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    Analyse d’une disparition forcée dans l’Argentine de Macri

    Argentine

    Lien publiée le 31 décembre 2017

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://blogs.mediapart.fr/le-club-mediapart/blog/301217/ou-est-santiago-maldonado-analyse-politique-d-une-disparition-forcee-dans-largentine-de-macri

    Le philosophe argentin Diego Sztulwark s'est entretenu avec l'éditeur espagnol Amador Fernández-Savater, autour de la « disparition » de Santiago Maldonado. Le corps de cet Argentin, engagé dans les batailles pour le contrôle des terres en Patagonie, a été retrouvé sans vie, mi-octobre. Que dit cette mort de l'Argentine de Macri, mais aussi du capitalisme néo-extractiviste en place en Amérique?

    Santiago Maldonado a disparu le 1er août 2017, durant un affrontement entre la communauté Mapuche des Lof Cushamen de Patagonie et la gendarmerie argentine (les garde-frontières). De nombreux témoins l’ont vu arrêté par la gendarmerie et mis dans un van. Cependant, il n’y a aucune trace officielle de sa détention, et personne ne l’a vu ou entendu depuis. Ce cas, qui rappelle les dizaines de milliers de disparitions forcées de la dictature militaire argentine de 1976 à 1983, s’est produit sous un gouvernement démocratiquement élu.

    Son corps sans vie a été retrouvé le 17 octobre 2017, quelques jours à peine avant les élections législatives d’octobre, qui ont vu le triomphe de la coalition présidentielle. Les études menées depuis, encore partielles, laissent penser qu’il s’agit d’une mort par noyade, dans le fleuve où il a été a retrouvé. On n’a pas observé de traces de de coups ou de balles sur son corps.

    Tout cela fait partie d’une campagne menée par le gouvernement, contre celles et ceux qui se sont mobilisés, ces derniers mois, pour réclamer la réapparition, vivant, de Santiago Maldonado. Les organismes de défense de droits de l’homme ont été accusés de manipuler l’information. Quant aux communautés ‘mapuche’, elles auraient alimenté le terrorisme. L’argument des autorités est très simple : il est mort noyé. Le gouvernement n’aurait donc aucune responsabilité dans cette affaire.

    L'entretien qui suit a été réalisé en septembre 2017 à Buenos Aires, donc avant la découverte du corps de Maldonado. Il a été publié originellement par le journal en ligne espagnol El Diario. Diego Sztulwark a également rédigé l'introduction à cet entretien.

    Mobilisation sur la plaza de Mayo, à Buenos Aires, le 11 août 2017, exigeant la 'réapparition' de Santiago Maldonado © Wikipedia.Mobilisation sur la plaza de Mayo, à Buenos Aires, le 11 août 2017, exigeant la 'réapparition' de Santiago Maldonado © Wikipedia.

    Amador Fernández-Savater : Qui est Santiago Maldonado ? Dans quelles circonstances a-t-il disparu ? Que savons-nous de ce qui s’est passé ?

    Diego Sztulwark: Il y a plus d’un mois – le 1er août 2017 – durant la répression menée par la Gendarmerie nationale argentine contre une communauté mapuche en Patagonie, Santiago Maldonado, un jeune homme originaire de la région de Buenos Aires, qui avait l’habitude de voyager dans le pays et gagnait sa vie comme artisan tatoueur, a disparu. Selon plusieurs membres de la communauté, les derniers à l’avoir vu, il a été arrêté par la Gendarmerie.

    A: Comment l’État a t-il réagi ? Peut-on parler de « disparition forcée » ?

    D: Malgré une extraordinaire mobilisation sociale demandant « où est Santiago Maldonado ? », le gouvernement a fait tout son possible pour embrouiller les gens et empêcher toute clarification. Le procureur a décrit le cas comme une « disparition forcée ». La réaction de l’exécutif et d’une grande partie de la presse a été surprenante. Au lieu de lancer une enquête sur la Gendarmerie et les pouvoirs politiques, on a fait comme si Maldonado s’était enfui, on l’a recherché dans des provinces éloignées, et jusqu’au Chili. Par la suite il a même été affirmé qu’il avait été assassiné par un Mapuche !

