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Peut-on assister à un retour en force de la radicalité politique?

Lien publiée le 16 décembre 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.slate.fr/story/155132/radicalite-politique-extreme-droite-ultra-gauche-violence

Depuis 1981, les marges politiques radicales de droite comme de gauche sont isolées, et leur action dévalorisée. Mais elles n'ont peut-être pas dit leur dernier mot.

Dans La Violence des marges politiques des années 1980 à nos jours, à paraître chez Riveneuve ce 14 décembre (212 pages, 24 euros), Isabelle Sommier et notre collaborateur Nicolas Lebourg rassemblent des études sur les marges radicales de droite et de gauche. Cet ouvrage est le troisième du programme «Violences et radicalités militantes en France» de l’Agence Nationale de la Recherche.

Les auteurs préviennent: «Explorer le cœur des radicalités, des néo-nazis aux ultra-gauches, ce n’est pas les amalgamer. C’est vouloir comprendre le basculement d’une société qui, à partir des années 1980, récuse toute valeur à la violence politique.»

Nous publions ci-dessous, dans une version remaniée, des extraits de la conclusion de l’ouvrage faite par Nicolas Lebourg.

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Les vocabulaires qu’emploient les marges radicales désignent encore un horizon d’attente révolutionnaire car instituant une renaissance communautaire (extrême droite radicale) ou une transformation socio-politique (ultra-gauche); mais cela ne saurait dissimuler la faiblesse des moyens révolutionnaires. 

Même lorsque les radicaux de gauche s’opposent à la «loi Travail», leur focale passe vite à la question des Zones À Défendre (ZAD), et leur combat contre l’État se réduit peu ou prou à un affrontement avec les forces de l’ordre. Néanmoins, cette stratégie implique une volonté d’agréger des masses contre l’État, là où l’ethnicisation idéologique des radicaux de droite les amène d’abord à des actes de violence internes à la société mais sans aucun lien avec les masses (aucune violence raciste n’ayant, en France, pu produire des phénomènes d’adhésion sociale comme par exemple à Rostock, en Allemagne).

Pourtant, avec ses agendas festifs, ses médias, ses entreprises, la scène skinheadtransatlantique s’avère l’un des rares milieux radicaux étonnamment adaptés à la société de consommation transnationale; mais c’est au prix d’un repli sur la constitution d’une contre-société sans vocation à conquérir l’hégémonie –d’où les réadaptations dans le black metal, ou l’évolution vers la mouvance identitaire

Mutations

Apparaît nettement qu’il n’est plus guère question de ligues et plus du tout de parti-milices: ce qui prédomine, des Black blocs aux groupes identitaires, ce sont les réseaux affinitaires.

Le regard à l’international nous informe que cette individualisation participe d’un phénomène global, la nébuleuse de la gauche radicale américaine étant un phénomène marqué par l’horizontalité –tout comme les milieux identitaires, que ce soit en France ou en Allemagne.

Malgré quelques volontés éparses, le léninisme de gauche ou de droite apparaît clairement comme ayant été liquidé avec la société industrielle. Les structures les plus organisées ne sont jamais que des fragments d’un milieu, ce qui rend aisé le redéploiement de leurs membres en cas de répression.

Cela renvoie enfin à la question de l’auto-identification des mouvances. Hégémonique dans les représentations médiatiques depuis un rapport des Renseignements généraux de 2008, le terme d’ultra-gauche n’a guère été utilisé pour s’auto-désigner que par un groupe de 1947. Au sein de l’extrême droite radicale, les mots «néo-fascistes» et «extrême droite » sont d’emploi rarissime après 1980.

C’est là le refus proclamé d’endosser des étiquettes qui seraient celles utilisées par «le système», mais c’est aussi une façon de demeurer idéologiquement et stratégiquement flexibles en étant moins normés par des orthodoxies politiques et des bilans historiques.   

L’isolement des groupes

Si on compare les deux vagues de dissolutions ayant frappé l’extrême droite sous la VeRépublique, en 1958 et en 2013, il est notable que la première contient un mouvement légaliste et conservateur (le Front d’Action Nationale, cartel de groupuscules pro-Algérie française fondé en octobre 1957 et demeuré fantomatique), tandis que la seconde voit l’extrême droite parlementaire (le Front National de Marine Le Pen) en profiter pour affirmer que seuls les radicaux constitueraient l’extrême droite.

