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Robert Michels et La critique sociologique des partis
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Par Jean-Christophe Angaut1
Lorsqu’on s’interroge sur les ressources sociologiques dont on dispose pour mener une critique des partis (qui n’implique pas immédiatement une condamnation) du point de vue de leur apport aux luttes d’émancipation, il est inévitable de rencontrer la figure de Robert Michels, qui fut le premier à tenter de mettre en place une sociologie critique des partis dans son ouvrage de 1911 Sociologie du parti dans la démocratie moderne, dont j’ai récemment proposé une traduction intégrale2. Cela tient au moins à quatre séries de raisons.
La première, c’est l’ampleur du propos de Michels (qui fait à la fois sa force et sa faiblesse, on le verra). D’une part, il s’agit de proposer une sociologie du parti (voire de la vie des groupes) en général (Parteiwesen), ce qu’assurément plus personne aujourd’hui ne tenterait dans cette discipline. D’autre part, il s’agit sur cet objet déjà vaste de prononcer une loi générale, également ample, celle de la nécessaire dérive oligarchique des partis politiques (et même de toute organisation en général), la fameuse loi d’airain de l’oligarchie.
La deuxième série de raisons pour s’intéresser à ce texte, c’est la richesse de la matière empirique qu’il mobilise, et la quantité d’analyses qu’il produit à propos des mécanismes à l’œuvre dans les partis politiques. Cette qualité de l’ouvrage n’apparaissait pas nécessairement si l’on se référait à la précédente édition française, puisque la moitié du livre manquait, l’introduction ayant été supprimée, nombre de passages littéralement caviardés par le traducteur, toutes les notes ayant sauté et, cerise sur le gâteau, deux chapitres ayant été intervertis. Il n’est pas toujours aisé de faire la part, dans tout cela, de ce qui relève du projet éditorial et de la désinvolture (fréquente à l’époque) du traducteur. Il faut néanmoins signaler que le texte traduit en 1914 par Samuel Jankélévitch constitue un état intermédiaire du manuscrit : certains ajouts qui ne figurent que dans la seconde édition allemande s’y trouvent déjà, et quelques passages sont même spécifiques à cette édition.
Troisième raison pour relire ce texte : les très forts effets d’actualité qu’il procure (j’en donnerai quelques exemples un peu plus tard). Ceux-ci peuvent certes être trompeurs car le contexte dans lequel est écrit ce livre est bien différent du nôtre, mais ils ne manquent pas de nous interroger : qu’est-ce qui fait la permanence apparente du phénomène partisan ? Et à quoi sert une sociologie critique des partis si l’on est amené finalement à revivre les mêmes impasses politiques ?
La quatrième série de raisons pour repartir de ce texte, c’est qu’il est constamment mentionné par les auteurs qui ont eux-mêmes tenté d’engager une critique des partis politiques, qu’il s’agisse de théoriciens critiques radicaux comme Guy Debord, de sociologues comme Pierre Bourdieu, ou d’activistes politiques (verts, anarchistes) – il y a aussi une réception politique conservatrice de Michels, mais elle m’intéresse moins ici.
Je vais d’abord fournir quelques éléments généraux sur la personne de Robert Michels, sur le plan général de sa Sociologie du parti et sur la thèse qu’il défend dans cet ouvrage. Je vais ensuite montrer qu’on peut déceler au moins trois choses qui viennent limiter la pertinence de cette thèse : son inscription dans un contexte historique pas nécessairement transposable à notre actualité, l’hésitation entre une conception statique et une conception dynamique de la loi d’airain de l’oligarchie, et la manière cavalière dont Michels traite ce qu’il appelle les mesures prophylactiques contre l’apparition d’une oligarchie dans les organisations. Enfin, à partir d’une mise en valeur de quelques passages précis qui me semblent justifier qu’on s’intéresse aujourd’hui à ce livre, j’interrogerai deux manières de prolonger son propos, chez Pierre Bourdieu et chez Michel Foucault.
