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    La fabrique de la théorie. Retour sur les années 1997-2017

    Lien publiée le 31 janvier 2018

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    http://www.contretemps.eu/fabrique-theorie-budgen-kouvelakis/

    Dans cet entretien, Sebastian Budgen et Stathis Kouvélakis proposent une vue d’ensemble des développements de la théorie marxiste et du radicalisme intellectuel au cours des deux dernières décennies saisis à travers le prisme des transferts culturels entre la France et l’aire anglophone. La focale de la discussion ne porte pas tant sur le contenu conceptuel des théories que sur les conditions matérielles, économiques et institutionnelles de leur production et de leur diffusion.

    Cette « fabrique de la théorie » est abordée à travers le triangle que forment l’édition, l’université et la politique organisée, la dynamique des transferts culturels ne cessant d’infléchir la relation entre ces trois pôles. Une telle approche vise à mettre en lumière les avancées, mais aussi, et surtout, les difficultés auxquelles n’ont cessé de se heurter les tentatives de relance d’un programme historico-matérialiste qui s’efforce de tenir ensemble travail théorique et intervention politique anticapitaliste. A cette fin, comme le recommandait déjà Karl Korsch, il est nécessaire d’appliquer au matérialisme historique lui-même une méthode d’analyse historico-matérialiste. 

    Sebastian Budgen est l’un des responsables des éditions Verso, elles-mêmes liées à la New Left Review, revue historique du marxisme anglophone née au début des années 1960[1]. Il est également l’un des fondateurs de Historical Materialism, la revue dont la création et les activités multiformes (colloques, collection de livres, site) ont signalé un nouveau départ pour le marxisme au niveau international[2]. Depuis une vingtaine d’années, il joue un rôle essentiel de passeur culturel entre les deux côtés de la Manche, brassant quantité de projets d’édition, de traduction et de revues.

    Stathis Kouvélakis enseigne depuis 2002 la philosophie politique au King’s College de Londres, tout en militant dans la gauche radicale en Grèce et en France. Il est notamment l’auteur de Philosophie et révolution (réédité récemment par les éditions La Fabrique et dont on pourra lire ici la conclusion), La Grèce, Syriza et l’Europe néolibérale (un livre d’entretiens avec Alexis Cukier paru aux éditions La Dispute en 2016), La France en révolte (Textuel, 2007), et de nombreux articles.

    Londres-Paris : reconstruire des passages

    Stathis Kouvélakis (SK) : Je propose de commencer par un saut en arrière dans le temps de 20 ans. Tu es à l’époque rédacteur-en chef adjoint de la New Left Review (NLR), revue associée aux éditions Verso, pour lesquelles tu commences à travailler quelques années plus tard et jusqu’à aujourd’hui. Tu es donc envoyé par en France en tant que porteur d’une mission précise que te confie la NLR mais aussi d’un agenda plus personnel, qui se fonde sur ton activité militante mais aussi sur l’expérience de Historical Materialism (HM) que tu es en train de lancer à cette époque avec un groupe de camarades et d’ami.e.s. En quoi consiste plus précisément le travail que tu entreprends en France à partir de 1997 ?

    Sebastian Budgen (SB) : Au sein de la NLR, ce qui a déclenché un renouveau d’intérêt pour la France, c’est le mouvement social de 1995, dont il faut toutefois préciser qu’il n’a pas eu d’impact significatif dans le monde anglophone ; rien de comparable avec le coup de tonnerre ressenti, en France bien sûr, mais également dans d’autres pays européens. Il a pourtant agi comme une petite piqûre de rappel du fait que la France existait encore politiquement pour la gauche radicale. En effet, pour une grande partie de la gauche radicale européenne, la France avait jusqu’alors été mise au placard.

    SK : Ce que résume la fameuse formule de Perry Anderson, qui date du début des années 1980, « Paris est devenu la capitale de la réaction intellectuelle européenne »[3].

    SB : Exactement. Mais même après ce pic d’antimarxisme et d’anticommunisme, l’état d’esprit prédominant était que rien de bien intéressant n’allait désormais se produire en France. Sur le plan intellectuel, ce qui retenait l’attention c’était la pensée française qui s’exportait, surtout le poststructuralisme, et, plus largement, ce qu’on appellera plus tard la French Theory[4]. Baudrillard, je me rappelle, était encore très en vue à ce moment-là, certes très controversé, à la fois tête de turc mais aussi objet de fascination pour certains. Toute une partie du paysage, Bourdieu par exemple, était relativement ignoré, ou juste perçu à la marge, essentiellement comme un sociologue de l’éducation ou de la culture. La seule exception était Derrida avec Spectres de Marx, paru en 1993, qui a bénéficié d’une réception internationale[5]. Mais, même dans ce cas, c’était vu plutôt comme une trajectoire individuelle et non comme faisant partie d’une tendance plus générale.

    De mon côté, je soupçonnais que tout cela n’était pas exact, qu’il fallait voir du côté du mouvement social, des nouvelles formes de radicalité, et de ce qui pourrait éventuellement se dessiner au niveau politique, même si rien de tout cela n’était clair dans ma tête car je ne disposais que de peu d’éléments. L’idée était donc d’entreprendre sur place la cartographie la plus précise possible à la fois de ce qui restait de la tradition marxiste et des nouvelles tendances qui pointaient.

    J’ai donc commencé par de très nombreux entretiens, qui couvraient un spectre très large de positionnements intellectuels. Je me souviens notamment que Pierre Rosanvallon – parmi d’autres – était très inquiet de ce qu’il pensait voir émerger à ce moment-là, et qu’il appelait par un terme comme le « nouveau communisme ».

    SK : Philippe Raynaud, un libéral qui se situe plus à droite que Rosanvallon, a fait par la suite un constat similaire dans son livre L’extrême gauche plurielle[6]. Il date du mouvement de 1995 un renouveau du radicalisme intellectuel de gauche en France. Il faut dire aussi que son livre paraît en 2006, au moment où l’écho du mouvement altermondialiste est encore puissant et où la France connaît les secousses de la révolte des quartiers populaires et du Non au référendum sur le TCE, bientôt suivi par le mouvement contre le CPE.

    SB : D’une façon générale, l’état d’esprit au sein de la gauche radicale était très optimiste. Je me souviens d’une conversation avec Gilbert Achcar qui disait que la situation en France était caractérisée par le fait que l’intellectuel le plus connu dans le pays était marxiste – il parlait de Bourdieu ! Il ajoutait que même si les choses ne se décantaient pas au niveau politique, ce n’était pas, dans l’immédiat, très grave.

    SK : Il faut quand même préciser que la victoire de la « gauche plurielle » aux législatives de 1997, à peu près au moment de ton arrivée à Paris, était un effet différé de 1995. Pas grand-monde n’imaginait, avant le mouvement de 1995, qu’une majorité de gouvernement avec des socialistes, des communistes et des écologistes puisse se former. Il faut se rappeler qu’en 1993, à peine quatre ans auparavant, les socialistes avaient essuyé une défaite électorale humiliante et que la fin du second mandat de Mitterrand s’était déroulée dans une atmosphère crépusculaire.

