaces de l’Est. C’est le soulèvement des Tchécoslovaques qui donna la principale impulsion. Le rôle que joua au début le corps de troupes tchécoslovaques de 30-40 000 hommes sur le plan purement militaire et stratégique, illustre concrètement la totale impuissance dans laquelle se trouvait le gouvernement soviétique au printemps et à l’été 1918 et la facilité avec laquelle il aurait été possible de le renverser si les forces antibolchéviques avaient été bien utilisées ».
Ils soutiennent les socialistes-révolutionnaires de droite qui ont créé un gouvernement anti-bolchevik à Samara et Omsk par proximité politique avec eux et par refus d’obéir aux ordres du Conseil des commissaires du peuple ; lorsque l’amiral Koltchak renverse le gouvernement S-R d’Omsk en novembre 1918., ils le soutiennent mollement avant de l’abandonner au moment de sa déroute.
A un moment tu écris que Lénine était prêt à accepter un « Brest-Litovsk de l’intérieur [2]». Pourquoi?
A la mi-janvier 1919 le premier ministre britannique, Llyod George et le président américain Wilson proposent une conférence rassemblant les représentants des diverses forces agissant en Russie. Llyod George propose de convoquer les bolcheviks « comme jadis Rome convoquait les tribus barbares». Le 20 janvier, Lénine adresse une réponse assez sèche. Mais un mois plus tard, Lénine, inquiet de la double offensive à ce moment victorieuse de Koltchak à l’est et de Denikine au sud, revient à la charge. L’envoyé du président américain Wilson, Bullitt ayant suggéré, pendant cette éventuelle conférence, de geler la situation acquise par chaque force en présence, il lui fait transmettre, le 1er mars 1919, par Litvinov, commissaire adjoint aux affaires étrangères, une proposition d’armistice entre les diverses forces combattantes en Russie suivie d’une Conférence les réunissant. L’armistice s’accompagnerait du statu quo : chaque force garderait le territoire qu’elle régirait au moment de sa signature, le blocus du pays serait levé et tous les gouvernements russes existant se reconnaîtraient responsables des dettes de l’Empire. Ainsi Lénine est prêt à signer un véritable Brest-Litovsk intérieur avec Denikine et Koltchak. Ces derniers, sûrs de leur victoire prochaine, refusent toute discussion avec les bolcheviks, qu’ils considèrent comme des gibiers de potence et rejettent une proposition où ils voient l’aveu implicite par Lénine de la défaite prochaine de l’Armée rouge. Lénine le rappellera ironiquement le 26 novembre 1920 : « Il y a dix-huit mois nous voulions signer une paix qui accordait une immense partie du territoire à Denikine et à Koltchak. Ils s’y sont refusés et ils ont tout perdu ».
Pourquoi les Blancs ont-ils perdu la guerre?
C’est une question que les Blancs n’ont pas cessé de se poser dans leurs souvenirs, articles, écrits divers car leur défaite leur paraît incompréhensible. Je présente les multiples réponses qu’ils ont eux-mêmes apportées dans un des derniers chapitres de mon livre. Leur défaite est d’abord sociale et politique. Le principal chef blanc, Anton Denikine, cite lui-même, dans l’énorme ouvrage de 2000 pages qu’il a consacré à la guerre civile, un rapport éclairant que lui a envoyé son bureau de propagande, le 12 octobre 1919, sur le comportement de son Armée des Volontaires dans le Don. « On recense, de nombreux cas de châtiments corporels infligés à des paysans pour des fautes insignifiantes. Le travail de propagande est totalement paralysé par la corruption cynique et illimitée des autorités… Partout les pillages, les crimes et les réquisitions terrorisent la population. Alors que les agents de la propagande déclarent que l’armée des Volontaires rétablit l’ordre légal, le calme et la défense des intérêts, la corruption, les pillages, les assassinats se développent comme jamais avant la révolution.
