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Caliban et la sorcière, ou l’Histoire au bûcher

féminisme

Lien publiée le 13 décembre 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://cdarmangeat.blogspot.fr/2017/12/caliban-et-la-sorciere-silvia-federici.html

AVERTISSEMENT 

Cette note de lecture a été écrite à quatre mains. Nous avons fait le choix de la scinder en deux parties :

Nous sommes bien conscients de longueur inhabituelle (et sans doute rébarbative) de cette note, mais nous y avons été contraints par sa matière elle-même. Caliban... est un gros livre, sur lequel il y a, hélas, beaucoup à dire, et encore plus à redire. Dès lors, pour éviter ce qui serait forcément apparu comme un procès d'intention, nous n'avions d'autre choix que de relever certains des raccourcis, biais, glissements, voire mensonges purs et simples qui émaillent le texte. Nous espérons mettre ainsi en lumière à la fois les procédés sur lesquels est fondé cet ouvrage et, au-delà de son radicalisme affiché, la nature réelle de la perspective politique dans laquelle il s'inscrit.

Christophe Darmangeat et Yann Kindo

Accumulation primitive et rapports sociaux de sexe

Le livre de Federici soulève la question du rapport historique et logique entre la dégradation de la position des femmes, dans le monde du travail et dans la société en général, et la mise en place de la société capitaliste. On vient de voir qu’à cette question, et ne serait-ce que sur un strict plan factuel, il apporte d’innombrables éléments de réponse biaisés, voire franchement fantasmés. Mais on doit aussi remarquer que le livre ne se présente pas comme une discussion scientifique. À aucun moment, en effet, tout au long de ses plus de 400 pages, il ne prend la peine d’évoquer les différentes thèses en présence, les autres explications possibles, ni de les discuter en soulignant leurs éventuelles faiblesses et en montrant en quoi le point de vue qu’il propose est plus satisfaisant ; seule l’idée de l’auteure est exposée (mieux vaudrait dire : assénée).

La question qu’il soulève est en elle-même tout à fait légitime. L’ensemble des historiens s’accorde depuis longtemps sur le fait que les siècles qui séparent la fin du Moyen Âge de la révolution industrielle, en Europe, sont ceux d’un recul global, de fait comme de droit, de la condition féminine. Sur le plan juridique, ce recul connaît en France son point extrême avec le Code Napoléon, qui consacre pour les femmes la situation de mineures à vie. Le mouvement vient de loin : les premières attaques contre les droits des femmes à exercer certains métiers remontent au XIIe siècle Indépendamment même du fait que la chasse aux sorcières ait réellement été un moyen de mettre l’ensemble des femmes au pas (une idée, on l’a vu, fort contestable), et sans idéaliser le moins du monde la place des femmes au Moyen Âge, il n’en reste pas moins que la transition du féodalisme au capitalisme s’est manifestement accompagnée, en Europe, d’un renforcement général de la domination masculine.

Cependant, et quitte à énoncer une évidence, ce constat ne suffit pas, à lui seul, à en déduire que la mise au pas des femmes était une condition nécessaire à l’accumulation du capital. Les coïncidences ne sont pas une corrélation, et les corrélations ne sont pas non plus des causalités (qui peuvent elles-mêmes être de natures très diverses). Avant de conclure, il faudrait donc envisager les différents rapports possibles entre les deux phénomènes et évaluer leur vraisemblance.

Un élément permet certes d’écarter d’emblée la simple coïncidence : il s’agit du rôle essentiel joué par la promotion du droit romain, sur laquelle insiste toute l’historiographie, mais dont Federici, sauf erreur et assez étrangement, ne souffle mot. La redécouverte de ce droit à la fin du Moyen-âge correspondait à un double besoin : d’une part, celui éprouvé par la bourgeoisie montante, qui y trouva (ou y retrouva) un instrument particulièrement adapté à codifier la propriété marchande (par opposition au droit féodal, qui admettait une multiplicité de droits sur une même terre) ; de l’autre, celle des États en reconstruction, pour qui ce droit codifiait le nouveau périmètre de la puissance publique . Or, le droit romain était aussi celui qui consacrait l’infériorité juridique des femmes, en donnant au chef de famille (masculin) une puissance exorbitante sur le reste de la famille (épouse, enfants non mariés et, à l’origine, esclaves) – sur ce sujet, on pourra consulter cet article très intéressant d'Alain Bihr.

