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Portrait du travailleur intellectuel en "capitaliste du savoir"

Lien publiée le 26 décembre 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

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À la jonction entre les XIXe et XXe siècles, le révolutionnaire polonais Jan Makhaïski (1866-1926) entendait démontrer que les « travailleurs intellectuels », ceux qui sont rétribués pour penser (ingénieurs, gestionnaires, comptables, professeurs, journalistes, écrivains…), constituent une fraction de la bourgeoisie aux intérêts de classe opposés à ceux des ouvriers. Grâce à leurs études, payées par une partie des dividendes du travail des ouvriers, ils acquièrent un capital de connaissance qu’ils vont mettre au service de l’entreprise ou de l’État. Les diverses fonctions de gestion, de contrôle, d’encadrement, de « dressage » du prolétariat qu’ils occupent ensuite les situent du côté de la classe dirigeante. C’est aussi cette intelligentsia qui fournit au capital l’idéologie du progrès nécessaire à sa croissance, d’où naît une « nouvelle classe moyenne » bénéficiant d’une partie du « profit national net ».

Dans le mouvement socialiste, les intellectuels, « maîtres aux mains blanches », « se servent des révoltes ouvrières pour leur propre profit » en utilisant le marxisme comme une « religion scientifique » pour « obscurcir l’esprit et la volonté » des ouvriers en prétendant que « la production capitaliste creuse elle-même sa tombe », ce qui leur permet de promouvoir ce que nous appelons le réformisme, ainsi que le frontisme interclassiste entre ouvriers et « société civile », en attendant l’avenir radieux « du paradis socialiste ».

Les travailleurs intellectuels, en premier lieu les sociaux-démocrates de tous poils mais aussi les partisans du « socialisme d’État », devraient donc, selon lui, être exclus de toute « organisation de combat qui servirait les intérêts réels des ouvriers ». Ce qu’il affirmait en 1908 se confirme dix ans après : le parti bolchévique, « parti d’intellectuels » a mis en place un « pouvoir jacobin » qui ne vise pas « l’émancipation de la classe ouvrière » mais la soumission des ouvriers à « une dictature marxiste » dont Makhaïski prévoit déjà qu’elle sera particulièrement « féroce ».

Critique des bureaucraties social-démocrates et bolcheviques, il l’est aussi de la démocratie étatique qui est, pour lui, le territoire même de la domination des « capitalistes du savoir », celui où « le savant prend la place de la police » et « se multiplient les responsables sociaux » : politiciens, agronomes, statisticiens, journalistes, avocats etc…

Au « programme d’édification socialiste » et aux syndicats, Makhaïski oppose « la conspiration ouvrière » et « la grève générale économique » pour « une expropriation générale simultanée ».

On ne peut que s’étonner de la capacité d’anticipation de Makhaïski sur sa propre époque et, plus encore, de la résonance de ses thèses avec nombre de questions actuelles. Ainsi du débat sur la nature de la classe moyenne, qu’il définit, lui, comme « la couche inférieure de la bourgeoisie » sans en faire une troisième classe du rapport social capitaliste. Et quand il fait litière de l’idée que tous les salariés seraient des prolétaires exploités par une « poignée infime » de bourgeois, le lecteur du XXIe siècle pense aussitôt à la thèse des 1 % contre les 99 %. Sa critique de la projection d’un capitalisme qui va s’effondrer de lui-même et non sous l’effet de la lutte de classe nous évoque évidemment les théories de la Wertkritk et autres visionnaires du dépérissement spontané du capitalisme. Enfin, quand Makhaïski met en relief l’usage des intellectuels par l’État, cela nous renvoie à la fonction même de l’université et aux tristes mésaventures des « camarades » qui croient pouvoir élaborer la théorie de la révolution dans le cadre académique.

Mais faire de « l’intellectuel » une sorte d’ennemi principal est aujourd’hui d’autant plus contestable que beaucoup de cols blancs ne sont plus à présent des salariés bien payés pour penser et que la plupart n’ont presque aucune fonction d’encadrement et de contrôle. Et puis, suffirait-il de dévoiler le rôle contre-révolutionnaire des intellectuels pour que le prolétariat se débarrasse de cette pernicieuse avant-garde dirigeante et accède enfin à la conscience révolutionnaire ? Si Makhaïski prétend que Marx « ignore l’essence de la production sociale », il semble surtout que lui-même n’ait pas vraiment réussi à appréhender la dynamique même du rapport social capitaliste. Ce dont il est difficile de lui tenir rigueur dans le contexte de l’époque où il écrivit ces articles.

Lola Miesseroff, décembre 2017

Jan Waclav Makhaïski, Le socialisme des intellectuels, critique des capitalistes du savoir, Paris, Spartacus, 2014, 322 p. (textes choisis, traduits et présentés par Alexandre Skirda).