    SB : Pour en venir au champ du marxisme français, ce qui m’a frappé, c’est qu’il y avait encore des cadres comme la revue Actuel Marx et le congrès Marx international initié par cette revue[7]. Mais le champ ne me semblait pas très dynamique, et en dehors de ce périmètre, régnait une hostilité au marxisme, ou une indifférence, très forte, y compris dans la gauche radicale. Cette réaction pouvait prendre une forme théorisée, chez les bourdieusiens par exemple, ou plus diffuse, dans un « mouvementisme » qui influençait y compris des intellectuels issus de la LCR et au-delà. Christophe Aguiton – qui a toujours essayé de flairer ce qui bougeait, ce qui était nouveau – en est une figure assez représentative.

    La perception dominante, y compris dans de larges secteurs de la gauche radicale et des mouvements sociaux, était que le marxisme était lié à des appareils ou des réseaux déclinants. Effectivement, de ce point de vue, les congrès Marx internationaux, ou les diverses manifestations organisés par Actuel Marx ou Espaces Marx étaient assez déprimants.

    SK : Dans quelle mesure dirais-tu que la situation dans le monde britannique, et plus généralement anglophone, était à ce moment-là différente ?

    SB : Politiquement, le contraste était net puisque Tony Blair et le parti travailliste venaient de remporter les élections, et que la « troisième voie » théorisée par Anthony Giddens était dominante dans le mainstream politique et intellectuel. Si on restreint la focale à la gauche radicale, le pari entrepris en lançant HM était que la vague postmarxiste était sur le déclin, et on sentait que c’était effectivement le cas sur la plan intellectuel et universitaire. Une nouvelle forme de débats disciplinaires apparaissait, dans laquelle le marxisme était bienvenu, il occupait une place légitime, même s’il agissait d’une place  dominée. Dans le champ des relations internationales – traditionnellement très conservateur et hostile à la théorie –  du fait de la percée des néogramsciens  et des débats sur le développement inégal et combiné, le phénomène était frappant, mais cela se passait également ailleurs, de façon plus fragmentée.

    On sentait également, et c’était une autre différence majeure avec la France, qu’un renouvellement générationnel était possible, pas forcément à grande échelle dans l’immédiat, mais que c’était jouable à une échéance prévisible. Dans HM notre idée était qu’en faisant appel à toute une série d’intellectuels, plutôt marqués par les années 1970, on pouvait les convaincre d’aider à passer le relais à une autre génération, que c’était quelque chose qui pouvait les intéresser, peut-être même les enthousiasmer, et que cela pouvait également intéresser les jeunes. Effectivement, la réception fût assez bonne – sauf parmi certains intellectuels comme Étienne Balibar…

    En France, on ne sentait pas du tout un intérêt pour le marxisme parmi les jeunes. D’autres choses prenaient la place, et l’idée d’en parler relevait de débats anciens, ennuyeux, difficiles, liés à des problématiques organisationnelles dépassées ou engluées. Là se trouve également un autre ensemble de facteurs explicatifs. La moindre structuration du milieu marxiste ou radical anglophone signifiait qu’il y avait moins d’épaisseur pratico-inerte, pour parler comme Sartre, à combattre. Il n’y avait que des revues, pas de projets d’organisation derrière, et surtout pas le boulet morbide du PC.

    La structure du marché du travail universitaire était également plus ouverte. Ce dernier aspect m’avait beaucoup frappé. Quand on s’est rencontré en 1997, tu m’as dit que c’était quasiment impossible de trouver un directeur de thèse en philosophie en France qui accepterait de diriger une thèse sur Foucault en philosophie, sans parler de Marx ou du marxisme. Tu avais ta propre expérience en la matière et, dans ta trajectoire universitaire, tu as testé cette hypothèse, qui t’a rapidement conduit à franchir la Manche. On sentait donc que du côté universitaire c’était complètement bloqué, tandis que des îlots existaient encore dans le monde anglophone. En Amérique du nord, il y avait même des revues comme Rethinking Marxism[8], basé à l’université d’Amherst, dans le Massachussetts, ou des départements comme celui de science politique à l’université de York, au Canada, qui étaient capables de se renouveler, d’offrir des postes à celles et ceux qui finissaient leur thèse.

    Pensées critiques et transferts éditoriaux

    SK : Venons-en maintenant au champ de l’édition, après tout cela fait bientôt deux décennies que tu y travailles. Dès ton arrivé, tu as donc essayé de renouer des fils, qui, en ce qui concerne la pensée marxiste et radicale, avaient été rompus depuis la fin des éditions Maspero, qui furent le principal lieu de traduction relativement systématique de travaux qui venaient du monde anglophone. Il est caractéristique que des livres comme L’âge des extrêmes d’Eric Hobsbawm ou celui de Kristin Ross sur mai 68 n’aient pas trouvé d’éditeur en France. Il a fallu des initiatives de type militant, et le parrainage du Monde diplomatique, pour que ces deux ouvrages importants puissent paraitre, chez un éditeur belge du reste[9]. Est-ce que tu as relevé au niveau du mainstream éditorial en France une évolution de la situation, une réceptivité plus grande par rapport à ce qui tu pouvais leur proposer en tant que représentant des éditions Verso ?

    SB : En 1997, le monde français de l’édition était complètement fermé à tout ce qui relevait du marxisme. Maspero n’existait plus et, du côté de Verso, nous n’avions que des liens résiduels avec des éditeurs comme Galilée, qui avait publié Baudrillard et Derrida. A cette petite exception près, on n’avait aucun échange avec des éditeurs français, petits ou grands.

    Certes, dans ce contexte, était apparu le « filon » Bourdieu que les éditeurs essayaient de rattraper. Le succès de La misère du monde, puis de la collection Raisons d’agir, les a pris totalement par surprise. Ils ne savaient pas comment s’y prendre mais ils savaient qu’il y avait un marché là !  J’ai donc tapé ma tête contre le mur pendant plusieurs années, à essayer de parler de Zizek, tout d’abord avec les grands éditeurs. Il était en pleine ascension dans le monde anglophone, Verso est son principal éditeur, et je pensais que c’était l’auteur le plus facile à faire passer ici à cause de ces références théoriques francophones mais aussi parce qu’il apparaissait comme un personnage plus assimilable dans le paysage français.  A l’époque, Zizek était quasiment inconnu en France en dehors de tout petits cercles lacaniens – son Essai sur Schelling  a été publié en 1997  chez L’Harmattan[10], c’est dire… Son style, qui n’entrait pas du tout dans les codes disciplinaires de l’université, était vu comme rebutant. Il n’était pas pris au sérieux comme philosophe, et comme il n’y a pas en France de champ théorique comparable aux cultural studies, ou à la Theory, il n’arrivait pas à entrer dans les cadres du monde éditorial français.