Il y a donc bel et bien un rapport de causalité entre la gestation du capitalisme et la dégradation de la condition féminine en Europe. Tout le problème est de savoir la nature exacte de cette causalité, une question qui est loin d’être aussi simple que voudrait le faire croire Caliban.... Comme, ainsi qu’on l’a dit, il n’y a pas trace de discussion d’autres thèses dans le livre, celui-ci se limite à décliner deux arguments fondamentaux.

Le natalisme, fruit d’une crise démographique ?

Jean-Baptiste Colbert,
un fervent populationniste

Le premier, sans doute le plus original, est que le capitalisme naissant aurait été confronté à un risque de pénurie de main d’œuvre (risque réel ou fantasmé, le texte n’est pas clair sur ce point et de toutes façons n’avance pas de sources pour établir l’existence de cette panique). Ainsi, c’est au niveau social le plus élevé, celui de l’État, qu’une stricte politique nataliste fut mise en place afin de déjouer cette possible crise. Une législation de plus en plus féroce enferma donc toujours davantage les femmes dans le rôle de reproductrices, tandis que les pratiques pouvant faire baisser la natalité étaient de plus en plus sévèrement punies.

Mais si le fait (la politique nataliste, la répression de la contraception et de l’avortement) est avéré, on a du mal à être convaincu par les causes invoquées. Federici écrit, par exemple :

« La question du travail devint particulièrement urgente au XVIIe siècle, quand la population en Europe continua encore à décliner, amenant le spectre d’un effondrement démographique similaire à celui qui avait eu lieu dans les colonies américaines dans les décennies suivant la conquête » (p. 332)

Or, cette affirmation, une fois de plus, ne repose sur aucune preuve tangible. L’avis général, si ce n’est unanime, des spécialistes fait état d’une croissance démographique lente à partir du début du XVe siècle, et l’on cherche en vain les travaux établissant un « déclin », dont il faudrait de surcroît que les contemporains aient eu une plus ou moins claire conscience.

La réalité des faits suggère donc que la politique nataliste menée par les États devrait éventuellement être attribuée bien moins aux problèmes réels du capitalisme naissant qu’aux angoisses peu justifiées de ses promoteurs, ce qui est déjà fort différent. Mais surtout, dans un contexte de fortes rivalités militaires, point n’est besoin de recourir à des raisonnements forcés autour de l’accumulation primitive pour expliquer que les États de l’époque moderne, dans la compétition qui les opposait, souhaitaient disposer de la population la plus nombreuse possible. -Dans cette hypothèse, la politique nataliste aurait plutôt correspondu aux nécessités politiques du moment, et pas particulièrement à des exigences profondes du nouveau système économique.

Au passage, on ne peut qu’être étonné en lisant à propos de cette politique nataliste menée par les États que « même ensuite, jusqu'à nos jours, l'État n'a pas ménagé ses efforts pour reprendre aux femmes le contrôle sur la reproduction » (p. 186). On ne sait pas très bien à quoi cette phrase est censée faire allusion mais il y a là, pour le moins, une généralisation atemporelle bien hâtive, qui balaie d’un même revers de main Malthus et la pilule, et sonne étrangement à l’heure de la légalisation de la PMA. Dans la plupart des pays développés, les femmes ont acquis tant le droit au divorce qu’à celui à la contraception et à l’avortement, sans qu’on ait l’impression que l’État, en tant que tel, mène une lutte continue pour les leur reprendre. Qu’il existe des courants politiques réactionnaires qui militent en ce sens, et que de tels courants, hélas, remportent parfois des victoires, est une chose. Mais présenter de tels reculs (ou menaces de reculs) comme le résultat d’une volonté politique générale des États, c’est une fois encore regarder les faits avec des verres singulièrement déformants. Ce qui menace aujourd’hui la possibilité des femmes de contrôler pleinement leur corps, ce sont les résidus d’arriération religieuse et les politiques austéritaires dans le domaine de la santé, et non une supposée essence éternellement nataliste du capitalisme.

