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Populiste ou Jacobin? Critique du populisme de gauche

Lien publiée le 16 décembre 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://blogs.mediapart.fr/olivier-tonneau/blog/151217/populiste-ou-jacobin-critique-du-populisme-de-gauche

Il y a quelque chose qui cloche dans le «populisme de gauche» de Mouffe et Laclau. Oui, mais quoi? Une manière de répondre à cette question est de revenir au fondement de leur doctrine, qui réside dans l'interprétation de la Révolution française comme matrice des totalitarismes popularisée par François Furet.

Hier soir, 14 décembre, j’assistais au Lieu-Dit à une réunion sur le thème : « Le populisme est-il l’avenir de la gauche ? » Intervenaient Chantal Mouffe, Jorge Lago, Lenny Benbara et Charlotte Girard. Chantal Mouffe, qui se tailla la part du lion dans la conversation, prévint d’emblée : il ne s’agissait pas d’un débat contradictoire, les intervenants étant d’accord sur l’essentiel. La contradiction aurait pu venir de la salle si quelques minutes d’une réunion qui a duré deux heures et demi avaient été consacrées aux questions des auditeurs : malheureusement, ce ne fut pas le cas. Je suis donc resté sur ma faim, et ne suis pas sorti plus convaincu que je ne l’étais en entrant que le populisme soit l’avenir de la gauche, ou du moins qu’il soit davantage que le glaçage d’un gâteau dont il ne faut pas oublier de faire la pâte. Ce n’était pas la première réunion sur ce thème à laquelle j’assistais. J’y viens à chaque fois avec l’envie de soulever ce qui me semble un problème de fond dans la théorie du populisme élaborée par Chantal Mouffe et Ernesto Laclau ; n’en ayant pas eu l’occasion hier, je me décide à le mettre sur le papier, en espérant que mes lecteurs m'aideront à le résoudre.

1. Ennemis et adversaires

Chantal Mouffe ouvrit la séance par un rappel des points principaux de la théorie qu’elle a développée voilà déjà plusieurs années : celle de la « démocratie agonistique ». Cela tombait bien, car c’est précisément cette théorie qui me pose problème. Je l’ai découverte dans son ouvrage Le Paradoxe démocratique, dans lequel Mouffe fait la critique du rationalisme de penseurs tels que Rawls ou Habermas : ils sont égarés, croit-elle, par leur foi en l’intelligibilité du réel dont ils déduisent qu’il doit être possible, par la délibération, de réconcilier toutes les opinions. Chantal Mouffe affirme au contraire qu’il ne peut exister de société parfaitement harmonieuse et cohérente : le social est nécessairement ouvert et pluriel, d'où il s’ensuit que le conflit est une dimension irréductible du social. L’essence du politique est donc la gestion du conflit. Comment procéder ? L’idée-clé de Mouffe est que si les antagonismes ne peuvent être effacés, ils peuvent être transformés en agonismes, la différence étant que l’antagonisme met aux prises des ennemis tandis que l’agonisme ne voit s’opposer que des adversaires. Les adversaires en situation agonistique sont un peu comme des partenaires de tennis : il est inhérent à leur relation que l’un veut triompher de l’autre, mais aucun n’a intérêt à tuer l’autre car la partie cesserait faute de partenaire. Mutatis, mutandis, nous devrions nous féliciter, en démocratie, de l’existence de ceux qui ne pensent pas comme nous.