    Par ailleurs, avec ce qu’il commençait à dire à la fin des années 1990 sur Lénine, la révolution russe, et ses provocations sur Staline ou la dictature du prolétariat, il était devenu impossible à assimiler. S’il a réussi à percer par la suite, c’est essentiellement grâce aux petits essais parus aux éditions Climats, donc avec ses écrits les plus pamphlétaires. Il a été perçu comme un essayiste polémique –  dans un genre adoré par les journalistes – mais pas comme un philosophe ou un penseur politique sérieux, plutôt comme quelqu’un qui pouvait être récupéré aussi bien par la droite et la gauche, et dont les saillies pouvaient être reprises par des critiques conservatrices.

    SK : Il est caractéristique que même un livre purement philosophique comme The Ticklish Subject que j’ai traduit et qui est paru chez Flammarion[11]. Flammarion est certes un grand éditeur mais, le livre n’est pas sorti dans une collection où paraissent des livres philosophiques mais plutôt des essais et que l’éditeur a supprimé de son catalogue du reste.

    SB : Et ce mépris envers son travail continue. J’ai ensuite essayé avec Judith Butler, et j’ai également rencontré une grande résistance dans un premier temps. Puis, les choses ont évolué du fait de ses entrées dans certains milieux universitaires, notamment chez les foucaldiens. J’ai fait également des tentatives d’introduire Fredric Jameson, mais c’était encore plus difficile, car c’était un auteur dont on ne connaissait pas le nom, et, de surcroît, c’est un marxiste. Le cas de David Harvey fût comparable.

    SK : Il y a aussi un travail que tu as fait dans l’autre sens, à savoir faire traduire des auteurs français en anglais. Quel est le bilan à cet égard ? Quelles ont été tes priorités et qu’est-ce qui a passé la rampe ?

    SB : Verso disposait de l’avantage d’un catalogue où les auteurs français étaient déjà bien représentés. Certains étaient encore vivants, donc l’idée de renouveler la collaboration avec eux n’était pas absurde. Par ailleurs, jusque-là, nous n’en avions pas encore publié certains, comme Rancière ou Badiou, qui sont de la même génération, ou, en tout cas, du même milieu intellectuel. Ce n’était pas des valeurs sûres, mais cela ne présentait pas non plus de risques particuliers. Là où j’avais un gros problème, qui n’est toujours pas résolu, c’est avec toute une série d’auteurs marxistes de cette génération ou de la génération suivante comme Georges Labica, André Tosel, Jean Robelin, Lucien Sève ou encore Daniel Bensaïd. Concernant ce dernier, les choses étaient toutefois un peu différentes, du fait du lien politique de l’histoire politique partagée avec Tariq Ali.

    D’une façon générale, pour cette génération contemporaine ou légèrement antérieure à celle des figures les plus connues, et traduites depuis les années 1970, on a eu un gros problème car on ne pouvait pas les présenter comme faisant partie d’une pensée radicale française large qui englobait les poststructuralistes, les bourdieusiens, les marxistes ou les para-marxistes. Ils apparaissaient comme des figures disons plus classiques, même si leur pensée est plus riche que ça. J’étais donc obligé de regarder plutôt vers la gauche bourdieusienne. On avait travaillé avec Loïc Wacquant sur un projet de faire traduire systématiquement toute une série de livres de jeunes bourdieusiens, c’était assez avancé à un certain moment, puis c’est tombé à l’eau.

    Du côté du marxisme, la seule possibilité était de trouver des auteurs à propos desquels on pouvait avancer d’autres types d’arguments. Avec Bensaïd, il y avait l’avantage d’une histoire partagée avec l’équipe historique de la NLR. Avec toi, on a pu avancer l’appui de Jameson, qui comptait. C’est très difficile, voire impossible, de trouver des passeurs, c’est-à-dire des universitaires anglophones qui lisent le français et qui connaissent bien cette partie-là du paysage intellectuel français. Il y en a un certain nombre qui connaissent très bien le spinozisme, le deleuzisme, ou le foucaldisme français, mais il n’y en a quasiment pas qui connaissent le marxisme français après Althusser. Par ailleurs, on relève quelques bizarreries comme le fait que la revue Théorie communiste – complètement obscure en France – est, grâce à des  publications dans le milieu ultra-gauche anglophone comme Endnotes, beaucoup mieux connue que, par exemple, l’œuvre d’André Tosel ou d’Isabelle Garo, pour prendre deux exemples de générations différentes ![12]

    SK : Parmi les faits éditoriaux marquants de la période on peut mentionner le succès assez inattendu de l’ouvrage de Luc Boltanski et Eve Chiapello Le nouvel esprit du capitalisme, qui a contribué à faire connaître des auteurs qui représente une forme de renouveau de la tradition française de critique sociale[13].

    SB : La décision de publier l’ouvrage de Boltanski et Chiapello était un pari très risqué du fait de sa taille, qui le rend difficile d’accès et cher à traduire, et aussi parce que les auteurs étaient inconnus dans le monde anglophone. Ce qui a ouvert sans doute la voie à ce type de pari, ce fût le succès d’Empire, un ouvrage devenu un phénomène éditorial, écrit par deux auteurs, Toni Negri et Michael Hardt, qui, au-delà d’un cercle restreint, ne bénéficiaient d’aucune notoriété dans le monde anglophone.

    Ces deux livres ont quelques traits communs. Ils sont épais, ambitieux, ils essaient de comprendre la conjoncture en avançant des thèses théoriques fortes. Dans le cas d’Empire, ces thèses, qui, quoi qu’on en pense par ailleurs, entraient en résonance avec les formes de résistances qui émergeaient à ce moment-là dans le mouvement altermondialiste. Le succès de Boltanski et Chiapello n’est bien sûr pas du même ordre qu’Empire, et il n’a pas la même portée politique, mais ce fût un moment éditorial important, la preuve qu’une certaine prise de risque pouvait être payante.

    Les alter-éditeurs : un succès fragile

    SK : Un élément à mes yeux crucial qui a permis de changer la situation en France au cours de la période dont nous parlons, c’est l’émergence de ces éditeurs indépendants explicitement situés dans le champ de la pensée radicale. J’insiste sur ce dernier terme : il ne s’agit pas simplement de « pensée critique », au sens habituel de ce terme dans le champ universitaire, mais d’un radicalisme intellectuel, qui s’emploie à lier théorie et intervention politique. Les prémisses se situent dès le début des années 1990, mais le phénomène a vraiment pris son envol suite au mouvement de 1995, et il en est peut-être l’acquis le plus durable.

    On peut en faire une liste rapide, non-exhaustive assurément, de ces « alter-éditeurs » : Agone, Amsterdam, Le Croquant, Demopolis, La Dispute, La Fabrique, Les Prairies Ordinaires. A quoi il faut ajouter quelques-uns qui existaient déjà, militants comme Syllepse ou le Temps des cerises, ou plus établis comme La Découverte, qui est un cas à part sur lequel il nous faudra revenir.