    L’exécutif s’est obstiné à mentir et à répandre de fausses informations. Maintenant il fait porter le chapeau à deux gendarmes, se soustrayant à sa responsabilité structurelle. La réponse de l’État rappelle la propagande de la dictature : « les disparus sont en Espagne ». Cette réaction du gouvernement et des médias confirme la nature « forcée » de la disparition ; non seulement c’est un corps de l’État (la gendarmerie) qui est impliqué, mais l’État lui-même empêche toute enquête.

    Le contexte de la disparition

    A: Peux-tu nous décrire l’histoire du conflit entre l’État et les Mapuches ?

    D: Le conflit entre les organismes de sécurité de l’État et les Mapuches s’organise autour de la lutte de ces derniers pour leurs terres ancestrales dans le Sud du pays, qui sont actuellement occupées par de grands groupes tels Benetton (bétail, production de laine, monoculture forestière) ou les groupes Roca, Bemberg et Lewis. Cette appropriation de la terre se fait partout illégalement, entraînant des conflits avec les populations déplacées.

    Ces conflits ne datent pas d’aujourd’hui, mais ils se sont considérablement intensifiés ces dernières années. Pour comprendre la dynamique de ce conflit, il nous faut comprendre comment se recouvrent deux logiques complémentaires : la concentration de la propriété en relation avec une économie extractiviste, qui se déplace de plus en plus vers des sources d’énergie, et la tentative de qualifier toute résistance à l’expropriation des terres comme « terrorisme ».

    Le gouvernement Macri a accepté le diagnostic de l’United States Southern Command1 qui range la lutte des Mapuches dans la liste des nouvelles menaces contre la sécurité de l’État. Le gouvernement part donc de l’idée que la lutte pour la terre et les communautés Mapuches sont structurellement criminalisables.

    Sur le terrain, la répression a été conduite par Pablo Nocetti, chef de cabinet au ministère de la Sécurité, avocat de plusieurs chefs militaires de la dictature, et un partisan du terrorisme d’État. Il est donc impossible de blâmer la gendarmerie seule sans en même temps impliquer le pouvoir politique qui donne les ordres et dirige la procédure sur le terrain.

    Il y avait déjà eu des précédents graves. En janvier, on a appris la répression brutale par la Gendarmerie d’une communauté Mapuche en lutte, dans la province du Chubut. Comme lors la répression à l’encontre de Santiago Maldonado en août, la Gendarmerie est allée bien au-delà des ordres judiciaires, mais elle a aussi bénéficié d’un soutien politique manifeste.

    A: Quel est le contexte social et politique de la disparition de Santiago Maldonado ? Quel est le lien entre sa disparition et le moment actuel du gouvernement Macri, deux ans après son investiture ?

    D: Pour comprendre ce lien, il est nécessaire de regarder la stratégie de communication du gouvernement Macri dès le mois de mars 2017. Je veux parler de la répression contre les enseignants qui ont voulu installer une tente sur la Place du Congrès, dans le cadre de leur lutte pour les salaires et en défense de l’éducation publique ; de celle contre la lutte des femmes pour leurs salaires et en défense de l’éducation publique, contre les femmes mobilisées au sein du mouvement Ni Una Menos contre les féminicides, contre les ouvriers de Pepsico luttant contre les licenciements, ou encore contre les groupes piqueteros [ces groupes de chômeurs qui ont pour technique d’intervention de bloquer les axes routiers du pays, en organisant des ‘piquetes’] qui demandent la prise en charge des urgences sociale et alimentaire

    Dans chacun de ces cas – et il y en a bien d’autres – la violence officielle s’exprime d’une façon « expressive », comme le dirait l’anthropologue Rita Segato : plutôt que de rechercher des objectifs précis, la violence d’État communique une esthétique de la cruauté (la destruction de l’empathie et de la sensibilité) envers la société. Ainsi, elle s’attaque à remodeler socialement le pays qui est sorti de la crise de 2001.2 L’application de ces formes de violence répressive fait partie de la production d’une certaine « normalité » – c’est-à-dire une clarification cynique de hiérarchies et d’inégalités – comme de codes, sur lesquels repose l’intégration sociale. Intégration en dehors de laquelle toute existence serait perçue comme une menace pathologique ou criminelle.