La théorie de Mouffe pose plusieurs questions. La première est : tous les antagonismes peuvent-ils être transformés en agonismes ? Mouffe affirme que non. Ceci étant, comment devons-nous traiter nos ennemis ? Puisque Mouffe affirme qu’il est de notre devoir de préserver nos adversaires, on est tenté de conclure qu’il n’en va pas de même de nos ennemis, que nous devrions donc détruire – une conclusion que Mouffe ne formule pas explicitement. Mais la question la plus importante est bien sûr : comment distinguons-nous nos ennemis de nos adversaires ? C’est sur ce point que la théorie de Mouffe achoppe. Elle affirme en effet que tous ceux qui reconnaissent les principes de liberté et d’égalité sont des adversaires et non des ennemis, et doivent donc être admis dans l’espace démocratique, même s’ils n’appliquent pas ces principes de la même façon. Mais que signifie reconnaître les principes de liberté et d’égalité ? Mouffe ne le précise pas. Or il ne suffit pas qu’un acteur se déclare en faveur de la liberté et de l’égalité pour que les autres acteurs valident son affirmation : ceux qui pensent, par exemple, que la propriété c’est le vol, n’ont pas la même conception de l’égalité que ceux qui considèrent l’impôt comme une spoliation. Les uns et les autres ont certes le même concept de vol – prendre à autrui ce qui lui appartient de droit – mais ils n’ont pas un principe commun, et aucun ne sera enclin à regarder l’autre comme un partenaire dont l’existence devrait, au nom du pluralisme, le réjouir.

Ce problème a de sérieuses conséquences, car il rend les relations confuses à l’intérieur de la sphère démocratique. Prenons un exemple tiré du livre de Mouffe. Elle écrit (je traduis de l’édition anglaise, p. 103) qu’ « idéalement, la confrontation doit mettre en scène les diverses conceptions de la citoyenneté qui correspondent aux différentes interprétations des principes éthico-politiques : libérale-conservatrice, sociale-démocrate, néo-libérale, radicale-démocratique, etc. Chacune d’elles propose sa propre interprétation du « bien commun ». » Pour ma part, je considère que le néolibéralisme est attentatoire aussi bien à la liberté qu’à l’égalité, et que loin de proposer une vision du bien commun, il en nie jusqu’à l’existence. Le fait que les néolibéraux prennent soin de clamer qu’ils défendent l’égalité et la liberté ne me fera pas changer d’avis. Le néolibéralisme n’est donc pas pour moi un adversaire respectable mais un ennemi à détruire. Ceci étant, que suis-je pour Mouffe ? Résolu à détruire un acteur qu’elle considère comme un adversaire, je deviens nécessairement à ses yeux une menace pour le pluralisme dont elle fait l’essence de la démocratie. Etant anti-démocratique, ne suis-je pas son ennemi, et ne doit-elle pas me détruire ? Mais si Mouffe et moi-même nous déclarons la guerre, les autres acteurs devront prendre parti : les sociaux-démocrates choisiront-ils de soutenir celle qui défend le néolibéralisme contre celui qui le combat ? Voilà la scène de la démocratie dévastée par des conflits en cascade.

Il faut conclure que la distinction entre adversaires et ennemis est inopérante tant qu’on n’a pas défini ce qu’on entend précisément par liberté et égalité. C’est ce que Mouffe ne fait jamais et dont elle semble étrangement ne ressentir aucune nécessité. Il y a là, me semble-t-il, une aporie au cœur même de la théorie de la démocratie agonistique. On peut se demander comment une théoricienne qui n’a de cesse de pourfendre ceux qui auraient le malheur de postuler l’existence d’universaux, d’essences, ou de principes transcendants, peut elle-même faire reposer toute sa théorie sur deux principes abstraits dont l’intelligibilité semble si universellement parfaite qu’il n’est même pas nécessaire de les définir. Pour répondre à cette question, il faut remonter loin dans l’œuvre de Chantal Mouffe, jusqu’au livre qu’elle a co-écrit avec Ernesto Laclau et qui les a rendus célèbres ; Hégémonie et stratégie socialiste. Dans ce livre, les auteurs proposaient de substituer leur projet de « démocratie radicale » à celui d’une gauche archaïque qu’ils qualifiaient de « Jacobine. »