Ces dernières décennies, les partis électoraux extrémistes, de droite et de gauche, et l’État ont bel et bien trouvé un modus vivendi. L’extrémisme étant normalisé, les marges radicales se retrouvent en première ligne. Elles en sont d’autant plus fragiles. Les groupes radicaux jouent de l’esthétique du «seul contre tous».

Mais c’est là un changement brusque par rapport à la période antérieure. Quand, en 1973, Alain Krivine décida de se livrer à la police, le leader trotskiste le fit depuis le siège du Parti socialiste, où François Mitterrand recevait Edmond Maire (secrétaire général de la Confédération Française Démocratique du Travail). L’opinion publique et l’État s’entendaient signifier que, par-delà les gouffres, il existait un continuum entre responsables réformistes et révolutionnaires, qu’un lien reliait la périphérie au centre. Cette configuration offrait une protection aux radicaux.

Dans un essai, le journaliste Claude Askolovitch rapproche cette scène de la façon dont les responsables socialistes accablèrent l’écologiste Rémi Fraisse après sa mort en 2014 sur la ZAD du Testet, tandis qu’ils se ruèrent aux obsèques de Christophe de Margerie, le patron du groupe pétrolier Total décédé au même moment. Le tableau peint est cruel pour les socialistes, mais, à dire vrai, il l’est également pour les radicaux.

Rémi Fraisse n’étant selon ses proches «pas un militant, encore moins un activiste» mais s’étant rendu sur la ZAD par réseau affinitaire, ce cas est particulièrement symptomatique de l’incapacité sociale présente à encadrer les dynamiques radicales, tant de la part des responsables de l’ordre public que des milieux subversifs.

Petits territoires de la violence

L’alternance de 1981 a certes pacifié la société, mais elle a fermé les espaces communs, avec les circulations et interactions entre sphères modérées et radicales, qui permettaient aux radicaux d’avoir un accès au système politique, dans un processus stabilisateur.

Pourtant, l’État perd de sa capacité à comprendre les interconnexions et transferts entre les espaces extrémistes et radicaux avec la réforme des Renseignements généraux de 1994, qui les voit devoir ignorer le politique au bénéfice de la surveillance des «quartiers».

À cet égard, il est manifeste que c’est dorénavant cette périphérie urbaine qui représente la périphérie idéologique, et non plus les facultés comme durant la phase antérieure. Le Quartier latin, avec ses affrontements entre étudiants extrémistes de droite et de gauche, était certes une hétérotopie (un lieu de la marge désignant le fonctionnement de la norme), mais il était inclus au tissu urbain central, aux classes moyennes, et aux clivages idéologiques structurant la société. 

Les quartiers ont définitivement supplanté les universités en lieux de la radicalité –la normalisation des secondes étant aussi liée à la massification et à la précarisation des rangs étudiants, tendances ayant également structuré le mouvement Nuit Debout.  

Les guerres franco-françaises

En somme, c’est, fondamentalement, la place des radicalités dans les normes admises par la société qui a évolué. La période étudiée a bien connu une rupture en la matière. Or, les marges radicales jouent leur rôle dans la représentation que la France se fait d’elle-même. Mais elles s’inscrivent dans un long cours liant structures politiques et économiques.

Depuis la fin du Moyen Âge, la structuration du pays entre un État centralisateur et une propriété parcellaire a induit ce que l’historien Michel Winock nomme une «guerre civile latente», à la fois cause et conséquence de «la parcellisation du corps social».

En toutes choses, la culture d’Ancien Régime répondit à ce trait par l’exaltation des valeurs unitaires, en une conception résumée d’une formule lapidaire par Bossuet: «En l’unité est la vie, en dehors de l’unité la mort est certaine».

La Révolution française poursuivit la dynamique unificatrice là où l’État monarchique buta, mais au prix d’une instabilité institutionnelle qui put fortifier cet effet culturel d’auto-représentation antagoniste. 