Michels, son livre, sa thèse
Quelques données sur la vie et l’œuvre de Robert Michels (1876-1936), pour autant que cela contribue à éclairer mon propos. Il faut d’abord retenir le parcours partisan de Michels : d’abord militant de l’aile gauche du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD, qu’il avait rejoint moins sur des positions marxistes que démocratiques radicales), avec des liens avec le syndicalisme révolutionnaire (au moins dans son acception italienne, consistant à faire usage de la grève générale pour parvenir à des conquêtes politiques), il a connu une désillusion progressive tout en voyant se fermer toute perspective de carrière académique en Allemagne (malgré le soutien que lui apporta Max Weber). Il fut également en lien avec l’Italie (et le Parti socialiste italien) et avec la France (syndicalisme révolutionnaire). C’est d’ailleurs en Italie que, d’un point de vue académique, il fera carrière, s’éloignant progressivement du socialisme avant la première guerre mondiale. Celle-ci le voit rallier la cause italienne et rompre avec Max Weber pour cette raison. En 1928, pour des raisons qui tiennent en partie à des considérations de carrière, il adhère au parti fasciste et connaît une triste fin comme caution universitaire du régime. Ce parcours a pu être mis à contribution par ceux qui tentent de voir une continuité entre syndicalisme révolutionnaire et fascisme (l’historien israélien des idées Zeev Sternhell), mais Michels est loin d’être le meilleur exemple pour cette thèse, par ailleurs justement contestée. Dans ce parcours, la Sociologie- du parti se situe vers la fin de son engagement socialiste, et l’ouvrage représente pour une part la mise en forme sociologique d’une désillusion (de même que les premières esquisses, parfois reprises telles quelles, pouvaient apparaître comme la mise en forme sociologique d’un engagement contre l’appareil à l’intérieur du SPD).
À ces informations biographiques, il faut ajouter deux éléments qui touchent au contexte de rédaction du texte. Son contexte historique et géographique d’abord : celui du Reich allemand, qui ne connaît pas de démocratisation de ses institutions, et au sein duquel la social-démocratie, tout en étant marginalisée, connaît une croissance spectaculaire (au moment où paraît le livre, elle s’apprête à devenir le premier parti allemand, aussi bien en voix qu’en sièges au Reichstag). Son contexte théorique ensuite : on classe parfois Michels parmi les élèves de Max Weber, ce qui est loin d’être évident, d’autant qu’il semble bien plus proche de ce qu’on appelle parfois l’école élitiste italienne (Gaetano Mosca, Vilfredo Pareto) et que joue aussi chez lui sa lecture de la psychologie des foules de Gustave Le Bon.
Un aperçu ensuite sur la manière dont le livre s’organise. Le plus simple est de considérer que l’oligarchie y est considérée comme une pathologie de la modernité. Cela renvoie au fait que la sociologie allemande qui naît à l’époque se développe comme une étude de ces pathologies, dans un pays où la modernisation accélérée de l’économie et de la société les rend plus visibles3. Il s’agit pour les auteurs représentatifs de cette tendance (Ferdinand Tönnies, Georg Simmel, Max Weber) de proposer un diagnostic orienté vers la possibilité d’une intervention politique, mais avec des réserves sur les possibilités de contrecarrer ces tendances. On trouve un équivalent de cette perspective chez Michels : la modernité a découvert la puissance de l’organisation, mais avec l’organisation se développe aussi l’oligarchie, considérée comme une pathologie. Cette approche se traduit dans la structure d’ensemble de l’ouvrage, dont certaines parties ont recours à un vocabulaire médical qu’on peut tenter d’étendre aux autres : l’introduction cerne la pathologie, la première partie présente explicitement une étiologie (soit la recherche des causes d’une maladie), les deuxième et troisième parties décrivent les symptômes, la quatrième partie délivre un diagnostic, la cinquième partie passe en revue un certain nombre de mesures prophylactiques (désignées comme telles), et la sixième partie tient à la fois du bilan et du pronostic.
