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Où est passée la révolution de 1917 ? Le champ de bataille de l’histoire et des mémoires
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.contretemps.eu/revolution-russe-histoire-memoires/
Si comme à l’habitude en période d’anniversaire, les rayonnages des librairies sont achalandés de nouvelles parutions sur 1917, un constat s’impose : le centenaire de la Révolution russe fait peu parler de lui. Il n’y a pas eu de véritable renouveau du débat historiographique à l’occasion du centenaire, sans doute aussi parce que bon nombre d’historiens du sérail se sont efforcés, après 1989, de refermer la « parenthèse » ouverte en 1917, ce court XXe siècle que l’historien britannique Eric Hobsbawm a qualifié d’« âge des extrêmes ».
Qui triomphe ?
Il y a bien quelques documentaires et expositions sur 1917, comme celle organisée dans un relatif anonymat médiatique par la BDIC (Bibliothèque de Documentation Internationale contemporaine) aux Invalides à Paris. Mais le fait même qu’elle ait lieu dans ce temple à la gloire de l’armée française et qu’elle se fasse dans le cadre de la « Mission centenaire » de la première guerre mondiale nous rappelle que ce qui est retenu de 1917 c’est d’abord sa dimension militaire, beaucoup plus que son caractère populaire. La révolution est vue comme un événement en marge de la guerre de 14-18 et non pas comme le début d’une nouvelle ère politique et historique qui verrait valser les têtes couronnées et disparaître des empires coloniaux pluriséculaires.
En Russie, non plus, pas de véritable commémoration de la révolution, le souvenir de 1917 n’étant pas de nature à enchanter le nouveau tsar du Kremlin, Vladimir Poutine. Depuis des années on ne commémore plus 1917 en Russie, la mémoire de la grande guerre patriotique de 1941 à 1945 ayant éclipsée celle de l’insurrection d’octobre. La glorification de Staline et l’héroïsation de la « Nation russe » ont effacé le souvenir de l’assaut du Palais d’hiver qui fut, en partie grâce au film « Octobre » d’Eisenstein, l’un des mythes les plus forts du mouvement communiste international. Encore un fois, c’est l’Etat et le militarisme qui triomphent et non la révolution : la victoire de l’URSS en 1945, très lourde en pertes humaines, est célébrée par un grand défilé militaire, comme le 14 juillet français.
La révolution expurgée des programmes d’histoire
La révolution de 1917 a été largement refoulée des mémoires et même expurgée de l’histoire officielle. En France, la révolution russe a tout simplement été retirée des programmes d’histoire du secondaire. Il suffit de comparer un manuel d’histoire actuel avec un manuel des années 1990 ou même du début des années 2000 pour voir la différence. Les bulletins officiels portant sur les derniers programmes d’histoire de première et de terminale réussissent le tour de force de ne pas citer une seule fois le mot « révolution ».
Idem pour les fiches « Eduscol » qui sont censées orienter les enseignants dans la mise en œuvre des programmes. En classe de première, l’expérience soviétique n’est analysée que sous l’angle de « la genèse et l’affirmation des régimes totalitaires », et en terminale, si l’on aborde bien le socialisme et le communisme, c’est circonscrit à l’Allemagne et en tant qu’« idéologie et opinion » à mille lieux de sa définition par Marx comme « mouvement réel abolissant l’état actuel ».
Du communisme, un lycéen doit retenir l’« idéologie » et le « totalitarisme » mais pas la Révolution russe, car celle-ci dérange. Comme avait dû le reconnaître l’aristocrate nostalgique de l’Ancien Régime Alexis de Tocqueville pour 1789, la révolution est pourtant une rupture irréversible. Elle déchire le temps « homogène et vide » de l’historicisme positiviste, déjà dénoncé dans les années 1930 par Walter Benjamin. Sous couvert de renouveau pédagogique, c’est la même soupe historiciste, qualifiée de « plus puissant narcotique » du XIXe siècle par le penseur juif allemand, que les lycéens doivent ingurgiter.
Si les programmes ne vont pas jusqu’à proclamer la « fin de l’histoire » comme Francis Fukuyama, la « démocratie » représentative et la gestion du capitalisme sont présentés comme le « telos », la finalité, l’horizon indépassable d’une histoire, semée d’« accidents de parcours » qui sont autant de « trous » dans les programmes. Le programme d’histoire de terminale se termine par un 4e thème, qui en dit long sur son esprit : « les échelles de gouvernement dans le monde de la fin de la seconde guerre mondiale à aujourd’hui ». Il est subdivisé en trois sous-thèmes: « gouverner la France », « le projet d’une Europe politique » et « la gouvernance économique mondiale ».