    En bref, c’est la violence, exercée au nom de la paix, qui tend à construire toute anomalie comme relevant du terrorisme. Le mot d’ordre semble être “bienveillance” envers ceux qui vivent à l’intérieur de la norme, et répression contre ceux qui osent ne pas se conformer à l’ordre. Il est nécessaire de préciser que cette « norme » est la chose la plus banale du monde : l’entreprise comme mode de coopération dans la création de richesse ; la police pour assurer la sécurité ; l’incessante référence à la crise pour construire un consensus permanent sur la gouvernance du pays.

    La disparition de Maldonado rassemble tous les éléments de ce régime d’instauration de l’ordre et permet de comprendre comment ils fonctionnent : le pouvoir policier ; le traitement raciste et stéréotypé de tous ceux qui ne rentrent pas dans les cases ; la priorité de la propriété de la terre considérée comme une marchandise au service des affaires ; la circulation des peurs dans les médias et les réseaux sociaux.

    A: Et je suppose que l’arrestation et la détention de l’activiste Milagro Sala sont à interpréter dans le même contexte…

    D: Absolument. Ce qui s’est passé dans la province de Jujuy est extrêmement grave. Cette province est sous la coupe de la compagnie sucrière Ledesma, qui contrôle la totalité du système politique de la province. En même temps que Macri accédait à la présidence, à la fin de 2015, le redoutable Gerardo Morales devint gouverneur à Jujuy. Membre du parti radical, il participe à l’alliance Cambiemos de Mauricio Macri et s’est rapproché du gouvernement grâce à une alliance avec le Frente Renovador dirigé par le péroniste Sergio Massa, de la région de Buenos Aires. Morales a illégalement fait emprisonner Milagro Sala, la cheffe de l’organisation de quartier Túpac Amaru, et a démantelé les coopératives et les projets de quartiers d’habitations populaires.

    C’est une situation scandaleuse. Si aujourd’hui Milagro Sala est aux arrêts domiciliaires au lieu d’être en prison, c’est uniquement parce que la lutte pour sa remise en liberté a fait intervenir des organisations internationales, telles la Commission inter-américaine pour les droits humains. Du point de vue du gouvernement, il s’agit de désarmer un « Etat parallèle » et de montrer qu’il n’est pas question qu’une Indienne pauvre défie le pouvoir d’une compagnie sucrière, et les partis qui le soutiennent (radicalisme et péronisme). Horacio Verbitsky, journaliste  - figure du quotidien Página/12 - et président du Centre d’études juridiques et sociales (CELS), a mené une enquête poussée et au jour le jour sur la détention illégale de Milagro Sala.

    Manifestation devant un consulat argentin en Uruguay : « Où est Santiago Maldonado? »Manifestation devant un consulat argentin en Uruguay : « Où est Santiago Maldonado? »

    Le ‘macrisme’ comme forme de gouvernement

    A: À un moment où, au niveau international la droite puissante qui arrive au pouvoir est protectionniste, souverainiste, anti-globalisation (Trump, Brexit), le ‘macrisme’ est surprenant. De quel type de gouvernement s’agit-il ? Comment s’est-il comporté une fois au pouvoir ?

    D: L’objectif des deux premières années du gouvernement issu de l’alliance Cambiemosétait de mettre au pas la société et de faire quitter au pays la voie du « populisme » (c’est ainsi qu’ils caractérisent les gouvernements étiquetés « progressistes » de la région). Ils l’ont fait en augmentant la concentration des revenus – et augmentant du coup les inégalités -, en transférant le pouvoir aux appareils répressif d’État – ce qui a accru la violence répressive -, en mettant en cause le récit de l’histoire récente fondé sur les contributions des organisations des droits humains – ce qui a renforcé les mécanismes racistes, classistes et patriarcaux déjà présents dans la société – et en revenant, enfin, au modèle de la dette contractée envers les pays étrangers. Cette dernière caractéristique a eu pour effet de renouveler les mécanismes de valorisation financière, de spéculation et de fuite des capitaux.

    A: Le ‘macrisme’ représente-t-il un tournant radical par rapport au ‘kirchnerisme’ ? Quelles sont les continuités, et les ruptures ?

    D: Comme je l’ai déjà dit, le programme macriste vise à réformer la société issue de la crise de 2001 ; si ses réformes ne sont appliquées que graduellement, c’est uniquement parce qu’actuellement [avant les élections législatives d’octobre 2017, ndlr], il n’a pas la force politique suffisante pour avancer plus vite.