La thèse que défend le livre s’inscrit dans un raisonnement d’ensemble que l’on peut tenter de restituer, à partir du questionnement originel dans lequel il s’enracine. Celui-ci consiste à se demander s’il est possible de réaliser la démocratie. Or la modernité a découvert la puissance de l’organisation, de sorte que désormais, pour triompher, toute cause politique, et notamment la cause démocratique, doit en passer par l’organisation ; mais l’organisation conduit nécessairement à l’oligarchie ; donc la démocratie est impossible. Cette thèse, à laquelle on a tendu parfois à résumer l’ensemble de l’ouvrage, appelle plusieurs remarques : seule une lecture rapide de l’ouvrage peut l’y réduire ; la conception de la démocratie qui la sous-tend est très instable ; surtout il y a une prémisse qui n’est vraiment explicitée par Michels qu’à la fin de l’ouvrage (SP 484-485), celle de l’impossibilité de parvenir à la démocratie par des moyens non-démocratiques. Cela peut renvoyer à l’affirmation d’une nécessaire homogénéité entre fins et moyens, entre organisation pratiquée en interne et organisation promue en externe. Cette prémisse, Michels l’établit en montrant que l’organisation devient sa propre fin (en visant la pure croissance numérique).
Trois limites de l’ouvrage
Première limite : le contexte dans lequel écrit Michels n’est pas le nôtre. Il s’agit du contexte politique allemand, marqué à la fois par l’absence de démocratie et l’essor des organisations ouvrières. Cette limite n’est pas forcément la plus grave : à condition d’en être conscient, cela nous dit quelque chose, par contraste, sur notre actualité. On peut par exemple penser à un passage du chap. II de la 4e partie (SP 347-348) où Michels souligne, d’une part, l’idéalisme du bourgeois qui se joint au mouvement ouvrier et, d’autre part, le sacrifice que représente le fait, pour quelqu’un issu des classes favorisées, de se joindre à un parti politique comme le SPD (quelque chose qu’il a lui-même vécu avec le sacrifice de sa carrière universitaire en Allemagne). Aujourd’hui, ça fait partie d’un plan de carrière.
Deuxième limite : ce qu’on pourrait appeler la tentation de la « statique sociale » (pour détourner une expression d’Auguste Comte), encouragée par le recours à un vocabulaire médical, au modèle nomothétique des sciences de la nature, mais peut-être aussi par une certaine désillusion. En simplifiant un peu, il semble que Michels passe de l’idée que « toute organisation tend nécessairement à devenir une oligarchie » à la thèse plus statique selon laquelle « toute organisation devient nécessairement une oligarchie ». Cela dit, même la première partie de l’assertion mériterait d’être discutée : sous quelles conditions la tendance à l’oligarchie apparaît-elle et se manifeste-t-elle ? On verra que c’est la critique adressée par Bourdieu à la loi d’airain de l’oligarchie, mais plus généralement à cette conception de la loi sociologique. On peut citer à l’appui de cette remarque quelques formules frappantes : « qui dit organisation dit tendance à l’oligarchie » (SP 71 – formule reprise SP 401) ; mais dans la 6e partie, qui porte pourtant pour titre « les tendances oligarchiques de l’organisation », on trouve des formules sur la « loi de la nécessité historique de l’oligarchie » (SP 517 – voir aussi dans la 5e partie SP 448 l’idée que « l’oligarchie constituerait une nécessité naturelle »). Et dans le même chapitre final, Michels peut évoquer la formation d’oligarchies comme « une tendance à laquelle toute organisation, aussi les socialistes et même les libertaires, est soumise d’une manière nécessaire » et affirmer aussitôt que « toute organisation partisane présente une oligarchie puissante reposant sur des pieds démocratiques » (SP 519). Tout cela peut faire penser que la tendance à la formation d’oligarchies n’est en fait contrecarrée par rien. Cette tentation est accentuée par la seconde édition de l’ouvrage, qui rabat le contenu ultime de l’ouvrage sur une loi de psychologie collective. Il faut également signaler que la (trop) grande généralité du propos va de pair chez Michels avec la non moins grande hétérogénéité des arguments mobilisés – qui est peut-être cependant la contrepartie de l’importante matière qui est brassée. D’où la tonalité pessimiste qui se dégage de l’ouvrage : « rien n’indique que ce pouvoir empiriquement constatable de l’oligarchie dans la vie partisane puisse être brisé dans un temps prévisible » (SP 246).