Entre 1789 et 1815, le changement permanent de nature du pouvoir amenait à ce que «la culture politique française [soit] une culture historiquement conflictuelle, c’est-à-dire pensant historiquement ses conflits et conflictuellement son histoire», selon la formule de l’historien Philippe Burrin.

Ce système structura la vie politique parlementaire comme extra-parlementaire, l’historien Serge Berstein considérant même qu’au sein des démocraties libérales exista une exception française de 1929 à 1974, de par le degré de violences verbales et physiques qui était admis dans le pays.

À l’aune des contributions que nous avons rassemblées, la date-butoir nous paraît plus être 1981, et en conservant à l’esprit que, dès 1984, avec ce que la formule établie nomme la «guerre scolaire», le débat public remobilise l’idée que la société française serait en proie aux «guerres franco-françaises» et qu’en définitive le consensus français serait le dissensus politique.

Radicalités et images du terrorisme

Par ailleurs, dans le contexte de la Guerre froide, la violence idéologique avait un cadre général intelligible et menaçant pour l’opinion publique. Les années 1980 ont vu croître la préoccupation vis-à-vis du terrorisme: dans un sondage de 1986, il se classait au troisième rang des menaces perçues, mais sitôt le mur de Berlin tombé, il obtint la première place en 1989.

Dans un monde qui n’est plus structuré par l’affrontement bipolaire mais par des phénomènes transnationaux, les activistes néo-fascistes ou gauchistes, leurs défilés et leurs bastions, ne sont pas plus un souci qu’un espoir. La normalisation du politique contribue d’ailleurs au processus d’invisibilisation de la radicalité.

De 1981 à 1986, le taux de sondés refusant l’idée que «le terrorisme peut parfois défendre de justes causes» est passé de 54% à 68%, et, depuis, on ne voit pas quel institut de sondage et quel média oseraient simplement soumettre une telle question. 

Le regain d’énergie de l’ultra gauche dans la dernière décennie de mouvements sociaux ne lui a nullement permis de trouver le début d’un soutien dans la société. En 1972, 30% des sondés estimaient que la police n’était «pas assez sévère» à l’encontre des gauchistes, et 34% étendaient ce point de vue à la justice. En 2016, 74% des sondés considèrent que le gouvernement n'est pas assez «ferme» contre les auteurs d’actes de «violence et de vandalisme» lors des cortèges contre la loi Travail.

Les radicaux paraissent donc encore plus isolés actuellement qu’avant les dissolutions de 1973. La revalorisation de la force (au sens de Georges Sorel: la violence assurée par l’État) provoquée par la confrontation de l’Occident à l’hyper-terrorisme puis au terrorisme low-cost bloque les radicalités dans l’ornière: assimilées au terrorisme, elles sont instantanément dévalorisées; si elles ne le pratiquent pas, elles sont perçues comme dénuées d’intérêt. Dans un système de représentations où le chaos terroriste a remplacé la révolution comme horizon, les marges radicales n’ont pas encore trouvé une façon de faire comprendre leur activisme. 

Rebonds?

Pour autant, les préoccupations que portent leurs militants sont-elles à ce point disjointes de celles de leurs compatriotes? Sur l’évolution du capitalisme, sur la perte de souveraineté populaire, sur l’écologie, sur la transformation du monde en réseau de grandes métropoles interconnectées, sur la société multiculturelle, sur la globalisation et la transnationalisation en somme, les radicaux expriment, à leur façon, des problématiques qui ne sont pas sans importance pour beaucoup.

Comme des pans entiers du corps social somme toute, ils réclament que l’État ne soit pas réduit à sa fonction de maintien de l’ordre, ni la vie sociale au consumérisme. La marginalisation et le désarmement des radicaux ne sont pas nécessairement des faits définitifs, leur relative redynamisation est envisageable s’ils opèrent une évolution qui leur permette de reprendre langue avec le corps social ou de s’articuler à un mouvement politique afin, pour reprendre l’idée de Philippe Burrin, d’exprimer «conflictuellement une histoire» qui serait en train de s’écrire. La conjonction actuelle des «crises» (sociale, démocratique, migratoire, etc.) et le délitement des offres politiques ayant longtemps structuré le corps social représentent des circonstances rationnellement favorables à un possible rebond des contestations et violences radicales.