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Quelle démocratie ouvrière contre le despotisme d’usine ?
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://npa2009.org/idees/histoire/quelle-democratie-ouvriere-contre-le-despotisme-dusine
« Le communisme, c’est le pouvoir des soviets plus l’électrification de tout le pays », déclarait Lénine en novembre 1920. Mais quid de l’organisation de la production et du travail, des rapports de pouvoir dans l’économie et les entreprises ?
A l’occasion du centenaire de la révolution russe, de nombreux ouvrages sont publiés, republiés ou traduits qui apportent des éclairages sinon nouveaux, en tous cas plus détaillés sur les principales phases du renversement du capitalisme en Russie. Ainsi, dans le dossier « Retours sur Octobre 17 » du numéro 34 de la revue Contretemps, Antoine Artous, dans son article « L’imprévu de la question de l’Etat », aborde la question du despotisme d’usine. Après avoir rappelé la faible prise en compte de cette question par Lénine et les bolcheviks, il nous laisse sur notre faim en en restant, dans ce texte, à une formulation générale et atemporelle : « le despotisme d’usine ne décrit pas – comme on le dit parfois – des formes d’organisation de la production du 19e siècle ou même seulement le taylorisme, il désigne les conditions générales du procès de production capitaliste caractérisé par une séparation entre les tâches de conception/organisation du travail et son exécution ». Puis l’auteur passe à autre chose… Il me semble qu’on ne peut pas laisser là les choses, pour plusieurs raisons.
Le droit à la critique
Dans les courants trotskystes en France, la critique de la révolution russe a longtemps été prisonnière d’une certaine frilosité. Tout semblait se résumer à la critique de Trotsky dans La Révolution trahie : « l’interdiction des partis d’opposition a conduit à l’interdiction des fractions. L’interdiction des fractions a aboutit à l’interdiction de "penser autrement" que le dirigeant infaillible. Le monolithisme du parti, instauré de manière policière, a amené l’impunité pour la bureaucratie, impunité qui devenait la source de l’arbitraire illimité et de la corruption. » La chute du Mur de Berlin et ses suites ont permis de « passer à autre chose ».
Un certain nombre d’auteurs, de militants s’étaient déjà penchés sur la question de l’organisation du travail. C’est ainsi que Robert Linhart, en 1976, dans son ouvrage « Lénine, les paysans, Taylor »1 décortiquait les théorisations de Lénine sur les vertus de l’organisation capitaliste du travail. Plus récemment Bruno Trentin, syndicaliste italien, reprenait le débat à partir d’une critique de Gramsci, en remettant en cause à cette occasion certains présupposés de l’action syndicale.2 Si d’autres auteurs ont depuis abordé cette question, la publication en français d’importants ouvrages ciblant les développements de la révolution russe dans les usines fournit des matériaux nouveaux pour aborder cette question. En fait plusieurs questions, qui ne sont évidemment pas indépendantes, restent à approfondir.
Despotisme d’usine
Le mode de production capitaliste se caractérise pour les travailleurs par une double dépossession : d’une part, ils perdent la propriété des outils de production, qui deviennent la propriété privée des capitalistes, de l’autre ils perdent la maîtrise technique, organisationnelle du procès de production.
Marx avait abordé cette question. « Ce n’est pas seulement le travail qui est divisé, subdivisé et réparti entre divers individus, c’est l’individu lui-même qui est morcelé et métamorphosé en ressort automatique d’une opération exclusive, de sorte que l’on trouve réalisée la fable absurde de Menenius Agrippa, représentant un homme comme fragment de son propre corps ». Avec la manufacture, « les puissances intellectuelles de la production se développent d’un seul coté parce qu’elles disparaissent sur tous les autres. Ce que les ouvriers parcellaires perdent se concentre en face d’eux dans le capital. La division manufacturière leur oppose les puissances intellectuelles de la production comme la propriété d’autrui et comme pouvoir qui les domine. L’enrichissement du travailleur collectif et par suite du capital en forces productives sociales a pour effet l’appauvrissement en forces productives individuelles. »3
Dans les traditions du mouvement ouvrier, le conflit entre le capital et le travail se concentre sur la dépossession des moyens de production qui permet aux capitalistes de s’approprier le surproduit du travail. Les mobilisations ouvrières ont le plus souvent pour enjeu la lutte pour une autre répartition de la plus-value. Les questions d’organisation du travail sont en général abandonnées aux dirigeants d’entreprise, les luttes se réduisant en fait à limiter les excès de violence de la hiérarchie.