En dépit des conflits militaires, largement abordés dans les programmes et des révolutions du XXe siècle, elles passées à la trappe, la marche du monde se poursuit et l’histoire cède la place à l’étude du gouvernement français et de la « gouvernance » européenne et mondiale. Le message est clair : le champ des possibles humain se restreint à la gestion et à la défense du monde tel qu’il est. Etudier l’histoire du monde pour le transformer ? Une hérésie !… marxiste qui plus est.
Le communisme, une idée (dangereuse) ?
L’épuration des programmes et des manuels scolaires de toute référence à la révolution de 1917 est le résultat d’une offensive conservatrice dans l’historiographie française, lancée après 1989 et qu’Enzo Traverso analyse finement dans son livre de 2011 L’Histoire comme champ de bataille. L’historien François Furet, « stalinien renversé » selon la formule de Guy Hocquenghem, est l’une des figures de ce tournant révisionniste qui a coïncidé avec la chute du mur de Berlin et la disparition de l’Union soviétique.
Militant PCF dans sa jeunesse, Furet publie en 1995 Le passé d’une illusion. Dans cet ouvrage qui a fait date et que l’on peut lire comme son testament intellectuel, il renie ses « errements de jeunesse » et réduit le communisme à une « idéocratie » : « un régime fondé sur une idéologie et dont l’évolution découlerait d’une essence idéologique ». Le concept d’« idéocratie », formulé dans les années trente par Waldemar Gurian, un disciple du penseur nazi Carl Schmitt, a fait son chemin dans l’historiographie libérale, incarnée notamment dans les années 1950 par Jacob L. Talmon qui voyait les racines du totalitarisme moderne dans les écrits de Rousseau et Marx.
A « l’illusion » du communisme, porteuse d’un régime « idéocratique », les historiens libéraux comme Furet en France, Richard Pipes et Martin Malia aux Etats Unis opposent une nouvelle narration tout aussi providentielle qui voit dans la démocratie libérale le destin du monde occidental. Au 1789 français et au 1917 russe sont opposés le 1776 américain, décrit comme la « proclamation de la liberté » et la chute du mur de Berlin en 1989. Drôle de liberté, puisque la constitution américaine ne dit rien de l’esclavage. Beau progrès, quand on sait que le démembrement de l’Union soviétique a entrainé une chute dramatique de l’espérance de vie en Russie.
Mais qu’importe, la boucle est bouclée. Au « totalitarisme communiste », souvent rapidement mis sur le même plan que le nazisme s’oppose la démocratie libérale triomphante. Les deux siècles qui séparent 1789 et 1989 n’auraient été qu’une parenthèse dans la longue marche du progrès de la démocratie libérale et du capitalisme.
« Totalitarisme » et bilan macabre
Avec la publication du Livre noir du communisme en 1997, Stéphane Courtois franchit une étape supplémentaire dans la mise au pilori du communisme, qu’il réduit à un phénomène criminel. Un « Livre noir du capitalisme » a rapidement été rédigé en réponse et si l’on prend en compte l’esclavage, la colonisation, la famine en Irlande, on arrive également à des chiffres incommensurables à mettre au compte du capitalisme et ce, pour le seul XIXe siècle. Si l’on prend en compte le bilan du XXe siècle, avec ses deux guerres mondiales impérialistes, la guerre de Corée et les guerres de décolonisation, le bilan s’alourdit encore. Mais au-delà de ces bilans comptables éminemment questionnables dans leur mode de calcul, le plus problématique est sans doute la méthode de Courtois et ce qu’elle reflète de sa conception de l’histoire. Comme le souligne avec justesse Enzo Traverso :
« [Dans Le Livre noir du communisme] la guerre civile russe, la famine, la collectivisation des campagnes, les déportations, le Goulag n’ont plus une multiplicité de causes et leur explication échappe même dans une large mesure, à leur contexte historique. Ils deviennent les manifestations extérieures d’une même idéologie de nature intrinsèquement criminelle : le communisme. Son acte de naissance remonte, selon Courtois, au « coup d’Etat » d’octobre 1917. Par ce déterminisme idéologique, la séquence qui unit la révolution à la terreur est tout simplement postulée à priori. Staline devient l’exécuteur des projets de Lénine et Trotski. Ses crimes perdent leur caractère « erratique et improvisé », pour devenir des massacres soigneusement planifiés. Une idéologie criminelle, le communisme a été à l’origine de millions de morts : Lénine en fut l’architecte, Staline l’exécuteur. Ces figures s’élèvent aussi à la hauteur de véritables démiurges qui ne manquent pas de rappeler en les renversant les mythes du « chef infaillible » et du « grand timonier » jadis propagés par la vulgate stalinienne. » (Enzo Traverso, L’Histoire comme champ de bataille, p. 71).