    En même temps, le macrisme est une interprétation correcte des conditions dans lesquelles l’Argentine s’insère dans le marché mondial – en tant que producteur de nourriture et d’énergie. Ce besoin de consommation, loin de renforcer l’organisation démocratique populaire, a plutôt soumis une large partie de la population, en des termes néolibéraux.

    De ce point de vue, il n’est pas possible de se livrer à une critique en profondeur du macrisme sans critiquer en même temps le kirchnerisme, ou plutôt la création d’un inconscient de l’ordre et du retour à la stabilité qui a rendu possibles les conditions de l’émergence d’une droite qui aujourd’hui veut remplacer le péronisme en tant que médiateur principal. Tout en élargissant certains droits, le kirchnérisme a renforcé les politiques de néo-extractivisme et de monoculture [de soja transgénique, ndt] comme piliers économiques importants, des politiques que le macrisme s’est entièrement appropriées.

    Cela étant dit, il faut aussi affirmer clairement que le macrisme est un phénomène totalement réactionnaire et que, tout en adhérant à de nouveaux éléments démocratiques, il rassemble en un même bloc la réaction conservatrice du pays face aux éléments plébéiens qui ont émergé avec la crise de 2001 et négociaient constamment avec le kirchnérisme [en particulier, certains mouvements sociaux qui avaient surgi en 2001, et ont négocié avec les gouvernements kirchnéristes, ndt].

    Enfin, bien que ce ne soit pas le moment de s’y attarder, il n’est pas possible de penser le moment actuel du gouvernement Macri en Argentine sans le placer dans une perspective régionale, en particulier en relation avec le coup institutionnel contre le gouvernement du PT au Brésil.

    Macrisme hard et macrisme soft

    A: Pour comprendre la spécificité du gouvernement Macri, vous avez consacré beaucoup de temps à analyser la figure et la pensée du philosophe Alejandro Rozitchner. Pouquoi ? Comment ce personnage et sa pensée vous offrent-ils un prisme pour penser le macrisme ?

    D: Ce qui est remarquable chez ce philosophe, qui a commencé comme conseiller en communication du président Macri et de son équipe, c’est son engagement à leur offrir des contenus issus de la contre-culture des années 60, 70 et 80. Parmi ces thèmes – de la marijuana à la culture rock, de la spiritualité non-religieuse aux citations de Nietzsche –, on trouve des éléments du travail de son père, León, un éminent philosophe de gauche argentin, qui travaillait à l’extension sur le continent de la révolution cubaine.

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    Dans les années 1970, peu après la publication des principaux écrits de Che Guevara sur le rôle de la subjectivité dans la révolution – Socialism and Man in Cuba3 – León Rozitchner écrit un bref article titré « La gauche sans sujet ». Dans ce texte immédiatement acclamé, le philosophe insistait sur la nécessité d’inclure la transformation subjective – affective, psychologique – dans la transformation objective impulsée par les politiques de gauche. L’aspect matériel de la révolution doit englober la dimension sensuelle de l’existence, négligée par le capitalisme chrétien.

    Quelques décennies plus tard, son fils se livre à une réappropriation réactionnaire de ces tâches non résolues, un avant-gardisme irrévérencieux au service du capital. On pourrait dire que le fils modifie le titre du livre de son père et écrit « Le droit sans sujet » : il enseigne aux nouveaux agents du développement des forces productives à inclure une éthique de la jouissance, du sensuel et de l’enthousiasme. Cette tentative n’est pas dépourvue d’intérêt dans la mesure où elle remodèle le visage d’une droite qui ne veut pas regarder dans le miroir et s’y voir reflétant la dernière dictature militaire. Alejandro Rozitchner produit et relaie ce discours qui pousse à aimer les chaînes du néolibéralisme.

    A: Vous dites qu’il y a un « changement de climat » en Argentine. Le « mode hard » du gouvernement Macri (violence, mensonges, disparitions) est-il en train de remplacer le « mode soft » dont Alejandro Rozitchner pourrait être le symbole ?