    Grâce à eux, on peut dire qu’un travail systématique a été entrepris pour faire connaître tout particulièrement un spectre de la pensée anglophone, qui incluait le marxisme mais allait bien sûr au-delà, et qui avait été complètement négligée par les grands éditeurs, dont il est apparu de façon flagrante qu’ils ne faisaient plus leur travail. Nous avons ainsi pu enfin avoir des traductions en français de Butler, de Stuart Hall, de Harvey, de Jameson, de C.L.R James, de G. S. Spivak et d’autres, c’est à dire de figures majeures de la pensée marxiste et d’un certain radicalisme intellectuel anglophone. Une partie du fossé qui s’était creusé au cours de la période antérieure a donc pu être comblée.

    Tu as incontestablement joué un rôle dans ce mouvement, qui a marqué un temps fort de ton travail de « passeur ». En tant qu’éditeur, porteur de l’expérience de Verso, quelle est l’appréciation que tu portes sur ces entreprises, à la fois sur leur projet intellectuel mais aussi, non moins important, sur leur modèle économique ?

    SB : Comme tu l’as relevé, le tournant c’est 1995. Raisons d’agir, la collection lancée par Bourdieu, avait ouvert la voie, avec l’idée que des petits livres, intellectuellement et politiquement pouvaient, dans certains cas, très bien marcher. L’aspect économique et matériel est fondamental. Sur ce point, il y a bien une exception française. Dans cinquante ans, le nom de Jack Lang sera oublié pour tout le reste, mais on s’en souviendra encore pour la loi sur le livre qui porte son nom. Il n’y a aucun autre pays occidental qui puisse se targuer d’avoir l’équivalent de l’écosystème français formé par les librairies indépendantes, les petits éditeurs et les subventions publiques, régionales ou nationales. La France est également le seul pays où il est possible d’obtenir des subventions pour traduire dans la langue du pays, même si ces aides sont insuffisantes et parfois non dépourvues d’arrière-pensées politiques contestables.

    Cet écosystème a permis à ces petites équipes d’exister, d’abord en s’autoexploitant mais, par la suite, en réussissant à dégager de façon plus durable de quoi payer des salaires. Grâce à la loi Lang, le procédé du discount n’existe pas, donc la concurrence est jugulée sur toute la chaîne du livre. De ce fait, les chaînes n’ont pas la même présence hégémonique que dans les autres pays occidentaux. Des liens organiques ont ainsi été créés entre avec les libraires indépendants, parfois sur la base de sympathies politiques, mais aussi avec des distributeurs qui, en France, n’ont pas la taille gigantesque de ceux du monde anglophone.

    L’échelle donc est plus petite, l’écosystème environnant permet de tenir, ce qui permet à ces éditeurs de partir sur des coups de tête, des envies, voire des folies.  Ça peut également arriver dans le monde anglophone, mais en France il est possible de persister dans cette voie.

    SK : Malgré sa résilience, ce dispositif reste quand même fragile.

    SB : Oui, en effet. Ces entreprises sont souvent basées sur une personnalité charismatique, et quand celle-ci n’est plus là ces structures éclatent tout de suite, sans laisser de traces, sans laisser d’héritage. C’est donc contradictoire, et on voit bien la limite de cette dynamique. Il y a un cap qui n’a jamais été franchi. Je ne crois pas qu’il y ait de cas d’éditeur qui, ayant commencé modestement aurait réussi à atteindre même une taille moyenne.

    SK : Est-ce qu’on pourrait dire deux mots de La Découverte, le seul éditeur de taille moyenne qui, sans faire exactement de cette famille présente néanmoins quelques affinités ? D’un côté, il est l’exemple type d’un éditeur qui a épousé la conjoncture du reflux des années 1980. Après avoir récupérer le catalogue Maspero, il a explicitement rompu avec tout ce qui touchait au marxisme et, plus largement, avec le radicalisme politique intellectuel associé à ce nom. En même temps, il reste un éditeur qui fait un travail important dans les sciences sociales, publiant parfois même des livres d’intervention politique. Il a notamment gardé une sensibilité anticoloniale et antiraciste. As-tu senti une évolution ou une réceptivité plus grande de leur côté au cours de cette période ?

    SB : La Découverte, c’est effectivement un éditeur moyen, mais qui n’est plus indépendant puisqu’il fait maintenant partie d’un groupe. Du point de vue de sa taille, on peut le considérer comme équivalent à une maison d’édition anglophone indépendante comme Verso. Il a réussi à traverser les années 1980-1990 d’abord en se diversifiant, avec des livres d’introduction, des ouvrages collectifs proche du manuel, des revues, mais aussi en essayant d’avoir des succès commerciaux avec certains livres, tout en gardant un espace réel pour des livres de chercheurs. Les responsables de cette maison ont mené cette entreprise dans un rapport difficile à leur passé, non exempt de mauvaise foi.

    Ils ont ainsi essayé de rompre avec la période Maspero de façon beaucoup trop brutale. Si on compare avec Verso, tous deux disposent catalogues qui remontent aux années 1960 ou 1970. Je ne veux pas dire que Verso n’a pas été influencé par le climat idéologique qui a suivi cette période, cela a clairement été le cas, sans cela Baudrillard par exemple n’y aurait jamais publié. Mais le lien avec le fond historique n’a pas été rompu.  Il y a même un effort constant de le remettre en valeur avec plusieurs collections, comme Radical Thinkers, ainsi que par le système très développé de l’impression sur demande.

    La Découverte, malgré quelques petites tentatives, n’a pas suivi cette voie. Pour eux, en gros, le passé c’est le passé, a fortiori  si c’est très marqué par le marxisme. Cet héritage a été largement abandonné, et cette décision a de surcroît fortement influencé leurs choix éditoriaux. Idéologiquement, ils ont encore au moins dix ans de retard. C’est la première porte à laquelle j’ai frappé quand j’ai essayé de faire traduire Zizek, Butler, les post-coloniaux, Harvey ou Jameson et, à chaque fois, j’ai essuyé des refus et même des remarques méprisantes, comme quoi ce n’étaient pas des auteurs intéressants et que ça ne se vendrait jamais en France.

    Par ailleurs, ils font face à des problèmes structurels, dans la mesure où, en se diversifiant autant, ils ont davantage de salariés, des coûts fixes plus élevés, et ils se retrouvent pris dans une logique où il faut faire du chiffre. Il leur faut donc continuer le fond des manuels, des livres type « Repères » et les coups commerciaux plus ou moins réussis. Il est vrai que, en règle générale, les livres de fond ne sont pas des succès commerciaux immédiats, mais ils peuvent durer dans le temps. Or ce choix est devenu difficile pour eux. De ce fait, ils se rabattent souvent sur des livres collectifs, en effet ces ouvrages se vendent mieux en France que dans le monde anglophone, où le marché universitaire croule sous l’offre de tels ouvrages.

    L’autre aspect matériel qui est très important, et qui pèse sur tout le monde, c’est l’absence d’un marché universitaire significatif, sur lequel ils ne peuvent pas s’appuyer. Le réseau des bibliothèques et le système des reading lists[14], combiné à la taille du monde anglophone, en font un appui irremplaçable pour toute entreprise éditoriale qui s’écarte de mainstream.