En réduisant le communisme à une idéologie criminelle, les historiens libéraux reproduisent malgré eux la mythologie stalinienne. Ils imputent aux révolutionnaires bolchéviques de 1917 les crimes de celui qui fut leur fossoyeur. Ils gomment la distinction entre la révolution et la contre-révolution bureaucratique, analysée par Trotsky et abondamment décrite par ses contemporains dans les années 1920 et 1930 : Rosmer, Eastman, Souvarine, Istrati, Benjamin, Zamiatine et Boulgakov pour ne citer qu’eux.
Le plus préoccupant est que cette analyse sans nuance d’un communisme décrit « en bloc » comme projet totalitaire n’est pas simplement le fait de quelques historiens « libéraux – conservateurs ». Elle prétend être l’Histoire et impose une « mémoire officielle » du communisme, prégnante en France et d’autant plus forte dans les anciens pays du « socialisme réel ».
Quant au concept de « totalitarisme », il est aujourd’hui très critiqué par l’historiographie. Formulé pour la première fois par Carl Joachim Friedrich, puis repris par Hannah Arendt en 1951, le « totalitarisme » est un pur produit de la guerre froide, qui fut largement instrumentalisé par le Maccarthysme pour justifier la « chasse aux communistes » aux Etats-Unis. En mettant sur le même plan le « communisme » (en fait le stalinisme) et le « nazisme », il gomme les différences entre des régimes politiques fondamentalement différents, quand bien même stalinisme et nazisme partagent des similitudes formelles troublantes : propagande, parti unique, surveillance de la société, incitation à la délation, camps, etc.
Concept confus, le « totalitarisme » empêche toute distinction entre régime politique et mode de production. En effet, si le nazisme est un régime politique particulier, son mode de production reste fondamentalement capitaliste. Il pousse au contraire les logiques « totalitaires » du capitalisme déjà analysées par Marx dans le Capital. Si ce terme fait toujours partie de la vulgate historique libérale et qu’il continue d’être utilisé dans les programmes d’histoire, c’est bien parce qu’il s’avère très « utile » pour dissuader tout projet communiste.
Partout la longue liste des crimes de Staline ou des Khmers rouges est mise en avant pour dissuader quiconque de porter à nouveau un projet émancipateur de transformation sociale. La mémoire officielle se réduit à une liturgie glaciale et paralysante conçue pour empêcher toute révolte. Dans son livre de 2016, intitulé Mélancolie de gauche, Enzo Traverso oppose la « mélancolie de la révolte », à la « mélancolie de la défaite » :
« Cette mélancolie de la défaite est aujourd’hui omniprésente et en même temps « censurée », occultée par une mémoire publique qui ne fait de place qu’aux victimes. Les révolutions apparaissent comme un archaïsme du XIXe et du XXe siècle, une époque de feu et de sang dont le seul legs est le deuil des victimes des génocides. La mélancolie qui en découle est dépolitisée, paralysante, conformiste ; elle se déploie par une liturgie publique de la commémoration qui loin de susciter la révolte, vise à l’étouffer. La mélancolie dont il est question dans ce livre est celle d’une culture qui ne s’apitoie pas sur les victimes mais cherche à les racheter, qui voit les esclaves comme des sujets révoltés, non comme des objets de compassion. » (p. 219).
Ce que fut 1917 : une irruption des masses dans le cours de l’histoire
Après une telle offensive révisionniste, qu’il faut lire comme partie prenante d’un projet global « restaurationniste », il n’est pas étonnant qu’on en vienne à se demander si la révolution de 1917 a bien eu lieu ou si elle ne fut pas qu’un coup d’Etat chapeauté par des militants professionnels, les bolchéviques. Le parti bolchévique a certes joué un rôle de premier plan face à la tentative de coup d’Etat du général contre-révolutionnaire Kornilov, dans l’organisation pratique de l’insurrection d’octobre, puis dans la guerre civile. Mais il ne l’a pu, que parce qu’il avait su gagner un large soutien populaire, notamment dans les soviets. Loin d’être un monolithe unanime, il était en permanence agité par des débats tactiques et stratégiques.