Travail domestique et rentabilité du capital

Passons au second argument, depuis longtemps formulé par le courant du féminisme matérialiste auquel se rattache Federici : en fournissant du travail domestique, donc gratuit, pour reproduire la force de travail, les femmes auraient contribué à relever d’une manière décisive le taux de profit :

« Le développement de la famille moderne manifestait le premier investissement à long terme effectué par la classe capitaliste dans la reproduction de la force de travail au-delà de son accroissement numérique. Ce fut le résultat d’un compromis, conclu sous la menace d’une insurrection, entre la garantie de salaires plus élevés, permettant d’entretenir une épouse ‘non-travailleuse’, et un taux d’exploitation plus intensif. Marx en parle comme du passage de la ‘plus-value absolue’ à la ‘plus-value relative’ (…) » (p. 200)
La prise en charge par les hommes 
du travail domestique est indispensable... 
mais en elle-même, ne poserait 
aucun problème au capitalisme.

Passons sur les inexactitudes (un taux « plus intensif », ou le prétendu « passage » d’une forme de plus-value à l’autre) et sur les affirmations sans fondements (la famille comme « investissement » effectué par la classe capitaliste, la conclusion d’un « compromis » octroyant, sous la menace d’une insurrection, des « garanties » aux travailleurs masculins). Il ressort de ce passage une idée somme toute incontestable : toutes choses égales par ailleurs, la fourniture de travail gratuit (il serait plus exact de dire quasi-gratuit) par une fraction de la classe travailleuse, pour la production d’une marchandise utilisée dans la production – en l’occurrence, la force de travail – représente un gain supplémentaire pour la classe capitaliste. Toute la question est de savoir ce que l’on peut en conclure.

Traditionnellement, le courant féministe matérialiste y a vu l’indication que la subordination des femmes et leur relégation dans la sphère du travail domestique étaient une dimension vitale pour le capitalisme : le taux de profit ne pourrait supporter que le travail des femmes soit rémunéré au même niveau que celui des salariés masculins. Or, ce raisonnement en apparence convaincant repose sur une série de glissements, ou d’hypothèses implicites, qui n’ont rien d’évident.

Sans reprendre tous les arguments que l’un d’entre nous avait déjà développés à ce propos, disons que si le travail domestique quasi-gratuit a sans aucun doute représenté (et représente encore) une aubaine pour le capitalisme, rien ne permet d’affirmer que celui-ci ne se serait pas fort bien accommodé d’une autre configuration. Il est notamment tout à fait envisageable que si ce travail, pour une raison quelconque, avait dû être rémunéré, les salaires masculins auraient alors été (encore) moins élevés qu’ils ne le furent. Autrement dit, en raisonnant toutes choses (en particulier le salaire masculin) égales par ailleurs, la fin du travail domestique quasi-gratuit provoquerait une baisse du taux de profit. Mais rien ne prouve que toutes choses, en particulier le salaire masculin, auraient dû, ou devraient, rester égales par ailleurs.

Terminons en relevant l’affirmation aussi osée que péremptoire, selon laquelle en ce qui concerne les progrès de productivité, l'impact du travail gratuit des femmes éclipsa de loin la division du travail et la Révolution industrielle – soit une remise en cause complète de la vision traditionnelle de l’histoire économique :

« Il faut souligner cet aspect, étant donné la tendance existante à attribuer le progrès que le capitalisme apporta à la productivité du travail à la seule spécialisation des tâches. En réalité les avantages que la classe capitaliste tira de la différenciation entre travail industriel et agricole au sein du travail industriel lui-même [sic], célébré par Adam Smith dans son ode à la fabrication d’épingles, sont bien peu de choses en comparaison de ceux qu’elle retira de la dévalorisation du travail des femmes et de leur position sociale. » (page 234, nos soulignés)

Bien évidemment, c’est en vain qu’on attendra la moindre justification de cette affirmation « radicale » par des données quantitatives.