Les libertés de presse, de réunion et d’organisation sont supprimées… La peine de mort est devenue habituelle. Souvent on fusille sans jugement sous prétexte de tentative de fuite. Les arrestations et même les exécutions pour vengeance personnelle ou politique sont monnaie courante. Des pogromes […] ont frappé un grand nombre de villes (Ekaterinoslav, Krementchoug, Elizabethgrad etc.…). Les violences contre les organisations ouvrières sont permanentes, ainsi que les actes d’ingérence illégale dans leur fonctionnement, les arrestations et la répression contre les militants du mouvement ouvrier, sous prétexte de lutte contre le bolchevisme ».
L’absence d’unité entre les chefs blancs, due à leur ambition personnelle et l’incertitude de leur politique pèsent aussi. Tous les chefs blancs, et plus encore que les généraux, le corps des officiers, sont monarchistes, mais les chefs blancs, conscients du rejet de la monarchie par la masse de la population ne réclament pas publiquement son rétablissement et annoncent la convocation d’une Assemblée constituante dont la masse des officiers ne veut pas. On ne risque pas sa vie pour une politique que l’on n’approuve pas vraiment. D’où le nombre incroyable d’officiers blancs planqués pour ne pas partir au combat.
Une fois la guerre civile terminée, les officiers blancs exilés à l’étranger, espèrent encore pouvoir reprendre la guerre, ils s’organisent notamment dans l’Union des Combattants Russes (ROVS) qui compte encore en 1937, 30 000 hommes ? Tu expliques que ces hommes vont beaucoup intéresser les services secrets de Staline. Pourquoi?
La liquidation de la vieille garde bolchevique à partir de 1935 est liée, entre autres, à la promotion du nationalisme russe par Staline et son appareil bureaucratique contre-révolutionnaires. Ainsi un journaliste blanc – bien sûr émigré – félicite, en 1935 Staline pour avoir transformé » « la patrie socialiste en puissance russe ». Le même journal, la même année, applaudit : « Staline, en s’efforçant de concentrer le pouvoir dans ses mains, est devenu un traître et un saboteur ouvert et déclaré du marxisme en l’adaptant habilement aux exigences de la vie et de la nation. De dirigeant du parti communiste, Staline s’efforce de devenir un guide populaire, national. Tel est précisément le sens de ce qui est en train de se passer en Russie. »
Selon le journaliste fascisant Baranetski, sous Staline s’effectue « la renaissance nationale de la Russie » et dès lors « Staline pourrait devenir (…) le véritable sauveur de la Russie en ce moment critique de son histoire, s’il trouvait en lui le courage de pousser jusqu’à son terme la mission que l’Histoire a placée sur ses épaules. » Les Blancs, qui haïssent les bolcheviks, peuvent donc être utiles à Staline dans son entreprise de liquidation du bolchevisme.
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[1] Histoire de la Guerre civile russe, Tallandier, 2005
[2] C’est sous la contrainte que le gouvernement bolchévique dut signer, le 3 mars 1918, le traité de Brest-Litovsk mettant fin à la guerre entre la Russie révolutionnaires et les Empires Centraux (Allemagne et Autriche-Hongrie).
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* Jean-Jacques Marie est le directeur des Cahiers du Mouvement Ouvrier. Trois numéros spéciaux des Cahiers du mouvement ouvrier – le numéro 73, 74 et 75 (2017) – sont consacrés au «Centième anniversaires des révolutions russes». Ces publications sont d’une grande richesse. Ils contiennent, outre de nombreux articles, des traductions originales de nombreux documents des plus utiles pour comprendre les processus révolutionnaires en cours dès février 1917. L’abonnement aux Cahiers du mouvement ouvrier – pour quatre numéros – s’élève à 40 euros et la demande peut être adressée à Hélène Stern, 18, rue Ferrus – 75014 Paris. Cet entretien a été publié dans le troisième volume, no. 75 et nous a été communiqué par Jean-Jacques Marie.