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Un portrait au vitriol de l’ Espagne qui agresse la Catalogne
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Ces lignes ont pour auteur l'écrivain galicien Suso de Toro, pour qui, à la lumière des événements de Catalogne, "L’Espagne révèle qu'elle n’est pas une nation, elle ne l’a jamais été et elle ne peut pas l’être par des moyens démocratiques : elle est un Etat qui affirme être une nation et, à cette fin, avilit sa population par un nationalisme brutal".
La fierté espagnole
Par Suso de Toro
Le problème de l’Espagne, ce n’est pas la Catalogne, c’est l’Espagne elle-même et son idée de nation homogène et hypercentralisée autour d’un mastodontique Madrid.
L’Espagne n’est pas une nation, elle ne l’a jamais été et elle ne peut pas l’être par des moyens démocratiques : elle est un Etat qui affirme être une nation et, à cette fin, avilit sa population par un nationalisme brutal.
On nous a appris, avec un enthousiasme très suspect, que, sujets du Royaume d’Espagne, nous devrions être fiers de nous être défaits d’une dictature pour construire une démocratie exemplaire, et caetera.
Mais je ne me suis jamais senti fier, je savais parfaitement, exactement comme tout un chacun ayant alors l’usage de la raison, que tout cela n’était pas vrai. Franco était mort dans son lit après avoir signé ses dernières condamnations à mort paraphant ainsi l’application de la Loi de Succession et l’instauration d’une monarchie ; pour ce faire, il avait choisi et éduqué le petit-fils de celui qui avait été le roi Alphonse XIII de Bourbon. Et c’est ainsi que furent exécutées toutes les étapes prévues, le « ficelé et bien ficelé » (1), en accord avec les Etats-Unis (Vernon Walters était à pied d’œuvre et se chargea de tout) et avec la collaboration de l’Allemagne Fédérale.
Il était initialement prévu de ne légaliser que le PSOE, qui avait été arraché aux vieux républicains en exil et pris par un groupe de jeunes sévillans sous l’égide de la social-démocratie allemande mais la réalité obligea à augmenter le nombre de légalisations : le PCE et d’autres organisations de gauche en bénéficièrent aussi. Le PCE de Santiago Carrillo considéra sa légalisation, en elle-même, comme un triomphe, et cela en était un, mais il s’en sentit si reconnaissant qu’il devint le vrai légitimateur, à gauche, de ce qui était en train de se tramer et qui aboutit à une constitution monarchique qui reconnaissait les droits individuels et l’existence de « nationalités historiques » mais qui avait été rédigée, sous contrainte, sous la menace de l’Armée. Laquelle en vint même à rédiger l’un des articles du texte constitutionnel. Les Espagnols votèrent majoritairement cette constitution car ils savaient parfaitement qu’il n’y avait pas d’autre choix en dehors du franquisme pur et dur et, que, sous les airs mélodieux de la « liberté sans colère », c’était un « à prendre ou à laisser » qu’il y avait. Il est assez insultant qu’on dise que cela fut un succès du peuple espagnol, qu’il fallait que l’on en soit fiers, ce fut un énième foutage de gueule.
Et, quelques années plus tard, l’Etat lui-même se remodela à travers une manœuvre qui était sortie de son propre ventre : le 23-F (le 23 février 1981), un Adolfo Suárez, devenu trop audacieux aux yeux du Roi, de l’Armée et des pouvoirs de l’Etat, fut désavoué. Il avait trop pris au sérieux qu’il fallait être démocrate. Après cette nuit où absolument toutes les villes d’Espagne étaient passées sous contrôle de l’Armée et de la Garde Civile, le Roi convoqua les partis à l’échelle de l’Etat, à l’exclusion ouverte des Basques et des Catalans qui avaient une représentation parlementaire, et il les informa de la nouvelle situation et « des accords signés sur le capot » (2). Suárez écarté, la politique de l’Etat se trouva dès lors réorientée. Que quelqu’un croie, à ce stade, que Juan Carlos nous a sauvés de ce que lui-même avait agencé et dise que le 23-F fut un triomphe de la démocratie et du peuple espagnol, alors que, reclus chez nous, nous vécumes tous des moments d’angoisse, à l’écoute du transistor, c’est nous demander que nous soyons des imbéciles. Je ne vois rien dont quiconque doive se sentir fier de ce qui s’est passé à ce moment-là.