Les femmes et les enclosures

Thomas More, qui dans son livre L'Utopie,
dénonça les conséquences des enclosures

L’idée que la mise en tutelle des femmes a pu constituer une dimension importante, voire essentielle de l’accumulation primitive, bien qu’elle ne nous apparaisse pas comme la plus vraisemblable, n’est pas absurde a priori, et pourrait être discutée ; encore faudrait-il que ce soit sur la base de faits non biaisés et d’authentiques raisonnements. Au lieu de cela, ceux-ci sont souvent remplacés par de purs effets rhétoriques. On sait que l’acte emblématique de l’accumulation primitive a été les enclosures, cette mise en clôtures des terres communales qui a ruiné la petite paysannerie en Angleterre. Sous la plume de Federici – qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse –, la subordination des femmes doit donc absolument être elle aussi, une « enclosure ». Cette affirmation maintes fois réitérée tout au long de l’ouvrage aboutit à une formulation telle que celle-ci, à propos de la chasse aux sorcières et du colonialisme :

« Il s’agit également d’une stratégie d’enclosure qui, suivant les contextes, pouvait être une enclosure de la terre, du corps, ou des relations sociales. » (p. 382).

Le lecteur qui n’a pas encore perdu la raison se dit alors que soit le terme « enclosure » est un fourre-tout censé pouvoir qualifier à peu près n‘importe quoi ; soit il est utilisé dans son sens normal, à savoir « l’instauration de barrières » (y compris pour les corps ou les relations sociales, donc). Mais alors quelles sont concrètement ces « enclosures » qui privatisent et enferment ainsi les corps des femmes ? Même lorsque les formulations paraissent moins brumeuses, les raisonnements qui les sous-tendent ne sont guère plus admissibles. Ainsi :

« Dans ce nouveau contrat social/sexuel, les femmes prolétaires remplaçaient pour les travailleurs mâles les terres perdues lors des enclosures, devenant leur moyen de reproduction le plus fondamental et un bien commun que tout le monde pouvait s'approprier et utiliser à volonté. (…) dans la nouvelle organisation du travail, chaque femme (à part celles qui étaient privatisées par les bourgeois) devenait un bien commun, dans la mesure où, dès lors que les activités des femmes étaient définies comme du non-travail, leur travail commençait à apparaître comme une ressource naturelle, disponible à tous, tout comme l’air que l’on respire ou l’eau que l’on boit » (p. 195-196, souligné par l’auteur)

Le clou est enfoncé quelques lignes plus loin :

« Dans l’Europe précapitaliste, la subordination des femmes aux hommes était modérée par le fait qu’ils avaient accès aux communaux, alors que dans le nouveau régime capitaliste les femmes elles-mêmes devenaient les communaux, dès lors que leur travail était défini comme une ressource naturelle, en-dehors de la sphère des rapports marchands. » (ibid., souligné par l’auteur)

En quoi, dans la nouvelle société, chaque femme non bourgeoise devenait-elle une ressource « commune » ? Mystère. Si, comme l’explique par ailleurs Federici à l’envi, les femmes et leur travail ont été, au cours de cette évolution, appropriées de manière plus privative qu’auparavant par les hommes (père puis mari), il faudrait plutôt en conclure exactement l’inverse. Si l’on comprend bien – ce qui n’est pas chose aisée – et que l’on rapproche les métaphores économiques utilisées à différents endroits du livre, les femmes deviennent alors au cours de la période considérée de très oxymoriques « biens communs enclos », en quelque sorte. Et l’on se dit qu’en fait tout cela nous éclaire plutôt obscurément… Cette confusion assez grossière entre gratuité et communalité n’a qu’une explication : la volonté d’établir à tout prix un parallèle entre les clôtures des champs et le sort des femmes, pour s’adresser à l’imagination à défaut de la raison.

L'idéalisation des sociétés précapitalistes

Pour en revenir au fond de la thèse, s’il est un aspect pour lequel on peut de manière assez sûre établir un lien de cause à effet entre la montée des rapports capitalistes et les modifications des rapports sociaux « de reproduction », c’est l’émergence de la famille nucléaire. On a pu, par exemple, expliquer de manière très convaincante comment la marchandisation des relations économiques tend à dissoudre les anciennes formes familiales, plus étendues, et à favoriser l’unité socio-économique composée d’un couple et de ses enfants. Il est en revanche beaucoup plus difficile de situer, dans ce mouvement, la place et la nécessité de la domination masculine, ainsi que celle de la relégation des femmes aux tâches domestiques. On a déjà évoqué la prudence qui s’imposait sur les conclusions à tirer de l’impact du travail domestique sur la rentabilité du capital. Mais il faut également remarquer qu’en soi, il est parfaitement indifférent au capital que ce travail domestique soit effectué par des femmes à titre exclusif ou principal, plutôt que par des hommes. Du travail gratuit est du travail gratuit, quel que soit le sexe de celui qui l’effectue, et la plus-value n’a pas davantage de genre qu’elle n’a d’odeur.