    D: Le gouvernement Macri, sa propre biographie et celle de sa famille ont toujours été lié.e.s à la violence. Mais il n’est pas nécessaire de remonter si loin, il suffit de se souvenir de l’occupation du parc Indoamericano, dans la ville de Buenos Aires, par des familles réclamant des logements à la fin 2010, qui est peut-être l’épisode le plus révélateur de la conception macriste de la violence. Macri était alors maire de Buenos Aires et a encouragé les voisins à s’armer, tout en accordant l’impunité à la police intervenue lors de l’expulsion du parc. Il parlait alors d’« immigration incontrôlée » et de « migrants usurpateurs ». Bien sûr, juste après, pendant la campagne électorale qui allait aboutir à sa ré-élection, le gouvernement couvrit la ville d’affiches montrant toutes sortes de gens – y compris des migrants – avec le texte « vous êtes aussi les bienvenus ».

    Pendant la première année de la présidence, le gouvernement national s’est efforcé de montrer un visage « amical » et « de proximité ». Efforts qui ont cessé cette année ; on peut dater ce changement à la répression qui s’est abattue contre les enseignants vêtus de leurs uniformes blancs , filmée par la télévision un dimanche pluvieux de mars. D’autres répressions allaient suivre : contre les femmes qui avaient participé à l’une des nombreuses marches connues sous le nom de « Ni una menos » (pas une (femme) de moins) » et de la « grève internationale des femmes » ; la violente éviction d’organisations de chômeurs alors même qu’elles étaient engagées dans des négociations avec le gouvernement ; ou récemment contre les travailleurs d’une usine Pepsico en lutte contre un plan de licenciements.

    Pour compléter ce tableau, il importe de se souvenir qu’en mai 2017 la Cour suprême a demandé d’appliquer une règle qui aurait réduit les peines des tortionnaires de la dictature militaire (connue sous le nom de « Deux pour un »). La règle invoquée aurait permis que des centaines d’agents du terrorisme d’État voient leur condamnation réduite. Heureusement, cette ignominie a été rendue impossible par un immense rassemblement de 500.000 personnes sur la Plaza de Mayo [la place de Buenos Aires, face à la Casada Rosada du président, ndt], et dans le reste du pays (les trois branches du gouvernement ont dû revenir sur leurs déclarations).

    Il reste évoquer deux événements liés, parce qu’ils font partie d’une même séquence. D’une part, la veille de la manifestation plaza de Mayo, les évêques argentins ont annoncé un processus de « réconciliation » nationale pour rapprocher les familles des victimes et celles des tortionnaires pour « avoir l’occasion d’entendre » leurs témoignages. D’autre part, un nouveau juge venait d’intégrer la Cour suprême, Carlos Rosenkrantz, et son vote fut décisif dans la décision du Deux pour un ». C’est pour cette raison qu’il fut contesté par les organisation des droits humains lorsque sa nomination fut approuvée au Sénat, une Chambre à l’époque largement sous la coupe des péronistes.

    Si nous examinons cette chaîne d’épisodes répressifs en même temps que la tentative d’accorder l’impunité aux cadres de la dictature, nous pouvons voir plus clairement pourquoi le cas de Santiago Maldonado est un tournant qui met sous tension toutes les énergies démocratiques du pays.

    Violence, néoliberalisme et dictature

    A: Une thèse court dans tous vos écrits : il y a un lien fort entre les formes contemporaines de violence et la dictature. Vous parlez du « terrorisme d’État » comme de quelque chose de très actuel: une toile de fond latente, qui peut être activée à n’importe quel moment. On pourrait dire qu’il s’agit d’une exagération, d’une provocation.

    D: Le problème de la violence a toujours occupé une place centrale dans l’histoire du pays. La disparition de Maldonado et le conflit Mapuche nous rappellent la thèse du grand écrivain David Viñas, auteur d’un livre-clé publié à la fin des années 1970, Indians, Armies, and Borders, selon laquelle la conquête de la Patagonie, la guerre avec les Indiens et l’expropriation de leurs terres ne forment pas seulement le socle fondateur de l’État, mais aussi de la mentalité des classes dominantes (dont ceux auxquels il se réfère comme « intellectuels colonisés »).4

    Il y a une histoire dont il faut se souvenir, car ses lignes de force continuent à agir sur le présent. Le bombardement de la Plaza de Mayo, et le renversement du gouvernement de Perón , qui était soutenu par une large mobilisation populaire [le 16 juin 1955, ndt], a ouvert des décennies de violence. Pendant la dernière dictature militaire, de 1976 à 1983, a été créé un « État terroriste » (cette caractérisation ancienne due à Eduardo Luis dans un livre éponyme5 est importante). Le terrorisme d’État a fait usage de la violence non seulement pour démanteler les groupes révolutionnaires armés (ce qui fut réalisé en 1977), mais aussi pour remodeler au scalpel la structure sociale du pays.