Et qu’au bout de ce chemin, le Conseil de l’Europe rédige un rapport sur les graves carences démocratiques de la démocratie espagnole, à quoi il faut ajouter les dénonciations par des organisations internationales du manque d’indépendance de la justice et du système pourri des médias, il n’y a vraiment pas de quoi être fiers d’être les sujets d’un tel royaume. Mais il n’y a pas besoin de rapports, il suffit d’aller chercher sur la BBC ou sur les chaînes internationales les images de la répression subie par les citoyens de la Catalogne et de savoir qu’il est exigé des gouvernants catalans emprisonnés qu’ils changent d’opinion politique s’ils veulent être libérés, pour comprendre que le Royaume d’Espagne n’est pas, au vu de ses pratiques, une démocratie. Les avancées qu’il y eut à la mort de Franco ont été soumises à interprétation de telle sorte que nous sommes tous sous surveillance : nous ne sommes pas des citoyens, nous sommes des sujets qui devons vivre sous la crainte.
Il me faut dire, une fois de plus, que le problème de l’Espagne n’est pas la Catalogne mais l’Espagne elle-même et son idée de nation homogène et hypercentralisée autour d’un mastodontique Madrid qui vide l’espace qui l’entoure et cherche à soumettre le reste du territoire. L’Espagne n’est pas une nation, elle ne l’a jamais été et elle ne peut pas l’être par des moyens démocratiques, elle est un Etat qui affirme être une nation et, à cette fin, elle avilit sa population par un nationalisme brutal. Le « vive les chaînes ! » que criaient les opprimés en faveur du retour de l’absolutisme (3) est devenu aujourd’hui le « je suis espagnol, espagnol, espagnol ! Allons leur casser la gueule, oé ! », que crient les victimes des maîtres de l’Etat quand elles se portent volontaires pour aller agresser les citoyens qui veulent leur liberté et la république. Telle est la fierté d’être espagnol qui va de pair avec la fierté de persécuter la liberté et avec la servilité envers les maîtres.
Nous ne pouvons pas demander des comptes à ceux qui manifestement sont des ennemis de la liberté et de la justice mais nous pouvons en demander à ceux qui, ces dernières décennies, n’ont jamais défendu la république et qui, aujourd’hui, appuient, à moins qu’ils ne restent l’arme au pied, l’attaque de l’Etat contre les libertés de la population catalane ou de ceux qui se révoltent et veulent exercer la liberté d’expression. Le PSOE et IU (4) ont matière à faire leur autocritique et à opérer des rectifications car ils ont fait partie du régime et n’ont pas contribué à créer une culture civique alternative au nationalisme espagnoliste qui est totalement présent dans une partie de la population ignorante et craintive, ce franquisme sociologique. Une culture publique qui défende la liberté et reconnaisse la diversité nationale, valable pour l’ensemble de la population espagnole.
Ils ont, en fait, maintenu ce nationalisme d’Etat qui est maintenant l’étendard, le rideau de fumée patriotique qui occulte les injustices sociales et démocratiques. Ils sont coupables de s’être montrés incapables d’offrir des raisons d’être fiers en tant que citoyens d’un Etat démocratique.
(1) Voir ce dessin, publié il y a quelques jours, qui porte sur ces mots historiques :
Ficelé
Le Roi, sous le regard étonné de son épouse :
Aaaaah ! Bien sûr !
"Ficelé et bien ficelé"... Maintenant je comprends ! Cliquer ici
Comprendre...
L'expression qui est mise ici dans la bouche du Roi d'Espagne, est une citation de Franco qui déclara qu'à sa mort, "il fallait que tout soit ficelé, bien ficelé" ("todo atado y bien atado") pour que soit possible un franquisme sans Franco. Projet malmené par l'attentat de l'ETA qui, en 1973, tua celui qui était chargé de mettre en oeuvre ce projet, l'amiral Carrero Blanco.
Le Roi, en reprenant des mots qu'il avoue ne pas avoir compris jusqu'à maintenant, déclare sa filiation et celle de la démocratie espagnole de la justement nommée Transition avec le franquisme. Compréhension royale accélérée par les mesures "réflexe" prises contre le président, le gouvernement et le Parlement de Catalogne : le système, comme par un automatisme du "ficelage" politique brutal à la Franco, ne se révèle, dans sa pleine signification, au Roi, pourtant porteur du putsch du 155, qu'a posteriori.
(2) Lors de cette tentative de putsch militaire le 23 février 1981, fut signé, sur le capot d'une voiture garée à proximité du Congrès des députés qui était pris en otage, l'engagement de l'Etat à ne pas poursuivre pénalement les auteurs de ces faits, à l'exception de celui qui en avait assuré la direction, le lieutenant colonel Antonio Tejero. On trouvera le détail de cet "accord du capot" sur le site... de la Fondation Nationale Francisco Franco qui jouit, aujourd'hui encore, d'une totale liberté pour promouvoir la figure du dictateur. Pour avoir une idée de ce que signifie l'existence d'une telle fondation dans une démocratie, imaginons qu'en Allemagne, il existe aujourd'hui une Fondation Nationale Afolf Hitler exaltant les mérites du personnage : http://www.fnff.es/Eduardo_Fuentes_Gomez_de_Salazar_el_pacto_del_capo_2136_c.htm
(3) En 1823, quand l'armée de la monarchie française (les Cent Mille Fils de Saint Louis) pénétra en Espagne pour renverser le gouvernement libéral, elle fut accueillie par une partie de la population espagnole aux cris de "¡Vivan las cadenas!", "vive les chaînes", en signe de soumission au roi espagnol que cette armée étrangère allait remettre sur le trône.