« Danse paysanne », 
extrait d'Heures de Charles d'Angoulême,
fin du XVe siècle.

Dès le début de l’ouvrage, Silvia Federici nous dit qu’ « avec la société capitaliste l’identité sexuelle devient le vecteur de fonctions spécifiques » (p. 23) Pourtant, la spécialisation des femmes dans le travail domestique n’a pas été créée ex nihilo par le capitalisme naissant ; et quand bien même il l’a manifestement renforcée, celle-ci représentait un héritage qui semble aussi ancien que les sociétés humaines elles-mêmes. Or, sur le plan des rapports entre les sexes, Federici peint volontiers un tableau idyllique mais fallacieux des sociétés précédentes, afin de mieux faire ressortir la noirceur de la nôtre.

C’est d’abord ce Moyen Âge pour lequel la place des femmes est copieusement idéalisée :

« Les femmes serves étaient moins dépendantes de leur compagnon mâle, moins différenciées d’eux socialement et psychologiquement, et moins asservies aux besoins des hommes que les femmes ‘libres’ ne devaient l’être par la suite dans la société capitaliste. » (p. 40)

Pourtant, l’auteure précise juste après que la limite à la dépendance de la femme par rapport à son compagnon reposait sur… l’autorité du seigneur, propriétaire des terres et des personnes :

« C’était le seigneur qui commandait le travail et les relations sociales des femmes, décidant par exemple si une veuve devait se remarier et qui devait être son époux, revendiquant même dans certaines régions le jus primae noctis, le droit de coucher avec la femme du serf lors de la nuit de noces ».

Cette forme de dépendance et d’asservissement ne semble donc a priori guère plus enviable que celle qui lui a succédé. Page 179, et à propos du XVIIe siècle, on lit : « Un nouveau modèle de féminité émergea à la suite de cette défaite : la femme et l’épouse idéale, passive, obéissante, économe, taiseuse, travailleuse et chaste ». Certainement. Mais en quoi est-ce fondamentalement différent du modèle de féminité proposé aux XIe/XIIIe siècle dans les romans qui mettaient en scène l’amour courtois, tel que le décrit Georges Duby dans un recueil au titre significatif ?

« L’homme en effet, qui prend femme, quel que soit son âge doit se comporter en senior et tenir cette femme en bride, sous son étroit contrôle. (…). L’accord porte en premier lieu sur ce postulat, obstinément proclamé, que la femme est un être faible qui doit être nécessairement soumis parce que naturellement pervers, qu’elle est vouée à servir l’homme dans le mariage, et que l’homme est en pouvoir légitime de s’en servir » (Georges Duby, « L’amour en France au XIIe siècle », Mâle Moyen Âge, Flammarion, 1988,  p. 37).

Et ce n’est pas pour rien qu’un spécialiste de l’histoire médiévale du genre, bien que sans nier la dégradation postérieure de la position féminine, peut conclure son ouvrage sur le sujet de la manière suivante :

« Dans de nombreux domaines, [la distinction de sexe du XIIe au XVe siècle] se traduit par une domination masculine et une dévalorisation du féminin. (…)

Dans les modes de représentation, le féminin est du côté du charnel et le masculin, du spirituel. (…) L’infériorité et la dévalorisation de la femme entraînent son exclusion du sacerdoce, de l’université ou du pouvoir urbain. Elle est plus présente en enfer qu’au paradis. (…) Elle reçoit moins d’instruction, occupe peu de place dans les lettres, les arts et la culture. Sur un plan juridique, elle demeure une éternelle mineure, dépendante des hommes. Dans les crimes et délits, elle est davantage victime que coupable. (…)