2. Les Jacobins et la démocratie

Ceux qui se réclament aujourd’hui du populisme contre le néolibéralisme ne le savent peut-être pas : dans l’ouvrage qui a rendu célèbre Mouffe et Laclau, leur ennemi n’était pas le néolibéralisme, qui n’avait pas encore pris son essor (ils écrivaient quatre ans avant l’élection de Thatcher et six ans avant l’élection de Ronald Reagan) mais le « totalitarisme ». Dès la préface de l’ouvrage, les auteurs reprenaient les thèses de Claude Lefort et François Furet (tous deux cités dans l’ouvrage avec approbation) selon lesquelles le totalitarisme avait pour matrice le jacobinisme. La préface se lit comme une notice nécrologique de « l’imaginaire jacobin », expression qui apparaît en relation avec une série d’ « échecs et de déceptions : depuis Budapest à Prague et au coup d’état en Pologne, de Kaboul aux séquelles des victoires communistes au Vietnam et au Cambodge ». Le retournement récurrent des insurrections en états totalitaires menait Mouffe et Laclau à appeler à une rupture théorique radicale (je traduis à nouveau de l’édition anglaise) :

«Ce qui est désormais en crise, c’est toute une conception du socialisme qui repose sur la centralité ontologique de la classe ouvrière, sur la Révolution avec un grand "r" comme moment fondateur dans la transition d’un type de société à un autre, et sur la croyance illusoire en une volonté collective parfaitement unitaire et homogène qui rendrait caduque le moment du politique. Heureusement, la nature pluriel et multiple des luttes sociales contemporaines a fini par dissoudre les dernières fondations de cet imaginaire Jacobin.»(1)

Pour Mouffe et Laclau, le sens du qualificatif « Jacobin » semble relever de l’évidence, et son choix n’est jamais explicité dans l’ouvrage. Mais la répudiation lapidaire du jacobinisme coexiste avec une vision idéalisée de la révolution française qui apparaît au tournant de l’ouvrage et pose les fondements de leur projet de « démocratie radicale ». La révolution fut en effet, nous disent-ils, (p. 139) « le moment clé dans l’avènement de la révolution démocratique » car « son affirmation du pouvoir absolu du peuple introduisit quelque chose de véritablement nouveau au niveau de l’imaginaire social ». La révolution permit donc « l’établissement d’une nouvelle légitimité, l’invention d’une culture démocratique ». Ainsi comprise, la révolution est avant tout un événement discursif, une transformation dans l’ordre des représentations que Mouffe et Laclau analysent comme suit :            

«La rupture avec l’ancien régime, symbolisée par la Déclaration des Droits de l’Homme, a fourni les conditions discursives qui ont rendu possible d’affirmer que les différentes formes d’inégalités étaient illégitimes et contre-nature. C’est ici que réside le pouvoir profondément subversif du discours démocratique, qui allait permettre l’essor de l’égalité et de la liberté dans des domaines toujours plus vastes.»(2)

Il est intéressant de lire ces lignes en relation avec Le Paradoxe de la démocratie. Bien que Mouffe, dans cet ouvrage, vise d’abord Rawls ou Habermas, qu’elle associe à la « troisième voie » politiquement mise en œuvre par Blair ou Schröder, on y devine encore l’antitotalitarisme qui caractérisait Hégémonie et stratégie socialiste. Ainsi Mouffe nous met-elle en garde contre la tentation de « naturaliser les frontières » de la démocratie et nous exhorte-t-elle à renoncer à l’idée que les individus posséderaient des « droits naturels ». On comprend aisément que le naturalisme en politique est une idée jacobine, qui mène à forclore ce réel qui doit rester ouvert. Pourtant dans les lignes citées ci-avant, Mouffe et Laclau se félicitent que la révolution française ait décrété les inégalités contre-nature et illégitimes. La révolution a bien fait un usage normatif du concept de nature, qui fut formalisé dans la Déclaration des Droits de l’Homme – droits qualifiés, justement, de « naturels ». Autrement dit, la révolution a fait tout ce que Mouffe nous interdit de faire. Comment ce qui est mal aujourd’hui pouvait-il être bon hier ? En fait, il ne s’agit pas tant d’une contradiction que d’une continuité : tout se passe comme si la révolution avait accompli le geste fondateur initial qui aurait tracé le périmètre de la démocratie à l’intérieur duquel les acteurs peuvent désormais se disputer sur tous les sujets, exceptés les principes fondamentaux de la liberté et de l’égalité. Si Mouffe n’a pas besoin de définir ces principes, c’est qu’ils ont déjà été posés en 1789. Si elle peut nous exhorter à renoncer à tout fondement du politique, c’est parce que le fondement a déjà été posé par d’autres.