Troisième limite : la manière dont Michels traite dans la 5e partie de l’ouvrage ces mesures prophylactiques que sont le référendum, le « postulat de la renonciation » (qui fait allusion à des pratiques du populisme russe – aller au peuple – mais peut-être aussi la thématique du refus de parvenir4, thématisée quelques années plus tard dans le syndicalisme révolutionnaire), le syndicalisme révolutionnaire et l’anarchisme. Autant on peut admettre ce qu’il dit du rapport entre référendum et bonapartisme (mais cela mériterait d’être contextualisé et de tenir compte du fait que l’on peut répondre non à une question posée), autant sur les trois autres mesures, qui sont toutes plus ou moins liées à l’anarchisme, il est nécessaire de discuter. On soulignera en particulier l’impossibilité pour Michels de prendre en considération le refus de parvenir comme instrument efficace (ce qui peut être mis en rapport avec son propre parcours et son propre désir de parvenir5). Ou encore sa confusion entre minorités agissantes et oligarchie dirigeante s’agissant du syndicalisme révolutionnaire. Et enfin sa connaissance par trop livresque et caricaturale de l’anarchisme (qu’il reconduit à un refus de l’organisation). Mais, plus généralement, le problème tient à la manière de poser la question : partant d’un modèle de changement social qui est celui des partis, Michels semble demander à ces différentes alternatives si elles parviendraient à atteindre les buts des partis mais sans les partis, ce qui est une impasse – c’est peut-être ici tout le lexique de la prophylaxie qui est en cause.
Actualité de la Sociologie du parti, de Foucault à Bourdieu
Étant donné ce qui précède, on pourrait considérer le livre comme daté historiquement, faible théoriquement, et peu utilisable politiquement. C’est pourtant dans le détail de la matière qu’il utilise, dans les analyses souvent très fines qu’il développe à son propos que le livre a encore une valeur. On peut mentionner, parmi tant d’autres, le passage sur la métamorphose psychologique de la direction (cf. SP 299-309).
Mais je voudrais évoquer deux prolongements possibles aux considérations de Michels sur les partis politiques, deux prolongements qui ont pour particularité d’avoir été amorcés à peu près simultanément quoique sans rapports entre eux, au tournant des années 1970-80, par Michel Foucault et Pierre Bourdieu. Ce moment n’est sans doute pas anodin : c’est celui de la déconfiture des organisations gauchistes (notamment maoïstes) et d’une tentation de reconversion dans la politique classique, avec la perspective d’une victoire de la gauche en 1981.