La forte mixité et la faible division des tâches dans les activités laborieuses n’empêchent pas des salaires masculins plus élevés, une plus faible proportion de femmes dans les métiers lucratifs et reconnus socialement et la possession des outils les plus sophistiqués par les hommes. » (D. Lett, Hommes et femmes au Moyen Âge, Armand Colin 2013, p. 211-213)

Mais ce sont aussi, et surtout, les sociétés colonisées, telles celles de l’Amérique précolombienne, qui font l’objet d’une fascination rétrospective qui tient largement du fantasme. On apprend donc non sans surprise que les femmes y étaient « en position de pouvoir (…) [ce qui] se reflète dans l’existence de nombreuses divinités féminines ». (p. 401) Si les mots ont un sens, il s’agissait donc de matriarcats. Une telle révélation, qui contredit toute les connaissances ethnologiques, ne s’encombre d’aucune référence (et pour cause), et ne s’appuie que sur un argument réfuté depuis longtemps, nombre de sociétés ayant adoré des divinités féminines tout en étant parfaitement patriarcales.

Le capitalisme et la situation des femmes

Le biais dans un sens se double d’un biais dans l’autre sens : dans la vision des faits que propose Federici, le capitalisme est unilatéralement présenté comme un système dégradant la position des femmes. Cette dégradation, vue comme une condition nécessaire de son enfantement, est également censée marquer toute son évolution postérieure, jusqu’à nos jours. Mais une telle version des effets ment au mieux par omission.

Une campagne pour l'égalité hommes-femmes, 
menée par le gouvernement d'une société 
éminemment capitaliste... auprès des capitalistes.

Pour commencer, la période dont traite Federici concerne moins le capitalisme lui-même que les formes sociales hybrides qui l’ont précédées – le XVIe siècle était certes en train d’engendrer le capitalisme, mais on était encore suffisamment loin du compte pour que la bourgeoisie ait été obligée, dans les siècles suivants, de renverser le pouvoir politique par la force afin d’imposer la nouvelle structure sociale.

Ensuite, Federici elle-même en vient à montrer (p. 57 et suivantes), pour une fois avec des exemples précis, que le processus de monétarisation de l’économie du XIIe au XVe siècle poussa de nombreuses femmes des campagnes à migrer vers les villes, où elles eurent accès à toute une gamme d’emplois variés et à plus d’autonomie…. ce qui est parfaitement contradictoire avec la thèse générale du livre.

À partir de la révolution industrielle, et de manière de plus en plus marquée au XXe siècle, le système capitaliste a incontestablement produit un effet émancipateur sur la condition des femmes, de manière éclatante au cœur des pays les plus riches. Nous vivons dans la première de toutes les sociétés humaines connues qui ait secrété l’idéal de l’égalité des sexes – c’est-à-dire de l’indifférenciation sociale des genres. Même si cet idéal est encore loin de connaître une réalisation pleine et entière, nos sociétés n’en demeurent pas moins les seules à avoir, sur le plan juridique, fait tomber une à une toutes les barrières qui séparaient juridiquement les femmes des hommes, en particulier en ce qui concerne l’accès réservé à certains emplois. Le fait que les principaux États de la planète, depuis des décennies, promeuvent (au moins en paroles) l’égalité hommes-femmes participe à ce mouvement. Au demeurant, c’est aussi un des éléments qui permettent de penser qu’un tel programme n’est guère subversif pour le grand capital, que ces États servent avec zèle.

On peut là aussi, bien sûr, discuter des raisons pour lesquelles cette évolution s’est produite ; et l’un de nous, dans un livre paru il y a quelques années, en a proposé une explication d’ordre matérialiste. Mais dans le texte de Caliban…, la discussion n’est même pas envisageable – ne serait-ce que pour tenter de comprendre le renversement par rapport aux tendances constatées à la Renaissance : cette dimension majeure de la réalité est purement et simplement évacuée. Sous la plume de Federici, le capitalisme devient un système qui, de manière systématique et pour des raisons congénitales, ne peut que reléguer les femmes dans la sphère domestique et organiser leur oppression.