Le taylorisme
La première conséquence de l’appropriation par les capitalistes des moyens de production a été la moindre énergie mise par les producteurs, dessaisis de leurs outils de travail, à produire pour un patron. Le système de Taylor aura pour fonction première d’augmenter la productivité du travail. Le moyen consiste à donner au propriétaire capitaliste les moyens de s’approprier toutes les connaissances pratiques jusqu’alors monopolisées par les ouvriers.
Taylor, qui a été d’abord ouvrier puis contremaître, a constaté par lui-même que les ouvriers ont des connaissances professionnelles empiriques qu’ils cachent à la hiérarchie et utilisent pour ralentir la production malgré les ordres, menaces, récompenses et primes. Il en déduit que « la première obligation [d’une direction « scientifique »] est constituée par le rassemblement délibéré, par ceux qui font partie de la direction, de la grande masse de connaissances traditionnelles qui, dans le passé, se trouvait dans la tête des ouvriers qui s’extériorisait par l’habileté physique qu’ils avaient acquise par des années d’expérience. »4 Le fordisme viendra en complément du taylorisme en organisant la mise en commun des travaux parcellisés avec un contrôle, une automatisation des gestes et de leurs temps d’exécution.
L’aliénation
Dès le Manifeste, Marx souligne les « effets destructeurs du machinisme et de la division du travail ». L’aliénation sociale dans le capitalisme se constitue à partir du moment où le travailleur est séparé de ses outils de travail, soumis à l’esclavage du machinisme. Il devient « naturel » qu’il ne décide pas comment il doit travailler ni ce qu’il doit produire.
Le capitalisme conforte cette « normalité » par des institutions comme l’école, la famille, les médias. Les richesses produites, les forces productives échappent au travailleur, lui font face comme des éléments extérieurs incompréhensibles, mystérieux. Cette aliénation globale, qui interdit à l’homme et au travailleur d’avoir un droit de regard sur ce qui constitue la base de la vie, la production, est propre au capitalisme et au salariat. Ce sont les rapports économiques et sociaux, construits sur la division capitaliste du travail qui en sont responsables. L’émancipation humaine, par voie de conséquence, viendra de l’abolition de ces rapports.
Le taylorisme comme base de la production socialisée ?
L’appréciation de Lénine sur le système Taylor, tout en évoluant au fil du temps, est pour le moins chargé d’ambiguïtés. D’abord, un jugement critique qui dénonce un « système scientifique pour pressurer l’ouvrier » : « le système Taylor, c’est l’asservissement de l’homme par la machine »5. Mais en se précisant, cette critique devient moins radicale, Lénine semblant regretter que l’organisation scientifique du travail soit limitée à l’intérieur de l’usine : « tous ces perfectionnements poussés se font contre l’ouvrier ; ils visent à l’écraser et à l’asservir encore davantage, sans aller au-delà d’une distribution rationnelle et raisonnée du travail à l’intérieur de la fabrique. Une question se pose tout naturellement : et la distribution du travail à l’intérieur de la société tout entière ? Quelle masse de travail se fait pour rien à l’heure actuelle, du fait de l’incohérence, de l’état chaotique où se trouve plongé l’ensemble de la production capitaliste ! »6
Pour finalement être reconnu comme partiellement utile : « à l’insu de ses auteurs et contre leur volonté́, le système Taylor prépare le temps où le prolétariat prendra en main toute la production sociale et désignera ses propres commissions, des commissions ouvrières, chargées de répartir et de régler judicieusement l’ensemble du travail social. La grande production, les machines, les chemins de fer, le téléphone, tout cela offre mille possibilités de réduire de quatre fois le temps de travail des ouvriers organisés, tout en leur assurant quatre fois plus de bien-être que maintenant. »7
Au bout du compte, « la tâche qui incombe à la République socialiste soviétique peut être brièvement formulée ainsi : nous devons introduire dans toute la Russie le système Taylor et l’élévation scientifique, à l’américaine, de la productivité́ du travail, en l’accompagnant de la réduction de la journée de travail, de l’utilisation de nouveaux procédés de production et d’organisation du travail, sans causer le moindre dommage à la force de travail de la population laborieuse. »8
Dans le même temps l’augmentation de la productivité peut fournir les bases matérielles de la disparition de l’Etat : « Au contraire, l’introduction du système Taylor, orientée correctement par les travailleurs eux-mêmes, s’ils sont suffisamment conscients, sera le moyen le plus sûr d’assurer à l’avenir une réduction considérable de la journée de travail obligatoire pour l’ensemble de la population laborieuse, ce sera le moyen le plus sûr pour nous de réaliser en un laps de temps relativement bref une tâche que l’on peut formuler à peu près ainsi : six heures de travail physique par jour pour chaque citoyen adulte et quatre heures de travail d’administration de l’Etat. »9