L’Histoire de la révolution russe, rédigée entre 1930 et 1932 par Trotsky, alors en exil en Turquie, est à cet égard très éclairante. Elle tranche de par sa hauteur de vue, son souci constant du détail et des nuances avec les textes écrits par le dirigeant russe pendant la guerre civile, comme Terrorisme et communisme. Le recul historique a été bénéfique et l’on peut sans doute mettre cette rupture au crédit du « privilège épistémologique des vaincus », postulé par Walter Benjamin. L’« Histoire » avec un grand « H » a toujours été celle des vainqueurs et si Trotsky s’est lancé dans la rédaction de cette somme historique, ce n’est pas seulement parce qu’il fut l’un des protagonistes de premier plan de la révolution et de la guerre civile. Son « Histoire de la révolution russe » est une réponse à la réécriture stalinienne de l’histoire et une démonstration du caractère populaire de la révolution face à ses détracteurs libéraux et conservateurs.
L’aspect le plus frappant du récit de Trotsky est en effet la manière dont il décrit le rôle joué par les ouvriers, ouvrières, soldats et moujiks, c’est à dire les « masses » dans le processus révolutionnaire. Des chapitres tels que « Marée montante » montrent comment, après avoir contribué à défaire le coup d’Etat du général restaurationniste Kornilov à l’été 1917, le parti bolchévique a rapidement gagné des soutiens et des militants dans les villes, les garnisons, et même une partie des campagnes. Son mot d’ordre central « tout le pouvoir aux soviets [conseils] ! »), formulé par Lénine dans ses « Thèses d’avril » a progressivement joui d’un large appui populaire face au gouvernement provisoire de Kerensky, discrédité, et aux « conciliateurs » qui s’évertuaient à freiner le processus révolutionnaire.
Aussi, Octobre, dont Trotsky s’attache à montrer « l’inéluctabilité », n’a pas été un énième coup d’Etat, ce fut bien plutôt une insurrection populaire, qui s’est d’ailleurs faite presque sans effusion de sang. La prise du pouvoir en octobre 17 n’a été permise que parce que le gouvernement de Kerensky avait depuis longtemps perdu tout soutien populaire, que la situation de double pouvoir était réelle et que les mots d’ordres bolchéviques étaient largement partagés.
Dans son livre de 1997 sur la révolution russe, Marc Ferro, qu’on ne peut suspecter d’être un historien bolchévique, rappelle qu’il n’y eut alors pas grand monde pour regretter le régime du tsar et pour en pleurer le dernier despote. Daniel Bensaïd, s’appuie même sur Marc Ferro, dans un article de 1997 pour montrer le caractère populaire de la révolution :
« Il [Marc Ferro] insiste au contraire sur le renversement du monde si caractéristique d’une authentique révolution, jusque dans les détails de la vie quotidienne : à Odessa, les étudiants dictent aux professeurs un nouveau programme d’histoire ; à Petrograd, des travailleurs obligent leurs patrons à apprendre « le nouveau droit ouvrier » ; à l’armée, des soldats invitent l’aumônier à leur réunion pour « donner un sens nouveau à sa vie ; dans certaines écoles, les petits revendiquent le droit à l’apprentissage de la boxe pour se faire entendre et respecter des grands. […] Cet élan révolutionnaire initial se fait encore sentir tout au long des années vingt, malgré les pénuries et l’arriération culturelle, dans les tentatives pionnières sur le front de la transformation du mode de vie : réformes scolaires et pédagogiques, législation familiale, utopies urbaines, invention graphique et cinématographique. » (Daniel Bensaïd, « Questions d’octobre », 1997]
Le véritable sujet de la révolution russe et du récit qu’en fait Trotsky, ce sont bel et bien les « masses » que l’on ne peut réduire à « un troupeau habilement utilisé par des meneurs » (les bolchéviques). Une fois redevenues, par le processus révolutionnaire, le sujet de leur propre histoire, celles-ci sont capables de ressources inimaginables :
« Dans les années qui suivirent de tout près l’insurrection d’Octobre, la situation des masses, au point de vue du ravitaillement, continua à empirer. Pourtant, les espérances des politiciens contre-révolutionnaires dirigées vers une nouvelle insurrection subissaient à chaque coup un échec. Le fait peut sembler énigmatique seulement à celui qui se figure le soulèvement des masses comme un mouvement des » forces élémentaires « , c’est-à-dire comme l’émeute d’un troupeau habilement utilisée par des meneurs. En réalité, les privations ne suffisent pas à expliquer une insurrection – autrement, les masses seraient en soulèvement perpétuel ; il faut que l’incapacité définitivement manifeste du régime social ait rendu ces privations intolérables et que de nouvelles conditions et de nouvelles idées aient ouvert la perspective d’une issue révolutionnaire. Ayant pris conscience d’un grand dessein, les masses se trouvent ensuite capables de supporter des privations doubles et triples. » (Trotsky, Histoire de la révolution russe, tome 2, Préface).