Sus au matérialisme historique

On ne saurait terminer ce compte-rendu sans relever les quelques passages dans lesquels Federici entend explicitement critiquer Marx et, surtout, reconsidérer la place du système capitaliste dans l’évolution sociale. Ainsi, il apparaît que « Marx n’aurait jamais pu penser que le capitalisme ouvrait la voie de l’émancipation humaine s’il avait envisagé cette histoire du point de vue des femmes. » (p. 21). En laissant ainsi entendre que si Marx attribuait au capitalisme un rôle historique progressif, c’est parce qu’il aurait amélioré la situation des travailleurs, Federici montre qu’elle n’a pas compris une de ses idées les plus élémentaires (ou qu’elle feint de ne pas l’avoir comprise, mais le résultat est le même). Tout le raisonnement de Marx, tout le caractère « scientifique » de son socialisme reposait sur l’idée que le capitalisme, en développant les forces productives, mettait en place, pour la première fois dans l’évolution sociale humaine, les conditions du socialisme. Ainsi qu’on vient de le dire, il faudrait ajouter à cela que le capitalisme a également jeté les fondements de la disparition de la division sexuelle du travail, c’est-à-dire de l’émancipation des femmes.

Un data center. Dans le raisonnement de Federici,
la croissance et le progrès technique apportés
par le capitalisme n'ont nullement rassemblé
les conditions d'une société socialiste mondiale.

Mais Federici balaye cela d’un revers de main. Après avoir recommandé page 39 de ne pas idéaliser « la communauté servile médiévale » comme modèle d’organisation collective du travail, c’est pourtant ce qu’elle fait un peu plus loin, en y voyant un modèle de « communisme primitif » sur la base duquel il aurait été possible pour l’humanité de s’économiser le stade capitaliste de son développement – on retrouve ici le type de logique qui était celui des Narodniki russes contre lesquels s'est construit le mouvement ouvrier révolutionnaire. Federici affirme aussi hardiment que les luttes « prolétariennes » de la fin du Moyen-Âge auraient fort bien pu être victorieuses (p. 107) – sans toutefois informer le lecteur du type de société qui aurait pu sortir de telles victoires hypothétiques –, et le texte propose une vision pour le moins originale de l’évolution sociale des derniers siècles :

« Le capitalisme fut la contre-révolution qui réduisit à néant les possibilités ouvertes par la lutte antiféodale. Ces possibilités, si elles étaient devenues réalités, nous auraient épargné l’immense destruction de vies humaines et de l’environnement naturel qui a marqué la progression des rapports capitalistes dans le monde entier. » (p. 36)

Quant à l’idée, fondamentale chez Marx, que le capitalisme représentait par rapport au féodalisme « une forme supérieure de vie sociale », c’est « une croyance (…) [qui] n’a toujours pas disparu ». (p. 36). Au cas où l’on ait un doute, l'idée est répétée un peu plus loin :

« Il n’est pas possible d’assimiler accumulation capitaliste et libération des travailleurs, femmes ou hommes, comme nombre de marxistes l’ont fait (…) ou de comprendre l’apparition du capitalisme comme un moment de progrès historique. » (p. 118)

Que ressort-il de cela ? D’une part, que volontairement ou non, Federici appauvrit le propos de Marx, lui faisant dire que le capitalisme représente une émancipation, là où il défendait l’idée qu’il met en place les conditions d’une émancipation future, ce qui est plus qu’une nuance. Mais surtout en prétendant, sans aucune espèce de justification, que les sociétés du Moyen-Âge auraient pu accoucher directement d’une société socialiste et que le capitalisme, de ce point de vue, a constitué non une avancée mais un recul, Federici jette précisément par-dessus-bord le matérialisme dont elle dit se réclamer. Aux orties, le lien étroit entre les formes de la production matérielle et les rapports sociaux ; l’idée, mille fois développée et illustrée, que le capitalisme, par la grande industrie, l’avancée des techniques et des sciences, la création du marché mondial, la concentration et l’internationalisation de la production, a pour la première fois dans l’histoire humaine jeté les bases d’une société égalitaire ; aux orties également, l’idée symétrique que sur la base d’une production limitée, la règle « à chacun selon ses besoins » ne peut que rester lettre morte, et que :

« ce développement des forces productives (qui implique déjà que l'existence empirique actuelle des hommes se déroule sur le plan de l'histoire mondiale au lieu de se dérouler sur celui de la vie locale), est une condition pratique préalable absolument indispensable, car, sans lui, c'est la pénurie qui deviendrait générale, et, avec le besoin, c'est aussi la lutte pour le nécessaire qui recommencerait et l'on retomberait fatalement dans la même vieille gadoue. » (Marx, L’idéologie allemande, Éditions sociales 1982 [1845], p. 95).