(4) PSOE : Parti Socialiste Ouvrier Espagnol. Il a soutenu l'utilisation, par le gouvernement de droite, de l'article 155 de la Constitution destituant les instances élues de Catalogne.
IU : Izquierda Unida (Gauche Unie), coalition comprenant le PCE et diverses organisations de gauche, semblable à ce qu'était le Front de Gauche en France. Il agit aujourd'hui en coalition avec Podemos sous l'étiquette de Unidos Podemos (Unis nous Pouvons). Dans le conflit de Catalogne, cette coalition a, tout en demandant la libération des prisonniers politiques catalans, adopté un positionnement "équidistant" ou "niniste" : "Ni 155 ni Déclaration Unilatérale d'Indépendance" au profit d'une revendication de référendum d'autodétermination avec le gouvernement de Madrid qui s'est toujours refusé à l'envisager. L'élection catalane du 21 décembre dernier a signifié un échec cuisant à cette coalition qui s'était élargie à Cataluña en Comú (de la maire de Barcelone, Ada Colau). Lire Catalogne, Madrid.... Podemos, les "convergences municipales", à la peine...
Le texte en espagnol : Orgullo español
L'auteur
Suso de Toro écrit ses romans en galicien. Il a reçu le Prix National du Roman en 2003 pour Le Treizième Coup de minuit (Trece badaladas) qui a été porté à l'écran. Il est engagé dans le mouvement nationaliste galicien pour lequel il a été candidat à diverses élections.
Traduction Antoine Rabadan
Note : la présentation, qui est faite, dans ce texte de Suso de Toro, de Adolfo Suárez, le premier président de gouvernement de la démocratie espagnole, comme ayant pris trop au sérieux ce retour précisément à la démocratie, est très discutable. Issu du franquisme (il a été le dernier Ministre président du Movimiento, le parti unique de la dictature), il a été chargé d'assurer, pour prix à payer pour le passage à la démocratie, l'impunité des élites franquistes et a, en effet, élaboré une bonne partie de la Constitution actuellement en vigueur, en concertation étroite avec l'armée franquiste. Je rappelle ceci dans un article, consacré à cette Constitution, à paraître prochainement dans le mensuel du NPA, L'Anticapitaliste : " Ricardo Romero de Tejada rapporte aussi ceci à propos de la négociation entre les membres de la Commission parlementaire chargés d’écrire l’avant-projet constitutionnel : « Miguel Roca [député catalan] a expliqué avoir négocié personnellement avec Suárez, au Palais de la Moncloa, l’article 2 où avait été inclus le terme de « nationalités ». Dans une pièce contiguë se trouvaient des membres du haut commandement militaire ». Témoignage confirmé par le député communiste Solé Tura, membre aussi de ladite Commission : il lui fut remis un papier écrit à la main avec la nouvelle rédaction de l’article dont les représentants de l’UCD [le parti de Suárez] expliquèrent qu’il n’était susceptible d’aucune modification car il exprimait l’accord obtenu « avec les secteurs concernés » ! Le secrétaire général communiste, Santiago Carrillo, n’alla pas, lui, par quatre chemins pour expliquer : « J’ai eu l’impression, tout au long du débat constitutionnel, qu’y participait un acteur invisible : l’Armée. Je n’ai jamais su qui transmettait au Gouvernement l’avis du commandement militaire ni le canal par où il arrivait à Suárez ; mais j’avais la conviction qu’était présent ce facteur invisible, trop oppressant parfois, pendant tout le temps que durèrent les travaux de la Constitution. Suárez reconnut, plus d’une fois, devant moi, qu’un secteur de l’Armée avait suivi, avec le fusil prêt à l’emploi, tout le processus constituant, spécialement quand il s’était agi des thèmes basque et catalan ».
« Spécialement quand il s’était agi des thèmes basque et catalan ». L’accord trouvé sur l’établissement constitutionnel des Autonomies apparaît ainsi comme la formule de compromis, respectant, comme affirmé dès l’article 2, « l’indissoluble unité de la nation espagnole » par laquelle l’Armée franquiste a consenti à l’établissement de la démocratie avec au demeurant l’autre garantie qu’est l’intronisation du Roi, en tant que « personne inviolable et non sujette à responsabilité » (article 56) au sommet de l’édifice institutionnel, dans, comme nous l’avons vu, un dedans/dehors vis-à-vis de la démocratie qui n’a visiblement pas échappé à la perspicacité de ces galonnés suspicieux."