La thèse soutenue dans Hégémonie et stratégie socialiste peut donc se résumer comme suit : la révolution française contenait déjà le remède aux pathologies du jacobinisme. Les marxistes ont tiré le mauvais fil pendant deux siècles, mais ce fil s’étant rompu avec les désastres totalitaires, Mouffe et Laclau nous invitent à revenir à 1789 pour en tirer un autre, qui mène à leur projet de « démocratie radicale ». Thèse somme toute banale, caractéristique de l’idéologie libérale anti-communiste qui oppose depuis toujours la « bonne révolution » de 1789 à la révolution maudite de 1793. Mais en reprenant ainsi la vulgate libérale sur la révolution, Mouffe et Laclau s’enfoncent dans une impasse.

3. La révolution, les mots et les choses

C’est une chose que de chercher en 1789 les fondements d’une démocratie libérale ; c’en est une autre que d’y chercher les racines d’une démocratie radicale. Ceux qui se réclament de 1789 le font précisément pour couper court à toute radicalisation de la démocratie, dont ils répètent inlassablement qu’elle mènerait inévitablement à la terreur ; comment, dès lors, Mouffe et Laclau peuvent-ils donc prétendre fonder sur 1789 une dynamique qui ne mènerait pas à 1793 ? Cette question n’est jamais posée dans Hégémonie et stratégie socialiste. Si elle ne se pose pas, c’est que Mouffe et Laclau abordent la révolution de deux points de vue hétérogènes, ils la scindent en deux niveaux qui ne peuvent se rencontrer. Il y aurait, d’une part, l’événement discursif (le triomphe des idées démocratiques) et d’autre part, l’événement matériel, qui vit couler le sang (la terreur jacobine). La relation entre les deux n’est jamais interrogée, de sorte qu’on pourrait croire que ceux qui affirmèrent les principes démocratiques n’ont jamais fait couler le sang, tandis que ceux qui l’ont fait couler étaient mus par des principes tout autres, ces lubies jacobines de peuple Un, de volonté générale homogène, etc. On aurait donc deux idéologies, l’une jacobine, l’autre démocratique, dont la première serait seule à l’origine des violences qui ont marqué l’histoire du monde de 1793 à 1989, tandis que la seconde serait une source pure à laquelle nous pourrions puiser.

En séparant ainsi l’événement discursif de l’événement matériel, Mouffe et Laclau éludent les problèmes que nous posions en introduction : comment identifier les ennemis, et comment les traiter ? Car en réalité, l’examen le plus sommaire de l’histoire de la révolution montre que la partition opérée par Mouffe et Laclau est intenable. La révolution française n’a pas vu triompher des principes universels, elle a mis aux prises des acteurs qui défendaient des conceptions différentes de l’égalité et de la liberté, ce qui les conduisit à nouer des alliances stratégiques complexes : les paysans, les artisans et les bourgeois furent d’abord alliés contre les nobles avant que la bourgeoisie ne se scinde en deux, une partie (les jacobins) tentant de préserver l’alliance avec les premiers nommés tandis que l’autre revenait vers la noblesse, la révolution Haïtienne venant encore compliquer ce jeu en contraignant les Jacobins à les admettre à leur côté.