L’ambiguïté naît de la priorité donnée à l’augmentation de la productivité assise sur l’organisation capitaliste du travail, qui doit précéder les tentatives de rupture avec la division capitaliste du travail : « l’expropriation des capitalistes entraînera nécessairement un développement prodigieux des forces productives de la société humaine. Mais quelle sera la rapidité́ de ce développement, quand aboutira-t-il à une rupture de la division du travail, à la suppression de l’opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel, à la transformation du travail en "premier besoin vital", c’est ce que nous ne savons ni ne pouvons savoir. »10
Les enjeux de la démocratie « soviétique »
Dans un pays où la classe ouvrière est déjà peu qualifiée, situation qui ne fera que s’amplifier avec les ponctions effectuées du fait de la guerre mondiale puis de la guerre civile, l’expropriation du savoir ouvrier, sa réduction à des taches parcellaires aussi simples et normalisées que possible ne se résume pas à une simple captation des connaissances par des techniciens ingénieurs. Lénine propose d’affronter cette situation avec le mot d’ordre « apprendre à travailler, c’est à présent la tâche principale de la république des soviets, une tâche qui concerne le peuple entier »11 et la proposition d’introduire systématiquement les méthodes tayloriennes dans l’industrie.
Le seul garde-fou était que celles-ci devaient être mises en place sous la direction des travailleurs eux-mêmes. Mais face aux tâches de l’heure, c’est un autre fonctionnement qui est privilégié : « toute la grande industrie mécanique, qui constitue justement la source et la base matérielle de production du socialisme, exige une unité́ de volonté rigoureuse, absolue, réglant le travail commun de centaines, de milliers et de dizaines de milliers d’hommes. Sur le plan technique, économique et historique, cette nécessité́ est évidente, et tous ceux qui ont médité́ sur le socialisme l’ont toujours reconnue comme une de ses conditions. Mais comment une rigoureuse unité́ de volonté peut-elle être assurée ? Par la soumission de la volonté́ de milliers de gens à celle d’une seule personne (…) la soumission sans réserve à une volonté́ unique est absolument indispensable pour le succès d’un travail organisé sur le modèle de la grande industrie mécanique. Elle est deux fois et même trois fois plus indispensable dans les chemins de fer. Et c’est ce passage d’une tâche politique à une autre en apparence totalement différente de la première, qui constitue toute l’originalité́ du moment actuel. La révolution vient de briser les plus anciennes, les plus solides et les plus lourdes chaînes imposées aux masses par le régime de la trique. C’était hier. Mais aujourd’hui la même révolution exige (…) justement, dans l’intérêt du socialisme, que les masses obéissent sans réserve à la volonté unique des dirigeants du travail. Il est clair qu’une pareille transition ne se fait pas d’emblée. »12
Les débats, les conflits ne porteront pas sur la mise en cause du despotisme d’usine sous l’angle de la division capitaliste du travail dans la production. Renonçant, au nom de la nécessité du rétablissement de l’activité économique, à toute remise en cause de l’organisation du travail, Lénine et les bolcheviks misent sur la démocratie sociale pour en faire accepter les contraintes. De ce fait, les débats se concentrent sur les organes, le niveau et le type de représentation censés assurer cette démocratie sociale.
Qui exerce le « contrôle ouvrier » ?
A partir de février 1917, le prolétariat s’organise, prend ses affaires en mains. Les comités d’usine, qui se constituent par milliers dans toute la Russie, organisent les ouvriers dans les entreprises sous le contrôle des assemblées générales. Cette construction se fait à partir de leurs revendications « immédiates ». La journée de huit heures, l’arrêt de la répression sont les points de départ. Les comités d’usine se donnent pour mission d’épurer les rangs de l’administration des usines pour prendre en main l’ensemble de leur gestion. La résolution finale de la conférence des comités d’usines de Kharkov les décrit comme des « organisations combattantes, élues sur le principe de la plus large démocratie et dotées d’une direction collective ». Quant à leurs objectifs, ils consistent en « la mise en place de nouvelles conditions de travail [et] l’organisation du contrôle absolu de la production et de la distribution par les travailleurs. » Cette résolution aborda également les questions « politiques », réclamant notamment qu’il y ait « une majorité́ prolétarienne au sein de toutes les institutions jouissant d’un pouvoir exécutif. »13
Dès mars 1917, c’est l’idée du contrôle ouvrier qui s’impose, tout d’abord « offensif » avec la mise en avant des revendications ouvrières, en souffrance depuis février, puis rapidement « défensif » puisqu’il faut assurer le maintien, le redémarrage de l’activité économique, industrielle. Il faut imposer aux propriétaires d’organiser la production depuis l’approvisionnement des matières premières jusqu’à leur distribution ; ou les remplacer quand ils refusent de le faire ou se sont enfuis ; et assurer la sécurité des entreprises.