    En raccourci : il a installé un modèle d’accumulation fondé sur la valorisation financière (ce qu’expliquent très bien l’économiste Eduardo Basualdo et son équipe), la diffusion de la terreur et la menace de l’annihilation à l’intérieur du corps social (une fois de plus, il importe de se référer aux travaux de León Rozitchner). Il a mis en relation la concentration des richesses et la défense armée de la propriété privée, relation qu’aucun des gouvernements suivants n’a remise en question.

    La démocratie d’après 1983 s’est construite sans aucune volonté de remise en question de ces logiques. Si l’on regarde de près, cette relation entre économie et terreur demeure le principal problème de la démocratie en Argentine : l’impossibilité de contester la concentration de la propriété de la terre, le contrôle de la nourriture, les moyens de communication, ou la finance.

    A: Il ne s’agit pas uniquement d’une analyse théorique mais aussi d’une condamnation que l’on peut entendre, depuis les mouvements sociaux argentins, n’est-ce pas ?

    D: Plus qu’une rhétorique de dénonciation, cette description des événements est un savoir qui appartient aux grandes luttes sociales qui, au fil des ans, ont tenté de contester cet état de choses : les Mères de la Place de Mai et le mouvement des droits humains, qui aujourd’hui encore sont les principaux barrages contre le gouvernement Macri ; la constitution du mouvement piquetero vers 2001 – et, en même temps que lui, une multitude de subjectivités se manifestant dans la crise, des usines occupées aux escraches de HIJOS [collectif constitué par des enfants de disparu-e-s, ndlr]– qui ont donné naissance à une force depuis les quartiers, de nature insurrectionnelle, visant à destituer la dynamique néolibérale de l’époque ; et le mouvement des femmes, toujours actif, qui a su exposer au grand jour la nature patriarcale de la violence étatique, économique et domestique, et de mettre au jour la relation entre terrorisme d’État et féminicide.

    Ces trois mouvements ont, selon moi, quelque chose en commun : ils constituent une offensive du sensible – que met en lumière Rita Segato, parmi d’autres. Le grand héritage du mouvement des droits humains est une compréhension lucide de la ‘dé-sensibilisation’ opérée par cette violence d’Etat. Il est donc nécessaire de créer des espaces de sensibilisation où il devrait être possible de discuter de cette violence, pour installer une contre-agression de nature différente. Traduire, dans ce medium du sensuel, des luttes qui manquent d’un langage a priori commun.

    Le champ de forces social

    A: Dans plusieurs textes, vous dites que le néoliberalisme n’est pas seulement imposé d’en haut, qu’il est une dynamique plus complexe. Vous diriez la même chose de la violence ?

    D: Cette violence répressive, loin d’être une invention de Macri, n’est que l’intensification d’une dynamique de fond, qui est ancienne. Celle-ci n’avait pas disparu sous la précédente présidence de Cristina Kirchner. La « croissance économique » des années d’avant la crise [avant 2001, ndt] s’est traduite par une consolidation de la précarité – précarité d’existence, de travail et d’affects – mais aussi par une demande croissante de « sécurité » qui ont pénétré tous les niveaux de la société.

    Il faut revenir à l’hypothèse de Rita Segato, pour qui l’instauration d’une économie de la rente, tend à bâtir des modes clandestins de régulation, en dehors de toute régulation publique. Cela suscite une violence informelle qui peut créer, dans certains territoires, une souveraineté imposée par la force.6 Des épisodes de lynchage ou de policiers à la gâchette facile, des messages de menace circulant sur les réseaux sociaux, des actes de justice expéditive… Tout cela témoigne de la diffusion d’une haine violente envers tout ce qui conteste un certain idéal d’ordre et de normalité.

    Le gouvernement Macri réactive et désinhibe cette passion funeste. Il lui offre un canal symbolique et institutionnel. C’est l’un des piliers de sa politique. Il la lie à une promesse d’ordre fondée sur la multiplication des forces de sécurité.