    C’est sans doute ce qui explique l’absence d’éditions universitaires comparables à celles du monde anglophone. Cela affecte tout particulièrement La Découverte, qui devient la première porte à laquelle on frappe quand on est un jeune chercheur de la gauche critique. J’imagine qu’ils sont submergés par des propositions de ce type. Or l’économie du livre universitaire est beaucoup plus dure, et le seuil de rentabilité beaucoup plus difficile à atteindre pour un ouvrage de fond.

    SK : Un dernier point, sur la question de l’alter-édition concerne la vitalité dont a fait preuve sur ce terrain le milieu libertaire au sens large, anarchiste ou autonome. Il y a deux tendances qui me paraissent dignes d’attention : la première c’est l’apparition de plusieurs entreprises éditoriales, de petite taille, certes, mais qui affichent clairement la couleur. La deuxième, c’est que contrairement à la plupart des courants issus de la gauche marxiste, on n’hésite pas à remettre à l’honneur l’héritage. Il y a un aspect identitaire affiché et qui a l’air de marcher auprès d’un public jeune. On sent qu’il y a une énergie de ce côté ! Je constate qu’il n’y a quasiment pas de nouvelles maisons d’édition à se réclamer du marxisme, alors qu’on trouve plusieurs entreprises qui couvrent depuis un espace qui va de l’anarchisme traditionnel du Monde libertaire jusqu’aux confins de l’ultragauche en passant par l’autonomie : Entremonde, Les nuits rouges, Libertalia, les éditions de l’éclat ou Lux avec sa branche française.

    SB : Agone et La Fabrique interviennent également sur cet espace même si ce n’est pas de façon exclusive. Le fait est que, pour le grand public, la notoriété de La Fabrique est due aux publications du « comité invisible », pas au reste… Effectivement, si on met de côté le cas de Delga, il n’y a pas de maison d’édition française qui se définit comme marxiste, alors qu’il y a maintenant abondance de structures éditoriales qui se définissent comme libertaires, anarchistes, autonomes. Elles sont en général de grande qualité, et, comme tu le dis, n’ont pas un rapport de déni ou de refoulement avec le passé. Libertalia par exemple vient de sortir un gros livre de Julien Chuzeville sur les origines du parti communiste français[15].

    On peut également observer un rapport plus ouvert au marxisme. Mis à part les courants anarchistes traditionnels, il ne s’agit pas de rejouer la bataille autour de Kronstadt ou de la Première Internationale. Des auteurs ou des ouvrages qui se définissent comme marxistes sont ainsi publiés par ces éditeurs, par exemple ceux de Silvia Federici et de Mario Tronti deux sortis chez Entremonde[16]. Le rapport avec l’opéraïsme agit comme une ouverture possible vers le marxisme, il est en de même pour les problématiques sur le genre. Il n’y a pas de blocage autour de la question nationale comme on aurait pu imaginer, pas de refus principiel de la question des luttes pour l’autodétermination qui aurait pu caractériser ce courant à un autre époque.

     

     

    Une France « provincialisée » ?

    SK : L’une des choses remarquables dans cette séquence c’est le contrecoup de la notoriété acquise par la French Theory hors des frontières, et surtout dans le monde anglophone, en France même. Les produits d’exportation de la théorie française sont en quelque sorte « revenus » dans leur lieu d’origine, mais métamorphosés, parfois même méconnaissables. Il ne s’agit donc pas d’un retour à proprement parler, et il faut bien voir que c’est dans une large mesure cette opération complexe de transfert qui a conféré l’aura grâce à laquelle les protagonistes de ce que certains ont nommé avec mépris la « pensée 68 » acquiert en France droit de cité dans les environnements disons plus institutionnels. Le livre de Razmig Keucheyan Hémisphère gauche[17], qui a eu un véritable impact, y compris hors de France, a contribué à mettre en lumière ce phénomène.

    Il faut également souligner que le répertoire de la French Theory s’est renouvelé considérablement pendant cette période. Le trio de tête Foucault, Derrida, Deleuze, suivis par Lyotard et Baudrillard, était déjà solidement implanté dans le monde anglophone à partir des années 80, ayant acquis des positions fortes dans l’espace universitaire. Ce qu’on a vu au cours des dernières décennies, c’est l’émergence d’auteurs comme Badiou, Rancière ou Zizek, qu’on peut considérer comme appartenant assez largement à cette famille, ainsi qu’un intérêt, plus limité mais réel, pour Althusser – ce qui est, en fin de compte logique, puisqu’il est, selon des modes très différenciés, une référence commune à tous ces penseurs.

    Cet élargissement du corpus a permis un souffle de radicalité, dont la France a récupéré en partie certaines dividendes. La percée de Zizek en France, mais aussi celle de Badiou ou de Rancière, doit beaucoup à leur notoriété dans le monde anglophone, même si d’autres facteurs, plus endogènes, ont évidemment contribué. C’est cela en fin de compte la « provincialisation » de la France : pour être connu et respecté, même si on est français ou francophone, il faut avoir percé dans le monde anglophone, pour espérer par la suite en récolter les bénéfices en France même.

    SB : Ce qui m’avait frappé en 1997, c’était le décalage entre la vision de la vie intellectuelle française à partir de l’étranger et celle vécue en France. L’explosion de la French Theory dans le monde anglophone, devenue une véritable industrie éditoriale et intellectuelle avec l’émergence des « Foucault studies », des « Deleuze studies » ou de la déconstruction derridienne, laissait penser que ces courants étaient également très forts en France, et que leur succès à l’étranger en était simplement le reflet. Or, en arrivant ici, j’ai pu constater que si ces auteurs étaient en effet respectés, publiés et lus, ils n’avaient pas créé un milieu dynamique, capable de se reproduire sur le plan générationnel. Par ailleurs, ils étaient méprisés par l’establishment intellectuel français, et leur place dans l’institution universitaire était plutôt marginale.

    Badiou est un bon exemple de ce décalage. En France, il a touché un large public grâce au succès de son livre sur Sarkozy, qui est dans le genre classique du pamphlet politique classique. Mais la montée de sa notoriété précédait déjà ce livre, et je pense que c’est en grande partie parce qu’il devenait une star dans le monde anglophone. Lui-même joue là-dessus de façon très bourdieusienne en se citant comme le philosophe français le plus traduit au monde ce qui, à ce qu’il paraît, énerve beaucoup Alain Finkielkraut, qui, par contraste est inconnu dans l’anglosphère ! Il y a un aspect générationnel dans la formation de cette image : Badiou  apparaît, avec Rancière, comme le dernier des Mohicans des glorieuses années 1960.

    Le succès de ces auteurs dans le monde anglophone, particulièrement de Rancière, est dû pour une large part au marché universitaire, mais aussi à un phénomène bien moins répandu en France, à savoir le poids du milieu disons « culturalo-artistique » dans les débats proprement intellectuels. Ce milieu brasse beaucoup d’argent aux Etats-Unis, mais aussi en Angleterre, et il est en forte demande de théorie. Des artistes au sens strict jusqu’aux galeristes, en passant par les étudiants aux écoles d’art et des journalistes peuvent plébisciter des penseurs qui leur paraissent donner des réponses quant à ce qu’il faudrait faire dans l’art contemporain, comment le relier aux questions qui agitent le monde politique et social. Se forme ainsi un public « haut de gamme » qui déborde du périmètre de la réception ou militante.

