[RSS] Twitter Youtube Page Facebook de la TC Articles traduits en castillan Articles traduits en anglais Articles traduits en allemand Articles traduits en portugais

Newsletter

Ailleurs sur le Web [RSS]

Lire plus...

Twitter

Jean (d’Ormesson) dort

Lien publiée le 13 décembre 2017

Tweeter Facebook

Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.liberation.fr/debats/2017/12/08/jean-dort_1615469

Jean d’Ormesson dort. On ne le réveillera pas. La presse unanime loue d’Ormesson puisqu’il fut non pas un écrivain mais l’image d’un écrivain. Les mots qui traînent à son sujet «élégant», «hédoniste», «aimable», conviennent autant à sa prose qu’à l’ethos qu’il donna inlassablement de lui-même sur les plateaux-télé où il faut bien qu’il y ait encore un zouave pour représenter la Littérature. Sa popularité en dit long sur l’idée que la société se fait de celle-ci : un écrivain est d’abord pour elle un homme inoffensif. Supercherie : d’Ormesson fut un éditorialiste réac que Jean Ferrat tança ad hominem dans une chanson à message de 1975, Un air de liberté.

Je ne suis pas assez idiot pour ignorer qu’attaquer Jean d’Ormesson littérairement n’a aucun intérêt : aucun enjeu à critiquer cette vieille baderne narquoise qui promenait son look de plaisancier de La Baule dans tous les casinos du spectacle, de l’Académie au moindre talk-show. Il y a une vulgarité bourgeoise que personne n’attaque jamais : non celle du parvenu (style Sulitzer), mais celle du «bon goût français» qui aime le vin et les femmes en bavardant sur tout et sur rien dans le plus parfait mépris de la pensée. Mais arrêtons de tirer sur un mort (notez d’ailleurs ma mesure, comme si j’étais contaminé par ma cible : le Bourgeois, décidément, amortit toutes les flèches). En outre, je n’ai plus l’âge des surréalistes, plus virulents à cracher sur le «cadavre» Anatole France.

Non, pour nier d’Ormesson jusque dans l’au-delà, il faut emprunter une autre voie et procéder à une petite analyse de sociocritique littéraire imparable. Elle concerne l’effrayant problème de la valeur. Car, même si tous les gens sérieux s’accordent sur la médiocrité du polygraphe de Neuilly-sur-Seine, il ne manquera pas de naïfs pour glapir l’éternelle objection : «si vous n’aimez pas, chacun ses goûts, il est populaire, et gna gna gna…»

Au risque de passer pour un pisse-froid, j’utiliserai justement la méthode froidement objective de la recherche littéraire : je crois bien être un des derniers critiques à penser qu’on peut mesurer à peu près la valeur d’un écrivain. Eh bien, quel est votre critère, herr professor Klerk ? Il est simple : le nombre d’études critiques consacrées à l’auteur. En pléiadisant D’Ormesson, son éditeur (Gallimard) fait un pari esthétique et commercial qui consiste à entériner le présent. Mais si d’Ormesson vend beaucoup, sa valeur marchande s’indexera automatiquement sur sa valeur littéraire, à l’inverse des vrais écrivains dont la consécration prend souvent plus de temps. Tels ces plumitifs de qualité française encombrant les bacs des librairies d’occasion et dont personne ne connaît plus les noms, d’Ormesson sera vite oublié. La Pléiade consacre en effet des écrivains déjà consacrés par d’autres instances que le seul grand public : des critiques, des intellectuels, des écrivains eux-mêmes consacrés, dans une logique de légitimation à peu près cohérente. Le lectorat de d’Ormesson est celui de la bourgeoisie semi-lettrée qui n’a pas les moyens d’établir une quelconque échelle critique et n’achète ses livres que parce qu’elle se reconnaît en lui, mais aussi parce qu’elle reconnaît, au sens visuel du terme, le VRP omniprésent de lui-même que fut Jean d’Or avec un intérêt bien compris : son cynisme est beaucoup plus réel que sa courtoisie légendaire.

D’autres d’Ormesson sont déjà là, mais ceux qui manqueront toujours à l’appel ce sont les spécialistes de d’Ormesson, ces oxymores vivants, ces chercheurs introuvables. Proust est grand aussi parce que Deleuze, Barthes ou Beckett ont écrit sur lui. Quant aux auteurs vivants, certains suscitent déjà un intérêt de la part de connaisseurs, qui ne sont certes pas infaillibles car de bons écrivains peuvent être occultés, mais il y a un décalage abyssal entre l’occupation permanente des médias par Jean d’Ormesson et sa réception critique, qui est inexistante : les éditeurs du Pléiade consacré à d’Ormesson, Marc Fumaroli et Bernard Degout, ne sont pas des spécialistes de littérature moderne. La compétence, ça existe aussi dans les sciences humaines. Personne ne travaille sur d’Ormesson car son œuvre n’en est pas une : cette Pléiade, contrairement aux autres, ne dispose d’aucun apparat critique où se jaugent l’existence et l’intérêt d’une œuvre. A partir d’un certain âge, l’absence totale d’écho critique d’un auteur est un critère suffisant pour situer l’importance d’un contemporain qui a préféré amuser la galerie qu’écrire des livres qui n’étaient pas faits pour être lus.

Cette chronique est assurée en alternance par Thomas Clerc, Camille Laurens, Sylvain Prudhomme et Tania de Montaigne.