    A: Quelles sont, parmi les formes de résistance qui apparaissent, celles qui semblent devoir contrer cet ordre ? Impliquent-elles des mobilisations, des voies électorales, une combinaison des deux ?

    D: Le gouvernement essaie de répandre l’idée qu’il n’existe aujourd’hui aucune opposition légitime à son projet. Il le présente comme un moyen de purger la société, après la violence de la crise et les ravages du populisme. Rien ne serait plus catastrophique que de le croire.

    Les manifestations de masse contre le « deux pour un », ou pour le retour de Santiago Maldonado, mais aussi le mouvement des femmes et les mobilisations ouvrières – qui ne diminuent pas et combinent, comme rarement auparavant, les revendications des travailleurs de plein droit avec celles des travailleurs de l’économie populaire informelle – nous parlent d’une société qui résiste toujours et qui est capable de s’organiser.

    L’intérêt de cet activisme social est redoublé quand il est perçu à un niveau micro, dans des expériences d’éducation ou des travailleurs de santé, dans les réseaux de travailleurs sociaux ou d’artistes. Un nouvel exemple récent, provient de l’opposition de collégiensau processus de réforme mené par la ville de Buenos Aires pour imposer le modèle du monde des affaires à l’éducation. Il y a des forces impliquées dans ce nouveau scénario. Une recréation d’affects et d’idées est – très vraisemblablement – à l’œuvre, qui prépare le terrain, je l’espère, à une nouvelle agressivité intellectuelle.

    Originellement publié par le journal en ligne espagnol El Diario, l'entretien a été traduit, de l'anglais au français, par Isabelle Saint-Saëns.

    Les notes de bas de page de l'entretien :

    • 1 - L’USSOUTHCOM est l’un des neuf Commandements combattants unifiés (Unified Combatant Commands) du ministère de la Défense américain, basé près de Miami (Floride). Il coordonne les opérations et la coopération de sécurité en Amérique du Sud, en Amérique Centrale et dans les Caraïbes. Il a été accusé de nombreuses violations des droits humains, entre autres le soutien au terrorisme d’État dans de nombreux pays d’Amérique Latine, ainsi que d’avoir participé au coup militaire de 2009 au Honduras.
    • 2 - Collectif Situaciones, 19 & 20: Notes for a New Social Protagonism, trad. Nate Holdren et Sebastián Touza (New York: Minor Compositions, 2012)
    • 3 - Ernesto Che Guevara et Fidel Castro, Le socialisme et l’homme à Cuba, (Paris : Éditions Cujas, 1966)
    • 4 - David Viñas, Indios, ejército y frontera(Buenos Aires: Siglo veintiuno editores, 1983)
    • 5 - Eduardo Luis Duhalde, El Estado terrorista argentino(Barcelona: Ed. Argos Vergara, 1983)
    • 6 - Rita Laura Segato, La escritura en el cuerpo de las mujeres asesinadas en Ciudad Juárez: territorio, soberanía y crímenes de segundo estado(Buenos Aires: Tinta Limón, 2013). 

    Diego Sztulwark est membre du Collectif Situaciones, un collectif de recherche militante basé en Argentine à Buenos Aires. Il travaille également avec les maison d’édition Tinta Limón, écrit régulièrement sur le blog de Lobo Suelto, et participe à l’Instituto de Investigación y Experimentación Política (IIEP). Deux livres récents du collectif Situaciones ont été traduits en anglais : 19 & 20: Notes for a New Social Protagonism et Genocide in the Neighborhood.

    Amador Fernández-Savater est un enquêteur indépendant, éditeur de Acuarela Libros et de la Revista Alexia. Il a participé à plusieurs mouvements sociaux (étudiant, anti-globalisation, copyleft, contre la guerre, V de Vivienda, 15-M). Il est l’auteur de Filosofía y acción (Editorial Límite, 1999), co-auteur de Red Ciudadana tras el 11-M; cuando el sufrimiento no impide pensar ni actuar (Acuarela Libros, 2008), Con y contra el cine; en torno a Mayo del 68 (UNIA, 2008) et Fuera de lugar. Conversaciones entre crisis y transformación (Acuarela Libros, 2013). Il anime le blog Interferencias sur eldiario.es.