En pratique, ces comités ne remettent pas en cause le droit de la direction capitaliste à gérer les aspects économiques et techniques de la production. Les débats et les décisions sont déterminés par deux questions : la désorganisation de l’ensemble du système productif et le sabotage des propriétaires des moyens de production.
Au moment de l’insurrection de février 1917, il existait plusieurs organisations syndicales mais avec une faible influence au sein des usines. La plupart de leurs dirigeants étaient des mencheviks, hostiles à l’idée que les ouvriers puissent intervenir dans la gestion des usines. Au cours des premiers mois de 1917, les effectifs des syndicats grimpèrent de quelques dizaines de milliers à un million et demi. La plupart de ces nouvelles adhésions s’avéraient cependant de pure forme : appartenir à un syndicat s’inscrit dans la tradition pour tout ouvrier et toute ouvrière radicale.
La dépossession des comités d’usine
Fin août 1917, la conférence des comités d’usine de Petrograd avait mis en place un « conseil central des comités d’usine » ayant pouvoir de remettre en cause les décisions des comités. A partir de ce moment, les débats et tensions se sont cristallisés entre la nécessité de la centralisation des décisions économiques et les prérogatives des comités d’usine comme structures de base.
Tout le monde était conscient de la nécessité de coordonner les activités économiques, les approvisionnements et la distribution. Mais les positions défendues par les partis, syndicats ou soviets étaient plus déterminées par des rapports de forces politiques que par l’efficacité supposée de telle ou telle organisation de l’activité. Les soviets sont des organisations géographiques qui regroupent les paysans, les soldats et les ouvriers. Pour ces derniers, les choses se compliquent car la guerre et la construction d’un appareil d’Etat « ouvrier » absorbent une grand part des plus conscients et politisés. Dans les entreprises, ils sont remplacés par des soldats revenant des combats, des ouvriers-paysans qui souvent gardent une double activité et/ou des attaches sociales doubles qui pèsent sur leurs positionnements politiques. Les débats avec les communistes de gauche, l’Opposition ouvrière, les anarchistes, à partir de présupposés politiques différents, ont notamment porté sur ces divergences à propos du niveau de décision.
Pour Lénine et surtout Trotsky, les urgences économique et militaire imposent une centralisation des décisions au niveau national, comme dans le cas central des chemins de fer.14 En situation de guerre, de désorganisation économique quasi totale, les chemins de fer sont au coeur des enjeux industriels et militaires. Si leur organisation et leur fonctionnement ne peuvent être pris en charge par les seuls cheminots, la centralisation s’est faite d’en haut, par des organes d’Etat autonomisés qui ont imposé une brutale intensification de travail. La manière dont devait s’effectuer la prise en main de l’économie et des entreprises n’était manifestement pas clairement établie.
Lénine, Trotsky et les bolcheviks ont concentré leurs réflexions sur les questions de pouvoir politique, auxquelles se sont ajoutées les questions militaires. Avec des hésitations sur le caractère même de la révolution en cours, de la société en construction ; avec l’évocation d’un capitalisme d’Etat, de déformations bureaucratiques et autres formules renvoyant aux difficultés objectives de la construction d’un appareil d’Etat « nouveau » et de la reconstruction de l’appareil de production. Dans la pratique, c’est en grande partie l’attitude de la bourgeoisie, des propriétaires des moyens de production, qui a déterminé les décisions et leur rythme, notamment en ce qui concerne les nationalisations.
Le débat sur la nature du contrôle ouvrier s’est résumé à la place prise par les syndicats dans la gestion économique et industrielle de la Russie, dans un système où les décisions étaient de plus en plus prises loin du niveau des entreprises. La croissance de la bureaucratisation « par en haut et par en bas », comme l’a décrit Marc Ferro15, a achevé de réduire les pouvoirs des organisations « d’en bas » au profit des structures « d’en haut » qui ont été de plus en plus étroitement contrôlées par le parti.