Je commence par Foucault, parce que c’est à partir de lui que, pour ma part, j’en suis arrivé à Michels – à un moment de mon parcours militant où j’avais envie de réfléchir à la question des organisations. Cependant, chez Foucault, on ne trouve pas de mention explicite ni implicite de l’ouvrage de Michels. C’est par d’autres biais que l’on peut l’aborder : celui de l’attention accordée à la question de la gouvernementalité (du mode de gouvernement des conduites humaines) propre aux partis politiques, ou plutôt à un certain type de parti – et même plus précisément à ce qui est identifié comme le léninisme. C’est dans deux cours au Collège de France (en 19786 et 19797) que Foucault évoque une gouvernementalité spécifique aux partis politiques, et cela dans l’horizon d’un questionnement sur l’origine du totalitarisme – avec cette hypothèse provocatrice : ce n’est dans une expansion de l’hydre étatique (comme le pensent les libéraux et certains libertaires) que cette origine serait à chercher, mais dans le type de gouvernement des hommes que constituent les partis, tout du moins ceux qui dérivent des sociétés secrètes à but politique (et non ceux qui constituent un simple marchepied vers le pouvoir). En somme, Foucault invitait à repenser l’articulation entre ce qui se produit dans les organisations politiques et les transformations politiques plus générales qu’on observait à l’échelle d’un État. Foucault n’a pas poursuivi le programme de recherche qu’il avait pourtant annoncé à ce propos, et c’est ce qui m’a poussé à aller voir ceux qui, dans l’histoire de la sociologie et de la pensée politiques, s’étaient intéressés aux rapports de pouvoir au sein des organisations – et dans ce cas, on retombe toujours sur l’ouvrage de Michels.
Il y a quelque chose de décevant toutefois dans cette généalogie du parti et du totalitarisme chez Foucault : simplement esquissée, elle repose en outre sur une division sommaire des partis entre des partis qui sont de simples marchepieds vers le pouvoir et des partis totalitaires (où classer dès lors un parti comme le SPD d’avant 1914, qui va donner naissance par la suite aux deux formes de partis ?). En outre, elle ne prend pas la peine de proposer une extension de l’interrogation sur la gouvernementalité des organisations politiques à celles qui ne correspondent pas au modèle léniniste. Inversement, étant donné l’époque à laquelle il écrit, on ne trouve rien chez Michels sur le fascisme et le léninisme – les quelques allusions dans la seconde édition consistent à dire que cela devrait faire l’objet d’un nouveau travail. D’où l’utilité d’aller voir chez Bourdieu, qui a mené à la même époque une réflexion sur les partis qui prend en compte leurs différentes dimensions, mais chez qui, de surcroît, la continuité avec la perspective ouverte par Michels apparaît plus clairement.
Avant de voir cependant comment Bourdieu se situe dans une certaine continuité avec les analyses de Michels, comment il entend, pour une part, en reprendre la dimension critique, il importe de signaler les passages par lesquels il marque explicitement sa distance avec le sociologue germano-italien. Dans Choses dites, ainsi que dans Questions de sociologie, il range Michels (avec Gaetano Mosca) parmi les néo-machiavéliens à qui il reproche « leur philosophie essentialiste de l’histoire qui inscrit dans la nature des “masses” la propension à se laisser déposséder au profit de meneurs »8, tout en soulignant que son propos est de permettre la reprise de certaines de leurs analyses. Dans Questions de sociologie, il reproche de même aux « lois d’airain des oligarchies des néo-machiavéliens, Michels ou Mosca » de comprendre les lois sociologiques « comme un destin, une fatalité inscrite dans la nature sociale »9. Et de même, dans un texte édité dans le recueil Propos sur le champ politique, Bourdieu discute de la thèse suivant laquelle il y aurait des « lois d’airain des appareils politiques » en soulignant que son principal tort est de naturaliser un fait, alors que « c’est une des grandes tâches permanentes de la sociologie, de remettre l’histoire au principe de différences qui sont spontanément traitées comme des différences naturelles »10. On trouve également une allusion à Michels dans les cours sur l’État. Dans un contexte où il est question de la « loi des monopoles » de Norbert Elias, la simple mention de la « loi d’airain des oligarchies » semble renvoyer chez Bourdieu au fait d’apercevoir un problème (celui de la concentration du pouvoir) mais de lui fournir une solution purement tautologique11. La critique est donc claire : sur la base d’un essentialisme déshistoricisé, Michels et l’école élitiste italienne naturalisent les faits sociaux et conçoivent les lois sociologiques comme un destin, une fatalité, de sorte que sous couvert de fournir des causes (techniques, psychologiques, intellectuelles) du phénomène oligarchique, ils font l’impasse sur toute la causalité historique qui détermine ce phénomène. Cette critique, quel que soit son bien-fondé, définit aussi en creux un programme, dont on peut en partie suivre la réalisation chez Bourdieu : il s’agit de réhistoriciser les analyses de Michels et ainsi de leur redonner un potentiel critique. On peut pour cela se référer à deux passages du recueil Langage et pouvoir symbolique dans lesquels Michels est mis à contribution12.