    SK : Il me semble que, dans le monde anglophone, c’est la réception militante qui est la plus faible relativement parlant. L’existence de ce public vient compenser la faiblesse d’un public politisé plus classique, qui en France constitue le cœur de la cible visée par les alter-éditeurs. C’est le public qui fréquente les librairies indépendantes, suit les manifestations qui s’organisent autour de la sortie des ouvrages, lit le Monde diplomatique ou des revues en ligne et s’implique assez fortement dans des activités politiques au sens large, pas nécessairement partidaires ou organisées dans la durée, mais disons qu’on le retrouve dans les manifs. Ce public a certes reculé par rapport à l’époque où le moindre tirage de Maspero se chiffrait à plusieurs milliers d’exemplaires, mais il reste significatif. Il s’est d’ailleurs en partie renouvelé en termes générationnels, même si les repères ne sont plus les mêmes, et son profil est davantage politique que culturel, même s’il y a bien sûr un degré non-négligeable de recoupement.

    SB : L’un des effets de ces transferts de capital de notoriété est qu’il incite au « retour » en France d’auteurs bannis lors de la période précédente, comme Althusser. Le lustre du succès outre-Manche ou outre-Atlantique pousse ceux qui pensaient que ces problématiques étaient complètement dépassées, et dépourvues d’intérêt à remettre le nez dans la théorie de l’idéologie d’Althusser ou le travail sur l’État de Poulantzas. Balibar joue à cet égard un rôle de médiation, du fait de son passage transatlantique. Pour limité qu’il soit, ce mouvement ne fait pas que des heureux. Les bourdieusiens, par exemple, qui ont du mal à occuper le terrain après le mort de Bourdieu, ne sont pas du tout contents de ce retour de tout une série d’auteurs qu’ils pensaient éliminés de la scène. Ils essayent d’esquiver la question en éructant contre la « gauche des campus américains »…. Sur un plan plus politique, on n’a pas manqué de pointer du doigt que tout une série d’ouvrages consacrés à la question raciale révèlent l’importation de thèses américaines, elles-mêmes souvent basées sur des auteurs francophones. Fanon et d’autres sont ainsi rendus responsables de lectures prétendument ethnicisantes ou racialistes des réalités françaises, quand ce n’est pas d’une nouvelle pensée « rouge-brune ». L’effet des transferts de capital symbolique n’est donc pas homogène, il peut aller également dans le sens d’un renforcement des clivages entre les courants critiques.

     

    Le champ de bataille universitaire

    SK : Venons-en maintenant à la place du marxisme et d’une façon générale de la pensée radicale dans le milieu universitaire. Vers la fin des années 1990, au moment de ton arrivée en France, le rejet est massif. L’un des symptômes est que les rares personnes qui ont réussi à se glisser dans les institutions ont dû avancer masquées, en faisant des thèses ou des recherches sur des sujets très techniques ou des thèmes très éloignés, en apparence du moins, de leurs principales préoccupations intellectuelles et à fortiori politiques. Cette autocensure pouvait prendre des formes assez extrêmes. Je me souviens par exemple que lorsque je m’occupais de la revue Contretemps papier, que des jeunes à la recherche de postes à l’université demandaient à être publiés sous pseudonyme. L’auto-censure était le plus souvent fortement intériorisée. Ainsi, des personnes de ma génération qui voulaient initialement faire des thèses en rapport direct ou indirect avec Marx ou le marxisme ont radicalement changé de sujet lorsqu’il leur est apparu qu’un tel choix leur fermerait les portes de l’université. C’était du reste faire preuve de sagesse, nous sommes quelques-uns à pouvoir le certifier.

    Par rapport à cette réalité, il me semble que s’est produite une évolution limitée mais quand même significative. L’effet générationnel est clair, on le voit notamment parmi les générations intermédiaires, avec celles et ceux qui sont arrivés à l’université et s’efforcent de créer des espaces pour un travail qui peut parfois se réclamer ouvertement du marxisme. On constate également un renouveau de thèses sur Marx ou des thématiques liées à cette tradition, ou par l’apparition de choses impensables à l’époque où j’étais étudiant ou thésard, comme le séminaire « Lectures de Marx » à l’ENS Ulm, qui en est à sa huitième année, ou du Groupe de Recherches Matérialistes (GRM), grâce auquel Althusser retrouve droit de cité dans l’institution où il a passé toute sa vie active, même si c’est à la marge[18]. On assiste également à un intérêt inédit en France pour des courants comme l’opéraïsme, pas seulement Negri mais également la tradition de l’opéraïsme historique.

    SB : Il faut voir dans ce renouvellement à la fois l’effet différé de la nouvelle conjoncture politique et intellectuelle post-1995 et aussi celui des postes qui se sont, dans une certaine mesure, libérés dans certaines universités avec le départ à la retraite de la génération des baby-boomers. Toutefois, vu de l’extérieur en tout cas, la situation demeure difficile. On ne peut parler de dépassement des frontières disciplinaires. Or, comme on le voit dans le monde anglophone, la création d’espaces interdisciplinaires est une condition pour ouvrir un espace pour la pensée critique dans l’institution. Il me semble aussi qu’il est plus facile d’organiser des activités en région au Royaume-Uni qu’en France, pays encore très centralisé.  Par ailleurs, malgré ces effets néfastes, la réforme néolibérale de l’université, bien plus avancée dans le monde anglophone, produit quelques effets paradoxaux dont les marxistes ont pu tirer quelques bénéfices, comme l’ouverture internationale du marché du travail dans l’enseignement supérieur, mais aussi la forte contrainte à la publication. Celle-ci est bien sûr à l’origine de beaucoup de choses médiocres mais, compte tenu du flux, elle donne davantage de possibilités de publication, y compris sur des sujets en rapport avec le marxisme.

    SK : Sur la base de mon expérience, je dirai qu’en Grande-Bretagne – sans doute aussi aux États-Unis, que je connais moins bien – du fait du caractère plus ouvert du marché de l’emploi universitaire, les universités sont devenues des pôles d’attraction internationaux. C’est un mouvement qui a fortement contribué au fait que les institutions universitaires de ces pays occupent actuellement la place qui était celle de Paris à une certaine période. Le rôle de Paris en tant que pôle de radicalisme intellectuel devait beaucoup à son rayonnement international. Il suffit de mentionner ici le rôle des immigrations intellectuelles en provenance d’Europe centrale et de l’est, de Grèce, d’Amérique latine, et bien sûr de l’ensemble de l’ancien empire colonial. Tout cela fût à l’origine d’une part essentielle de l’ouverture et de la productivité du radicalisme intellectuel et culturel français, jusque y compris dans les années 1970, bien moins par la suite. Actuellement, le niveau d’internationalisation du monde universitaire anglophone est sans comparaison aucune avec les réalités hexagonales. Les activités de HM, dont l’aire déborde largement le Royaume-Uni, sont assez représentatives de cette tendance.