A chaque étape de ce conflit en perpétuelle reconfiguration, il est question de bien d’avantage que d’idéologies : de pain, d’argent, de pouvoir et de sang. Dans cette lutte, ce sont bien les jacobins qui défendaient une compréhension radicale de la démocratie contre ceux qui en défendaient une conception libérale, et qui ont d’ailleurs fini par avoir leur peau : c’est avec l’extermination des Jacobins que culmina la terreur. Il faut donc conclure que la révolution française n’a pas posé un fondement sur lequel la démocratie radicale pourrait être édifiée sans violence : elle a été sa première grande défaite – défaite totalement occultée dans Hégémonie et stratégie socialiste. Depuis la révolution, tout le travail de la gauche a consisté à tirer les leçons de cette défaite. Mais la scission opérée par Mouffe et Laclau entre la révolution en acte (jacobine) et la révolution discursive (démocratique) leur permet d’éluder toutes les questions posées par leurs prédécesseurs et d’annoncer des lendemains qui chantent à peu de frais : la révolution démocratique est censée s’opérer pour ainsi dire d’elle-même, les principes d’égalité et de liberté étant voués à pénétrer par la seule force de la vérité dans des domaines toujours plus variés – la famille, les sexes, les ethnies, etc. Malheureusement, ce n’est pas le tour que l’histoire a pris après la parution, en 1975, d’Hégémonie et stratégie socialiste ; c’est ce qui a conduit Mouffe et Laclau à prendre un virage populiste qui est en réalité un véritable tête-à-queue.

4. Le populisme, ou le jacobinisme pour de rire

Dans Hégémonie et stratégie socialiste, Mouffe et Laclau affirmaient que les jacobins s’égaraient parce qu’ils croyaient à l’homogénéité essentielle du peuple, à la révolution comme acte fondateur, et au monde postrévolutionnaire comme un monde parfaitement cohérent d’où tout conflit serait exclu. La conclusion était qu’il fallait célébrer la pluralité et travailler, dans le cadre des démocraties libérales, à approfondir les libertés. C’était, n’en déplaise aux auteurs, une vision social-démocrate bon teint, qui ne visait plus à mettre fin à la lutte des classes, ne concevait d’autre horizon politique qu’une recherche du compromis au gré des situations, et n’envisageait d’autre acteur politique que la « société civile », c’est-à-dire les mouvements sociaux. Ernesto Laclau formula clairement cette vision dans un article intitulé « La Politique comme rhétorique » où il décrivait la démocratie comme traversée par un clivage :

«D’un côté, nous avons la démocratie comme tentative de construire un peuple Un, un acteur social homogène opposé soit au « pouvoir », soit à un ennemi extérieur, voire aux deux à la fois. C’est la conception Jacobine de la démocratie, avec son idéal concomitant d’une communité transparente, unifiée si nécessaire par la terreur. C’est la tradition qui court, avec des traits toujours étroitement analogues, de Robespierre à Pol Pot. D’un autre côté, nous avons la démocratie comme respect des différences, telle qu’elle apparaît, par exemple, dans le multiculturalisme et le nouveau pluralisme associé aux mouvements sociaux contemporains.»(3)

Cette vision des choses, qui pouvait séduire une gauche obnubilée par les « totalitarismes », s’est cependant révélée insuffisante quand elle s’est décidée à se concentrer sur son véritable adversaire, à savoir le néolibéralisme. C’est à ce moment-là que Laclau, jusqu’alors occupé à dénoncer la foi aveugle en le peuple, a entrepris de théoriser le « populisme » comme façon de constituer un front de résistance au néolibéralisme. Mais où le bât blesse, c’est que son populisme ressemble trait pour trait au Jacobinisme tel qu’il le définit dans la citation ci-avant : il s’agit bien – Chantal Mouffe l’a répété hier soir – de constituer un « nous » contre un « eux » en traçant une frontière, quelle qu’elle soit. La seule différence entre le Jacobin (tel que le définissent Mouffe et Laclau) et le populiste, c’est que le premier croit vraiment à l’existence du peuple, à la réalité de l’ennemi, et entend bien le vaincre une fois pour toutes, tandis que le populiste sait, pour sa part, que le peuple est une fiction, son ennemi aussi, et n’entend surtout pas le vaincre car il deviendrait totalitaire ; il n’aspire qu’à en faire un adversaire.