Le premier, c’est l’article sur « La représentation politique »13, dont une première version avait été publiée en février-mars 1981. À cette époque, Bourdieu (avec d’autres, comme Gilles Deleuze, Félix Guattari ou Alain Touraine) a apporté son soutien à la candidature de Coluche (ce que certains, quinze ans après sa mort, ne lui ont toujours pas pardonné14), donc à une candidature radicalement extérieure non seulement aux partis politiques, mais au jeu politique institutionnel en général, puisque Coluche se présente comme le candidat de « ceux qui ne comptent pas pour les hommes politiques »15 (finalement, Coluche renoncera au mois de mars). Le second passage, qui contient des allusions transparentes à Michels sans toutefois le mentionner, est celui qui suit immédiatement dans Langage et pouvoir symbolique, il s’agit du texte « La délégation et le fétichisme politique »16. Dans cet article (initialement une communication devant des étudiants protestants en 1983), c’est notamment la critique de la figure du porte-parole17 et de son identification magique avec l’organisation qui fait songer à Michels – et notamment au chap. 3 de la 3e partie de la Sociologie du parti qui porte sur l’identification du parti et de la personne, et plus précisément encore à ce passage : « à un stade plus hautement développé de l’oligarchie d’une organisation, la direction commence à identifier non seulement les orientations, mais même les biens et les avoirs de l’organisation au sommet de laquelle elle se trouve avec ses propres biens et avoirs » (SP 323-324). Plus encore, c’est tout le passage conclusif de cet article sur les délégués de l’appareil18 qui reprend l’analyse de Michels sur le lien entre dépendance par rapport au parti et conservatisme, et évoque une « loi d’airain des appareils »19, qui mérite d’être rapproché de Michels. Il faut souligner encore que dans ces deux textes, Bourdieu s’intéresse de près au conflit entre Marx et Bakounine dans l’Association Internationale des Travailleurs, et cite assez avantageusement le second.
Il est possible de dresser la liste de ce que reprend Bourdieu à Michels : l’idée d’une fidélité au parti de ceux qui lui doivent tout20, ce qui est rendu possible par la constitution d’une caste de permanents (Beamte en allemand, et fonctionnaires dans la traduction PP 105 – cf. SP 187). Ce thème de la dépendance de l’individu par rapport au parti est approfondi au moyen d’une comparaison avec la religion, et sans doute en ayant en tête ce qui se passait au PCF : le parti étant le lieu de la socialisation, tendant à valoir comme institution totale prenant en charge la plupart des aspects de la vie des individus, s’en éloigner, c’est être banni de toute une sociabilité. Il est possible également de proposer un rapprochement avec la critique par Michels des illusions du syndicalisme – mais Bourdieu mène cette critique à partir de Gramsci21. Même si c’est moins central, est aussi reprise l’idée d’une différence qui s’instaure, même dans un système de démocratie directe, entre ceux qui ont le temps et ceux qui n’ont pas le temps de participer à une entreprise politique – en lien avec le constat d’une régression des capacités scientifiques chez ceux qui s’engagent dans un parti (PP 155, SP 302). Mais c’est l’indice d’un intérêt plus général pour les transfuges de la bourgeoisie qui rejoignent les partis ouvriers, intérêt qui transpire de ces pages22.