Isaac Deutscher rappelle ce que fut, après Octobre, son orientation vis-à-vis des comités d’usine : « les bolcheviks en appelèrent alors aux syndicats pour rendre un service un peu particulier à l’Etat soviétique embryonnaire : discipliner les comités d’usines. Contre la volonté de ceux-ci, les syndicats formèrent leur propre organisation nationale ouvrière, annoncèrent la convocation d’un congrès panrusse des comités et exigèrent leur soumission totale à ses décisions. Les comités étaient cependant trop puissants pour capituler si vite. Vers la fin de 1917, on parvint à un compromis par lequel les comités acceptaient un nouveau statut : ils formeraient la base organisationnelle sur laquelle les syndicats eux-mêmes s’appuieraient ; mais du coup, bien sûr, ils se trouveraient de facto incorporés aux syndicats. Peu à peu, ils renoncèrent à s’opposer aux syndicats, que ce soit localement ou au plan national, voire simplement à agir indépendamment d’eux. Les syndicats devenaient désormais les canaux privilégiés par lesquels le gouvernement dirigeait l’industrie. »16
L’actualité de ces questions
Pour Rosa Luxembourg, « le socialisme doit être fait par les masses, par chaque prolétaire. C’est là où ils sont rivés à la chaîne du capitalisme que la chaîne doit être rompue ».17 Les questions soulevées par la mise en cause de l’organisation capitaliste du travail ne sauraient résumer l’ensemble des interrogations liées à la révolution russe et à l’évolution de ce socialisme « réellement existant ». Victor Serge proposait en 1920 une réponse provisoire (sur laquelle il reviendra lui-même par la suite) aux interrogations : « suppression des libertés dites démocratiques ; dictature appuyée au besoin par la Terreur ; création d’une armée ; centralisation pour la guerre, de l’industrie, du ravitaillement, de l’administration (d’où étatisme et bureaucratie) ; enfin, dictature d’un parti... Il n’est, dans ce redoutable enchaînement de nécessités, pas un anneau que l’on puisse ôter, pas un anneau qui ne soit rigoureusement conditionné par celui qui le précède et qui ne conditionne celui qui le suit. »18
Depuis, le capitalisme a étendu son mode de production à l’ensemble de la planète, et l’organisation capitaliste du travail s’est grandement « perfectionnée ». Avec la généralisation du taylorisme couplée au fordisme, puis le toyotisme et le lean management, l’étape actuelle vise la captation de l’ensemble des capacités des travailleurs. Le récent documentaire de Cash Investigation montrant les conditions d’exploitation chez Free et Lidl illustre cette sinistre réalité.
Dans toute la période des Trente glorieuses, le mouvement syndical a largement accepté, partagé la logique de la puissance productive incontournable du taylorisme et du fordisme. Ce n’est qu’à partir de Mai 68, des grèves des OS, de la lutte des Lip que cette approche a été remise en cause. De nombreux sociologues ont commencé à ausculter les organisations du travail pendant que médecins (notamment du travail) et psychologues mettaient en avant les dégâts du travail. Même si ces questionnements concernent d’abord la santé physique voir psychique des travailleurs, de nombreux auteurs commencent à mettre le travail, son organisation au cœur de l’émancipation, du changement de société.
Robert Pelletier
- 1.Seuil, 1976.
- 2.Bruno Trentin, « La cité du travail. Le fordisme et la gauche », Fayard, 2012.
- 3.Karl Marx, « Le Capital », Editions sociales, tome 2, page 50.
- 4.Frederic Winslow Taylor, « La direction scientifique des entreprise », Dunod, 1957, page 80.
- 5.Œuvres, Editions du progrès/Editions sociales (5e édition), tome 20, pages 156-158.
- 6.Ibid., page 157.
- 7.Ibid., page 158.
- 8.Œuvres, tome 42, pages 64-65.
- 9.Ibid., page 65.
- 10.Œuvres, tome 20, page 157.
- 11.Œuvres, tome 33, page 375.
- 12.Ibid.
- 13.Cité par Maurice Brinton, « Les Bolchéviques et le contrôle ouvrier, 1917-1921 – L’Etat et la contre-révolution », Les Nuits rouges, 2017, page 33.
- 14.Voir Robert Linhart, op. cit., chapitre 4.
- 15.« Des soviets au communisme bureaucratique », réédition 2017, Gallimard Folio histoire.
- 16.« Soviet Trade Unions : Their Place in Soviet Labour Policy », 1950, https ://www.marxistsfr.org/archive/deutscher/195...
- 17.« Notre programme et la situation politique », discours au Congrès de fondation du Parti communiste d’Allemagne (Ligue Spartacus).
- 18.« Les anarchistes et l’expérience de la révolution russe », in « Mémoires d’un révolutionnaire et autres écrits politiques – 1908-1947 », Bouquins Fayard, 2001, p.148.