Démocratie agonistique et populisme forment donc un couple étrange. D’un côté, les ambitions de la démocratie agonistique sont désespérément modestes ; d’un autre côté, la rhétorique du populisme est nécessairement extrême. Il s’agit en définitive de parler comme un Jacobin pour agir comme un libéral, d’entraîner les foules à une lutte qu’on ne mènera pas, de leur promettre une victoire qu’on se gardera bien de remporter. Toute la difficulté est de savoir si cette duplicité peut réellement entraîner, et si les populations visées ne risquent pas d’avoir le sentiment qu’on les mène en bateau.

Mais il y a plus grave. Le Jacobinisme n’avait, selon Laclau, que des ennemis imaginaires. Dans le paradigme populiste, il découvre que ces ennemis sont bien utiles puisque c’est contre eux que se constitue le peuple. Les théoriciens du populisme sont donc d’une inépuisable inventivité dans la désignation de l’ennemi : la « caste », l’ « oligarchie », etc. Malheureusement, leur passion pour la construction du peuple tend à faire oublier que l’ennemi n’est pas fictif mais bien réel, et que si la façon dont on le représente permet de mobiliser contre lui, ce sont bien ses caractéristiques réelles qui doivent déterminer la façon dont on le combat. Un symbole peut nous encourager à faire face aux fusils, mais il n’a jamais protégé des balles. Comment le populisme articule-t-il désignation d’un ennemi imaginaire et lutte contre les ennemis réels ? Pour répondre à cette question, j’inviterais volontiers Chantal Mouffe à reconsidérer son analyse de la révolution française.

 5. Marx ou le réel

Hier soir, Chantal Mouffe s’est amusée d’une plaisanterie de Christophe Ventura qui raillait ceux qui promènent partout Robespierre comme un épouvantail. Faut-il en conclure qu’elle a changé d’avis sur l’Incorruptible ? Peut-être, puisqu’elle a été jusqu’à déclarer que la révolution française avait été un « moment populiste ». Le populisme de Mouffe n’étant que la réincarnation de son jacobinisme, cette affirmation laisse espérer que la fracture entre la révolution en mots et la révolution en acte s’est réduite, et que Mouffe a désormais conscience que ce sont les Jacobins qui ont posé la définition radicale de la liberté et de l’égalité dont se revendique depuis lors le camp de la démocratie radicale. Mais si d’aventure Mouffe en était aujourd’hui d’accord, elle devrait reconsidérer les thèses formulées dans Hégémonie et stratégie socialiste. Si les Jacobins étaient des populistes, on ne peut effet conclure qu’une chose de leur exemple : le populisme n’est pas une stratégie gagnante.

Si Laclau et Mouffe cherchaient les causes de la terreur jacobine dans leur idéologie, Mouffe devrait aujourd’hui se demander pourquoi leur populisme ne leur a pas permis de triompher. Elle ne trouvera la réponse qu’en sortant du domaine des représentations pour entrer dans celui des choses : les Jacobins (qui, soit dit en passant, n’ont jamais cru à je ne sais quelle société Une et transparente) ont été fracassés par la guerre, laminés par l’inflation et par les contradictions inhérentes aux rapports économiques. Si telles sont les causes de leur échec, tels sont les problèmes qui devraient nous occuper. C’est à ces problèmes que s’était attaqué un certain Karl Marx, malheureusement congédié sans trop de façons par les théoriciens du populisme.

Les Jacobins n’ont pas échoué pour des raisons idéologiques mais sous la pression de contraintes économiques exacerbées par la guerre; aujourd’hui comme hier, la guerre et l’économie restent les problèmes fondamentaux que doit poser toute théorie politique de gauche. Il suffit de regarder autour de soi pour constater que ce sont des questions d’une actualité brûlante et il est d’autant plus regrettable qu’il n’en fut pas dit un mot hier. La place de la lutte des classes dans un paradigme populiste était apparemment à l’agenda de la réunion d’hier soir ; malheureusement, les intervenants ont discuté si longuement des vertus de différentes appellations (« populisme de gauche », « populisme démocratique », « populisme humaniste » ou « populisme tout court ») qu’il en fut à peine question. Elle ne fut abordée que sur la base de caricatures assez grossières de marxistes dogmatiques qui, convaincus que l’économie détermine le politique, s’assignaient pour mission de révéler la réalité des rapports de classe au prolétariat. A cela, les populistes répondent en affirmant « l’autonomie du politique », formule qui reste elle aussi à définir mais dont ils tirent les conséquences suivantes : le clivage de classe n’est qu’un clivage parmi d’autres et l’on peut très bien mobiliser les acteurs politiques autour d’autres enjeux – dans leur jargon : tracer d’autres frontières. Chantal Mouffe déclarait ainsi que si Marx opposait le prolétariat à la bourgeoisie, Laclau opposait pour sa part le « haut » au « bas », ce qui était tout aussi valable.