Bourdieu reprend encore ce que disait Michels sur le goût des dirigeants de parti pour la terminologie militaire, le rôle qu’ils jouent dans la mise en place d’une discipline de parti et leur appel à la nécessaire cohésion face à l’ennemi (respectivement PP 129, 144, 163 et SP 281, 267, 318). Cette analyse se trouve appliquée par Bourdieu au stalinisme. Le sociologue français considère en effet que la militarisation est la seule contribution originale de Staline au bolchevisme. Plus généralement, l’ombre de Staline plane sur ces pages parce qu’il est aussi une figure dénuée de charisme, qui doit tout au parti, donc l’exemple de quelqu’un qui est investi par le parti parce qu’il a tout investi en lui. Enfin, on l’a vu à partir de l’article sur le fétichisme politique, Bourdieu mobilise les analyses de Michels sur l’identification du dirigeant au parti.
Quelques mots de conclusion
Il y a peut-être une contradiction nichée au sein de toute critique du phénomène partisan qui a pour horizon la démocratie. L’enjeu serait alors de rechercher d’autres voies pour le changement social que celle qui passe par les partis, la démocratie représentative, etc. Ce serait peut-être cela, rompre avec ce que Bourdieu appelle le fétichisme politique. On peut aussi peut-être discuter la lecture que propose Bourdieu de Michels lorsqu’il met dans le même sac « néo-machiavélien » Michels et Mosca (cités ensemble, mais à propos de ce que le premier a écrit). On notera encore que le projet, dessiné en creux, de redonner un contenu historique à l’étiologie proposée dans la Sociologie du parti en reste sous la plume de Bourdieu à l’état de projet. Il y aurait donc lieu de prolonger encore cette piste. Mais il est aussi possible de faire un usage critique de Michels, y compris dans ce qu’il peut avoir de plus fixiste. Ce que lui reproche Bourdieu, c’est finalement d’être quelqu’un qui a intérêt au laisser-faire – de fait, ce n’est pas tout à fait le cas (pour Michels, le combat contre les dérives oligarchiques est sans cesse à reprendre), mais surtout on pourrait aussi se dire que la solution aux problèmes posés par l’organisation partisane ne peuvent se résoudre dans l’organisation partisane – ce qui serait si l’on veut la réponse anarchiste, consistant à rendre à l’anarchisme ce que Michels lui doit. Reste néanmoins chez ce dernier cette idée forte que le renoncement à la lutte pour l’émancipation s’observe d’abord dans le renoncement à une organisation vraiment démocratique, de sorte que la démocratie devient pour les partis, même les plus radicaux, un simple produit d’exportation (cf. SP 89 sur l’impossibilité que, dans un parti politique, la démocratie soit à usage interne).
Jean-Christophe Angaut est maître de conférences de philosophie à l’ENS Lyon et membre du collectif de rédaction de la revue anarchiste Réfractions. Il a réalisé la première traduction intégrale en français et la présentation du classique de Robert Michels datant de 1911, Sociologie du parti dans la démocratie moderne. Enquête sur les tendances oligarchiques de la vie des groupes (Paris, Gallimard, collection « Folio inédit essais », 2015).
1 Une première version de ce texte a servi de support à mon intervention au Premier Forum de l’émancipation de Nîmes, co-organisé le 21 janvier 2017 par l’Université Critique et Citoyenne de Nîmes, la Féria du livre de la critique sociale et des émancipations de Nîmes et ATTAC Nîmes. Ce Forum était consacré au thème : « Les partis politiques sont-ils utiles aux émancipations ? ». Ma conférence avait pour titre « Critique sociologique des partis politiques depuis Robert Michels ». Les vidéos du Forum sont consultables sur Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/le-club-mediapart/blog/270117/les-partis-politiques-sont-ils-utiles-pour-les-emancipations .
2 Dans ce qui suit, je me réfère à ma traduction (Robert Michels, Sociologie du parti dans la démocratie moderne, Paris, Gallimard, 2015) par le sigle SP suivi du numéro de page. Au besoin, je cite la précédente traduction de 1914 (dans sa réédition : Robert Michels, Les partis politiques, Paris, Flammarion, 1971) avec le sigle PP suivi du numéro de page.