Le terme de « masse » a été banni du vocabulaire politique, non seulement parce que l’individualisme et l’individu « démocratique » sont présentés comme l’alpha et l’oméga de la vie politique dans les démocraties libérales, mais aussi parce que les classes populaires sont sans cesse discréditées publiquement. La démocratie libérale et ses représentants opposent insidieusement aux masses populaires « incultes et manipulables », le citoyen « éclairé » toujours de « classe moyenne » et modéré face aux « extrêmes ». Le « populisme contemporain » ne fait pas mieux. Sous prétexte de réhabiliter « le peuple », il parle en son nom et s’en fait le tuteur et le prescripteur en instaurant une relation verticale entre le tribun et « les citoyens », au lieu de se faire l’agent d’un véritable « empowerment » des masses. Le populisme, comme la démocratie représentative dans laquelle il s’inscrit, exproprie les masses de leur pouvoir politique au lieu de les enjoindre à prendre en main leur propre destinée par l’auto-organisation démocratique.
Imposer une autre mémoire
Le grand absent de l’Histoire avec un grand H, le voici, il n’est pas difficile à voir, mais constamment nié comme sujet politique et effacé des livres d’histoire : les masses prenant leur destinée en main, et osant « monter à l’assaut du ciel », selon la formule employée de Marx pour décrire la Commune de Paris, qui était le modèle des bolchéviques.
Dans son essai autobiographie, intitulé Ma vie par son éditeur, Trotsky évoque une anecdote qui illustre combien les bolchéviques étaient hantés par le souvenir de l’échec de la Commune de Paris. Le 73e jour après l’insurrection d’octobre Lénine aurait dansé sur la neige entre les murs du Kremlin parce que le pouvoir soviétique avait duré plus longtemps que la Commune, rapidement écrasée dans le sang par la jeune IIIe République lors de la semaine sanglante.
Le souvenir de la révolution trahie de 1917 et le constat de l’occultation du rôle de la classe ouvrière et des masses dans l’Histoire officielle demeurent cependant insuffisants. Pleurer sur les défaites du passé n’y change rien. Les militants d’extrême gauche l’avaient bien en tête en 1971. Dans le sillage de mai 68, le centenaire de la Commune avait été célébré par une impressionnante manifestation. Cette autre histoire et cette autre mémoire qu’il convient d’imposer passe aussi par la rue, et non pas seulement par les livres d’histoire.
L’histoire des révolutions, du communisme et du mouvement ouvrier ne s’apparente à une série de défaites que si l’on oublie les victoires, mêmes si celles-ci furent temporaires, trahies et finalement écrasées. L’histoire n’est pas finie et l’avenir est en mesure de changer le passé en transformant les défaites en autant de jalons du projet émancipateur communiste. Les historiens libéraux sont parvenus après 1989 à répandre l’idée que le fil rouge de l’histoire communiste était définitivement rompu. Mais cette réécriture de l’histoire n’est pas tombée du ciel, elle participe d’un projet politique restaurationniste global qui va de pair avec ce que l’on a appelé le « néolibéralisme ».
Ressusciter les expériences passées, c’est tenter de recoudre le fil rouge des révolutions et reprendre en main une « destinée » qui n’est ni providentielle, ni tracée d’avance. Contrairement à la caricature positiviste du marxisme, illusionnée par le mythe historiciste du progrès, nous savons que l’histoire n’est pas linéaire et que le futur peut aussi pencher vers la « barbarie » et la catastrophe. Mais que l’on perçoive les révolutions comme des « locomotives de l’histoire » ou, avec Benjamin, comme des ruptures du cours catastrophique imposé par le capitalisme, elles sont le seul moyen pour les masses de prendre le contrôle.
Comme le disait déjà Daniel Bensaïd pour les deux cents ans de 1789, la meilleure façon de célébrer la Révolution, c’est de recommencer.