Les intervenants de la soirée semblaient tous (ou presque tous, comme on le verra plus loin) s’accorder sur ce point : le populisme se distingue du marxisme par sa façon de penser les stratégies d’alliance sans préjugé, c’est-à-dire sans accorder de privilège ontologique aux rapports de classe. Jorge Lago, ridiculisant à plaisir des figures caricaturales de gauchistes « qui s’habillent comme Lénine », alla jusqu’à définir le populisme comme le travail de constitution d’alliances entre groupes sociaux, définition si vague qu’il pouvait complaisamment conclure que « populisme » et « politique » étaient synonymes, sans se demander à quoi une notion définie de façon si vague pouvait bien servir. Si le populisme se réduit à ça, alors ses critiques ont raison de dire qu’il n'est qu’une entreprise démagogique dont toute la modernité se réduit à l’usage qu’elle fait des nouvelles techniques de communication et de marketing.

Mais la vision de Jorge Lago passe surtout à côté du problème. Si l’on n’envisage les choses que du point de vue de la « formation d’un sujet politique » capable de prendre le pouvoir, il n’est pas difficile de conclure que l’invocation d’une solidarité de classe n’est pas la stratégie la plus mobilisatrice. Mais la vraie question qui se pose est celle de la façon dont le sujet politique, de quelque façon qu’il soit construit, saura faire face, le moment venu, aux antagonismes de classe.  

Nous voilà revenus au problème logique posé en introduction, qui réside dans l’impossibilité de distinguer, selon les principes de Mouffe, l’adversaire de l’ennemi. Chantal Mouffe peut bien considérer le néolibéralisme comme un simple adversaire ; la répression brutale des mouvements sociaux en Grèce, en Espagne ou en France, les restrictions drastiques aux libertés syndicales au Royaume-Uni, le durcissement idéologique porté par les grands médias, montrent assez bien que le néolibéralisme n’a aucun scrupule à traiter la gauche de transformation en ennemie. Un gouvernement de gauche au pouvoir dans n’importe quel pays d’Europe, fût-ce la France, fera face à des attaques spéculatives et à un durcissement immédiat de ses relations avec ses partenaires. Ce combat vaut d’être mené, je crois même qu’il peut être gagné ; mais au moment de mettre en place un programme conséquent de transformation sociale, les alliances nouées dans l’euphorie du « moment populiste » risquent de se révéler bien fragile. Il ne suffit donc pas de regrouper des gens pour prendre le pouvoir : il faut constituer un sujet politique à même de l’exercer.

Si les sujets composites formés par les populistes, dont toutes les parties n’auront ni autant à perdre, ni autant à gagner dans cette lutte, se disloquent sous la pression, leurs stratèges rencontreront des difficultés analogues à celles auxquels les Jacobins eurent à faire face: exercer le pouvoir sans une base suffisamment forte pour les soutenir dans l’épreuve. Malheureusement, la question de l’exercice du pouvoir fut à peine ébauchée par Christophe Ventura qui, dans les dernières minutes de la discussion, souleva le problème des « différentes temporalités » que les mouvements populistes doivent réconcilier, c’est-à-dire les temporalités de la conquête du pouvoir et de son exercice. 