3 Voir à ce propos Aurélien Berlan, La fabrique des derniers hommes, Paris, La Découverte, 2012.
4 Marianne Enckell, Le refus de parvenir, Paris, Indigènes, 2014.
5 CIRA (coord.), Refuser de parvenir, Paris, Nada, 2016 (voir notamment ma contribution « Déclassement et révolution chez Bakounine »).
6 M. Foucault, Leçon du 1er mars 1978, dans Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Gallimard-Seuil, collection « Hautes Études », 2004, pp. 202-203.
7 M. Foucault, Leçon du 7 mars 1979, dans Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard-Seuil, collection « Hautes Études », 2004, pp. 196-197.
8 P. Bourdieu, Choses dites, Paris, Minuit, 1987.
9 P. Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1980, p. 45.
10 P. Bourdieu, Propos sur le champ politique, Lyon, PUL, 2000, pp. 54 sq.
11 P. Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Seuil, 2012, p. 397.
12 P. Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001. Même si la référence n’est pas indiquée en note, Bourdieu cite l’édition 1971 de la traduction réalisée en 1914 par Samuel Jankélévitch.
13 Ibid., pp. 213-258 et plus particulièrement p. 246 et pp. 253-256 pour les mentions explicites de Michels.
14 Voir par exemple Guillaume Erner, « Le mal que Bourdieu a fait à la gauche », Huffington Post, 22/01/2012 (disponible en ligne : http://www.huffingtonpost.fr/guillaume-erner/anniversaire-bourdieu-gauche_b_1213907.html), qui s’achève par cette tirade héroïque : « Le grand soir ou rien, telle est finalement la maxime de ces intellectuels de gauche devenus nihiliste [sic] par incapacité à digérer leur marxisme. Cette passion pour le nihilisme est parfaitement symbolisée par le soutien que Pierre Bourdieu apporta, parmi d’autres intellectuels de gauche, à la candidature de Coluche en 1981. Coluche plutôt que Mitterrand, car Mitterrand, c’était évidemment Giscard : voilà ce que fut aussi la contribution de Pierre Bourdieu à l’histoire de la gauche française. »
15 Rappelons le texte de l’affiche qui annonce la candidature de Coluche : « J’appelle les fainéants, les crasseux, les drogués, les alcooliques, les pédés, les femmes, les parasites, les jeunes, les vieux, les artistes, les taulards, les gouines, les apprentis, les Noirs, les piétons, les Arabes, les Français, les chevelus, les fous, les travestis, les anciens communistes, les abstentionnistes convaincus, tous ceux qui ne comptent pas pour les hommes politiques à voter pour moi, à s’inscrire dans leurs mairies et à colporter la nouvelle. Tous ensemble pour leur foutre au cul avec Coluche. »
16 P. Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, op. cit., pp. 259-279.
17 Ibid., p. 265. Voir à ce propos les analyses de Claude Gautier, « La voix des sans-voix : condamnés à être parlés ? La condition du porte-parole », in R. Descendre et J.-L. Fournel (dir.), Langages, politique, histoire : avec Jean-Claude Zancarini, Lyon, ENS Éditions, Hors collection, 2015, pp. 587-598, et « La représentation chez Pierre Bourdieu : de la délégation comme décision à la délégation comme dépossession. Hypothèses de lecture », Cités, 2012, nᵒ 51, pp. 65-77, https ://www.cairn.info/revue-cites-2012-3-page-65.htm .
18 Langage et pouvoir symbolique, op. cit., pp. 275 sq.
19 Ibid., p. 277.
20 Ibid., p. 246. La phrase citée (renvoyant à PP 101) n’existe pas dans le texte allemand – mais on trouve une déclaration analogue sous la plume de Michels (SP 196).
21 Ibid., p. 249.
22 Ibid., pp. 253-255.