    Cet état de choses est toutefois contradictoire. D’un côté, il est vrai qu’il n’y a pas l’équivalent en France d’un espace fédérateur comparable à HM, mais, de l’autre, il faut bien relever que HM est assez largement « hors sol ». On l’a vu dans la dernière période, où sur le plan politique, des choses intéressantes se sont passées au Royaume-Uni. Or, la revue et, plus largement, le milieu marxiste qui participe à ses activités est assez déconnectée de cette recomposition politique. Il y a bien sûr un ensemble de facteurs qui jouent dans ce sens, à commencer par l’échec patent de l’extrême-gauche britannique, mais aussi, tout bonnement, le fait que la part des « Britanniques » – j’entends par là des personnes fortement insérées dans les processus politiques du pays quelle que soit leur nationalité – est assez limitée dans ce milieu. Nous avons donc affaire à un milieu essentiellement universitaire et disons « cosmopolite », une sorte de phénomène dérivé de la mondialisation du capital sous hégémonie anglo-américaine.

    SB : Je suis entièrement d’accord. De ce fait, mon argument-massue pour pousser des auteurs Européens « continentaux » de trouver les moyens de se faire traduire est : « If you don’t exist in English, you don’t exist ! » [si vous n’existez pas en anglais, vous n’existez pas du tout]», alors qu’il y quatre ou cinq décennies on pouvait dire : « without a book in French, you didn’t exist » [sans un livre en français, vous n’existiez pas] ». Le prestige culturel d’être traduit et publié en France était énorme. L’anglais est donc devenu hégémonique, d’abord sur le plan économique, puis, et c’est un bouleversement majeur, sur la plan de la « haute culture », pas simplement de l’« industrie culturelle ».

    SK : Il faut pourtant souligner les limites de ce phénomène. Il ne faut pas se raconter d’histoires, ce qui domine sur le plan intellectuel de façon écrasante le monde universitaire anglophone, c’est le mainstream dans ses diverses variantes, qui inclut une variante « de gauche », dont l’éclectisme inclut par exemple une dose de French Theory. C’est notamment le cas des départements de littérature, dans lesquels on peut dire que à l’ancien mainstream de la critique littéraire anglo-américaine, hostile à la théorie et repliée sur les valeurs et le canon littéraire anglophone traditionnel, a succédé un nouveau mainstream, éclectique à l’extrême mais essentiellement basé sur la French Theory, dont la réception s’est principalement opérée à travers ces espaces universitaires. Cette opération de substitution n’a toutefois que peu modifié les tendances dominantes au sein de ces lieux institutionnels, à savoir le repli sur la spécialisation étroite, l’évacuation de l’histoire et la coupure d’avec un questionnement plus large, en résonance avec la politique et les problèmes fondamentaux de l’époque. Edward Said avait magistralement analysé tout cela dans des articles retentissants publiés dès la fin des années 1970[19].

    La place des courants radicaux, tout particulièrement du marxisme, est très limitée, souvent même en régression, surtout si on raisonne en termes d’espaces universitaires, de lieux où prend corps une recherche collective. Nous avons essentiellement affaire à des individus dispersés, mais relativement nombreux par rapport à la France, l’Italie ou l’Allemagne, plutôt qu’à des lieux institutionnels ou des réseaux structurés. Au Royaume-Uni, il n’y a plus par exemple l’équivalent de ce que fût dans les années 1970 le Centre d’Etudes Culturelles de Birmingham, le fameux CCCS dirigé par Stuart Hall, ou le milieu des historiens marxistes dont Eric Hobsbawm fût l’ultime survivant. Au-delà du Royaume-Uni, je ne vois dans cette catégorie que certains départements de l’université de York au Canada, dont celui de sciences politiques longtemps dirigé par Leo Panitch, et, dans une certaine mesure, le département d’« Histoire de la conscience » de Santa Cruz en Californie, celui d’Angela Davis et de Donna Haraway, mais c’est très petit.

    SB : Il y a quand même une contre-tendance intéressante à la réalité que tu décris dans le monde universitaire, qui concerne le champ de la géographie ou des études urbaines (urban studies) dans le monde anglophone. En tant que discipline, il a subi une transformation profonde qui l’a ouvert sur des problématiques comme le marxisme, le queer, les questions de la race. On peut dire qu’il y a là une forme d’interdisciplinarité qui a permis la constitution d’un espace dans lequel il est moins difficile d’affirmer une position radicale ou marxiste.

    SK : Tu as raison, nous avons là une confirmation éclatante de la thèse de Fredric Jameson selon laquelle l’ère postmoderne est caractérisée par la montée des problématiques spatiales qui ouvrent sur un espace de pensée qui permet sans doute d’atteindre un certain niveau de totalisation, ou du moins de ne pas évacuer d’emblée ce type de questionnement.

    Je persiste à penser toutefois que les effets de ce processus de spatialisation sont contradictoires. La tendance dominante épouse, et même accentue, le « développement inégal et combiné » qui est celui du capitalisme à l’échelle planétaire. Car l’autre conséquence de cette formation d’un groupe intellectuel marxiste ou marxisant « cosmopolite » mais logé dans le monde anglophone, c’est-à-dire dans le pôle dominant du capitalisme mondial, est sa coupure de la politique. L’environnement de « bulle » des campus étatsuniens, complètement déconnectés de leur environnement, y compris le plus souvent d’un point de vue spatial, est bien connu. Il en résulte une forme de radicalisme « hors sol », la plupart du temps solipsiste, jargonnant et stérile, qui fait les délices des critiques, en général malveillants, ou de ce genre littéraire qu’est le « roman de campus » initié par David Lodge. Cela n’empêche pas bien sûr qu’il existe des figures d’universitaires militants, je pense par exemple à Angela Davis, à David McNally ou, dans une génération plus jeune, à Keeanga Yamahtta-Taylor. Mais il s’agit d’individus hors-norme.

    La situation n’est désormais pas fondamentalement différente au Royaume-Uni, même si seuls Oxford et Cambridge peuvent être comparés aux campus élitistes états-uniens. Pourtant, malgré le décalage évident des conditions sociales et matérielles, l’effondrement des organisations de la gauche radicale britannique aboutit à une situation comparable. Je ne citerai qu’un seul exemple, celui du colloque sur l’« idée de communisme », le premier de la série,  qui s’est tenu à Birkbeck en 2009, sous l’égide de Zizek et de Badiou. La participation était très importante, pas loin de mille personnes, la majorité venant d’en dehors du Royaume Uni et le colloque a donné lieu à une série de publications et à d’autres manifestations sur le même thème dans d’autres pays. L’impact intellectuel a été significatif, du fait notamment de l’édition par Verso des matériaux de ces colloques[20], mais aussi de la notoriété des auteurs les plus impliqués. Mais tout cela n’a pu se faire qu’au prix d’une totale déconnexion de toute intervention politique, à un point qu’il est sans doute difficile d’imaginer non seulement en France mais dans la plupart des pays d’Europe continentale où la gauche radicale a une présence un tant soit peu significative.