Conclusion. Le peuple en capacité

Le populisme, les intervenants l’ont dit à plusieurs reprises, n’est ni un programme, ni un régime politique : c’est une stratégie de conquête du pouvoir. Pour le dire autrement, c’est une stratégie de communication visant à constituer des majorités électorales. Que ceux qui se réclament du populisme fassent preuve d’une louable créativité dans la communication, qu’ils aient obtenu des résultats électoraux prometteurs, est indéniable. Mais si le populisme se réduit à cela, alors il y a une prétention exorbitante dans l’affirmation que cette doctrine aurait résolu les problèmes que se pose la gauche depuis la révolution française, scène de sa première défaite : comment vaincre l’ennemi ? Comment articuler le peuple et les classes ? Comment résoudre les antagonismes objectifs de classe qui reproduisent mécaniquement ces inégalités qui divisent inéluctablement le peuple ?

La seule à aborder ces questions hier soir fut Charlotte Girard, qui racontait les différentes méthodes adoptées par la France Insoumise pour remobiliser les franges dépolitisées de la population, et notamment les classes populaires. Elle s’est distinguée de ses interlocuteurs sur un point-clé : racontant les ateliers législatifs qu’organisent les militants de la France insoumise, elle a insisté sur le fait qu’ils n’arrivaient pas « les mains vides », mais avec un programme : L’Avenir en commun. Façon de dire que la recherche du plus petit dénominateur commun entre des groupes sociaux hétérogènes perd tout sens si ce dénominateur n’intègre pas, par ailleurs, des objectifs explicites et clairs. Charlotte Girard a d’ailleurs insisté sur le fait que les militants de la France insoumise ne se contentaient pas de parler aux gens de ce qui les intéresse ou les touche de près : ils parlent des questions fondamentales dont dépend la définition que l’on fait du bien commun, au premier rang desquelles l’écologie. On sait que depuis l’élaboration des Dix-huit thèses pour l’écosocialisme publiées en 2013 par le Parti de gauche, c’est à partir de la question environnementale que le Parti de Gauche, puis la France insoumise, refondent la critique du capitalisme. Une fois posée la nécessité de lutter contre le changement climatique, il faut en déduire la nécessité de sortir du capitalisme financiarisé, c’est-à-dire d’un certain régime d’accumulation, ce qui rend parfaitement claire la frontière objective entre ceux qui auront à y perdre et les autres.

J’aurais voulu entendre davantage Charlotte Girard, seule hier à ne pas envisager la constitution d’un peuple comme acteur politique du seul point de vue de l’efficacité électorale, mais du point de vue, bien plus important, des capacités dont ce peuple doit absolument se doter dans la perspective des luttes à venir. Le populisme est peut-être une dimension de l'action politique - dont on survend la nouveauté - mais elle n'est pas la plus importante, loin s'en faut. Ce qui fait la valeur de la France insoumise, c'est d'abord son programme, et la réponse de Jacques Généreux quand on lui demandait quel serait son premier décret en tant que ministre de l'économie d'un gouvernement présidé par Jean-Luc Mélenchon: "Le contrôle des capitaux". Dire cela, c'est ne pas se payer de mots.

(1). What is now in crisis is a whole conception of socialism which rests upon the ontological centrality of the working class, upon the role of Revolution, with a capital ‘r’, as the founding moment in the transition from one type of society to another, and upon the illusory prospect of a perfectly unitary and homogeneous collective will that will render pointless the moment of politics. The plural and multifarious character of contemporary social struggles has finally dissolved the last foundation of... that Jacobin imaginary.

(2) [The] break with the ancien régime, symbolized by the Declaration of the Rights of Man, would provide the discursive condition which made it possible to propose the different forms of inequality as illegitimate and anti-natural (...). Here lay the profound subversive power of the democratic discourse, which would allow the spread of equality and liberty into increasingly wider domains.

(3) On the one hand, we have democracy as the attempt to construct the people as one, a homogeneous social actor opposed either to “power” or to an external ennemy – or to a combination of both. This is the Jacobin conception of democracy, with its concomitant ideal of a transparent community unified – if necessary – by terror. This is the tradition that runs, with very analogous structural features, from Robespierre to Pol Pot. On the other hand, we have democracy as respect of difference, as shown, for instance, in multiculturalism or in the new pluralism associated with contemporary social movements.