Seule reste l’affirmation plate et, au fond, un rien réactionnaire que le capitalisme n’a apporté que des maux et que les sociétés humaines, en quelque sorte, « c’était mieux avant ».

Conclusion

La dernière question au sujet de Caliban…, mais non la moindre, est celle de savoir pourquoi un livre aussi discutable a reçu si peu de critiques et tant de louanges, jusque dans des milieux qui se réclament du marxisme.

Un premier élément d’explication tient au fait que les historiens académiques considèrent, de manière regrettable, que relever les nombreuses erreurs d’un texte destiné au grand public et dont l’auteur n’est pas rattaché à leur discipline est une perte de temps.

Mais, plus profondément, la réponse s’impose d’elle-même : Caliban…, malgré toutes les faiblesses de ses paroles, chante une musique qui plaît. Pour commencer, il apparaît comme un avatar supplémentaire des innombrables récits sur le matriarcat primitif – l’auteur n’hésite d’ailleurs pas à reprendre à son compte les conceptions dépassées de Bachofen et Engels sur la « défaite historique du sexe féminin » ; mais ici, le récit a été modernisé. En plus de la naissance des classes sociales, cette défaite est censée également dater du capitalisme : le dernier paradis perdu ne l’a été qu’il y a quelques siècles – et manifestement, aux yeux de l’auteur, il existe encore dans de nombreux endroits du Tiers-Monde qui résistent à la « mondialisation néolibérale ». Le récit, comme tant d’autres avant lui, joue implicitement sur le sentiment trompeur qu’un passé dans lequel les femmes auraient occupé une position favorable constituerait un socle pour leurs combats futurs.

Mais comment, au-delà même de l’absence de sérieux et d’honnêteté dans la restitution du matériel historique, des « marxistes » peuvent-ils souscrire, parfois avec enthousiasme, à un récit qui tourne le dos aux analyses les plus élémentaires du matérialisme historique ? C’est en quelque sorte un signe des temps et une preuve supplémentaire que les rapports sociaux sont plus forts que les mots et les références abstraites. L’idée que, dans la marche à un monde débarrassé de l’exploitation, le capitalisme a représenté une étape nécessaire de l’évolution sociale, apparaît évidente à des militants qui entendent s’appuyer sur la force collective du prolétariat international, cette classe exploitée que le capitalisme a précisément fait naître. Mais, dans un contexte où ce prolétariat est plongé depuis des décennies dans l’atonie politique, nombreux sont ceux qui refusent désormais de voir en lui une force et qui en viennent à considérer que son existence (et, plus généralement, celle de l’ensemble des transformations matérielles et sociales apportées par le capitalisme), n’est qu’un détail sans importance – voire, un obstacle sur la voie d’un socialisme dorénavant envisagé comme une idéalisation des sociétés anciennes.

Il y a plus. La conviction que la domination masculine constituerait une dimension vitale pour le capitalisme légitime (ou paraît légitimer) le sentiment que combattre pour l’égalité des sexes reviendrait ipso facto à combattre le capital. Nous vivons une période où il est infiniment plus facile de militer sur le terrain du féminisme – le plus souvent, dans des milieux qui ne sont pas les plus exploités – que sur celui des idées communistes, et auprès des travailleurs du rang. Dès lors, il est tentant de se persuader que la lutte féministe constituerait un substitut tout à fait acceptable à la lutte communiste. C’est malheureusement faux et si, comme c’est le cas ici, sous couvert de « radicalisme », ce renoncement s’accompagne d’un regard de Chimène pour des divagations antirationalistes, d’une idéalisation des sociétés précapitalistes et de l’abandon des raisonnements les plus fondamentaux du marxisme, la démission prend des allures de débâcle.