    On se trouve donc dans une situation qui rappelle celle du groupe intellectuel piémontais analysé par Gramsci. Il s’agissait d’un groupe intellectuel issu des réalités socio-économiques les plus avancées de l’Italie, avec une véritable ouverture internationale, mais faiblement lié à des forces sociales réelles. De ce fait, ce sont les intellectuels traditionnels du Sud, porteurs de la culture humaniste et idéaliste, qui ont fourni au jeune État national italien ses cadres. Aujourd’hui, je dirai que la tension est entre un groupe d’intellectuels traditionnels peu structuré, cosmopolite et basé dans le centre hégémonique du capitalisme financier, et des processus sociaux et politiques qui sont par essence avant tout nationaux.

    SB : Au Royaume-Uni, tu as connu le modèle néolibéral sans doute le plus poussé du monde, je dirai même davantage qu’aux États-Unis. C’est le règne des critères managériaux et pseudo-marchands, du « student feed-back »[21], et de l’évaluation quantitative de la « productivité » des chercheurs. Face à cela il y a le modèle français, qui reste bien plus « étatiste », malgré les réformes récentes d’inspiration néolibérale. Il est basé sur la dualité entre l’université et des organismes publics de recherche assez massifs type CNRS. Est-ce, en fin de compte, un système qui donne plus de donne plus de marge pour la recherche et le travail intellectuel ?

    SK : En ce qui concerne le CNRS et autres organismes du même type, il me semble que les choses sont en train de changer profondément. Le recrutement dans les sciences sociales et humaines a, depuis longtemps, considérablement chuté. Les laboratoires ont fusionné, et ils sont de plus en plus dépendants de financements extérieurs, ce qui est également le cas dans les sciences dures. La réforme néolibérale fait également des ravages en France.

    Là où je vois une grande différence qui concerne tant le CNRS que l’université, c’est que même si la précarité s’est beaucoup développée dans l’enseignement supérieur, il reste quand même un noyau significatif d’enseignants-chercheurs qui sont des fonctionnaires. Au risque de passer pour un incorrigible défenseur de l’étatisme, je suis convaincu que ce statut donne quand même une liberté, une marge pour résister, complètement impensable dans le monde anglophone. A condition bien sûr de vouloir l’utiliser, car il est vrai que, d’un autre côté, ce statut peut également favoriser le conformisme, le clanisme et l’étroitesse d’esprit.

    SB : D’accord, mais dans ce cas comment expliquer le fait que des marxistes ou des hétérodoxes radicaux subissent moins d’exclusion institutionnelle de l’autre côté de la Manche ?

    SK : Il faudrait analyser de près le libéralisme traditionnel de l’université anglophone, et de la société en général. Il y a une tradition historique à cela, après tout Marx, Herzen, Mazzini, comme tant de « quarante-huitards », suivis par les communards et autres vaincus des luttes révolutionnaires sur le continent, ont vécu des vies d’exilés en Angleterre. Le gendre de Marx, Charles Longuet, a même enseigné dans mon département lors de son exil londonien. Il faut y voir à mon sens un mélange entre une forme de « tolérance » pour la dissidence individuelle, qui s’origine dans une tradition protestante de liberté de conscience (c’est Locke qui donne sa dignité philosophique au terme), que prolonge le libéralisme politique, et une considération pragmatique, selon laquelle ces formes de dissidence ne représentent pas de réelle menace pour l’ordre existant, notamment parce qu’elles restent d’ordre individuel.

    La logique n’est pas très différente en ce qui concerne le monde universitaire, compte tenu de sa place parmi ce qu’Althusser appelait les appareils idéologiques d’État. Dans son ensemble, « Oxbridge » mis à part, il n’a pas la même importance pour la classe dominante et les élites britanniques que pour celles de l’Europe continentale. Pour elles, c’est ailleurs que ça se passe, les mécanismes de construction idéologique de l’hégémonie ne sont pas les mêmes. Il est caractéristique que l’université a été relativement épargnée pendant l’ère Thatcher, sauf la suppression de la garantie de l’emploi, sous John Major. En fait, la reprise en main néolibérale de l’université se fait sous Tony Blair, et elle se mène sous l’angle de l’économie, qui bien sûr est un concentré d’idéologie et de politique, mais dont le mécanisme diffère de l’offensive menée en France à partir de la fin des années 1970 sous la bannière de l’antimarxisme et de l’anticommunisme. En gros, il s’agit de faire de l’université un secteur économique aligné sur le modèle d’une économie mondialisée de services « haut de gamme » dont le moteur est la finance.

    De ce fait, la « tolérance » caractéristique du libéralisme culturel de la période antérieure est en train de disparaître sous le rouleau compresseur du modèle entrepreneurial appliqué à l’université. C’est de là que vient la principale menace. Les phénomènes dont tu as parlé restreignent considérablement la possibilité matérielle de faire de la recherche disons « indépendante » ou « critique », c’est-à-dire en dehors des cadres du mainstream. Pour ma part, je crains de faire partie d’une génération de transition. Dans ma propre université, on fait comprendre que des profils comme le mien ne seront pas possible dans l’avenir. Plus largement, le rôle des humanités ou des science sociales indépendantes de la commande extérieure, donc des disciplines ont permis à ces espaces critiques d’exister, est en chute libre. Les étudiants étant devenus des « clients », ils sont de moins en moins intéressés à investir les sommes qui sont maintenant demandées pour un diplôme dans des filières qui ne sont pas valorisantes sur le marché du travail. Les départements qui essaient tant bien que mal de garder un peu d’ambition en termes tout simplement de contenu intellectuel – je ne parle même pas de radicalisme – commencent à en payer le prix et se trouvent considérablement fragilisés.

    SB : Dans le monde anglophone on observe en effet ce phénomène pervers qui consiste, d’un côté, à accabler les enseignants avec des tâches administratives, ce qui restreint d’autant le temps disponible pour la recherche, mais, en même temps, l’institution fait pression pour qu’elles/ils publient le plus possible, ce qui donne lieu à un grand nombre de choses superficielles ou hâtivement bouclées. Toutefois, est-ce qu’on ne peut pas dire qu’au moins, avec cette logique, il est plus difficile d’exclure du système universitaire des gens productifs sur la base de critères purement idéologiques ?

    SK : Cela me ne me paraît que pour celles et ceux qui se sont heurté.e.s en France à des obstacles d’ordre directement idéologico-politique. Dans le monde anglophone, cet obstacle n’existe pas pour l’instant dans les mêmes termes, mais il y a une pression indirecte, diffuse, qui va dans le même sens. Dans les procédures de recrutement, on note par exemple une pression croissante pour que les listes de publications soumises par les candidat.e.s incluent des articles publiés dans des revues mainstream, quelle que soit la discipline.

    Par ailleurs, la pression normalisatrice de l’institution ce concerne pas simplement les tâches administratives, c’est surtout la conception du travail universitaire qui change. L’enseignant-chercheur est vu de plus en plus comme un « fournisseur de services », c’est le terme désormais consacrés dans le discours des managers qui se sont installés dans les postes de commande des universités. Il s’agit en deux mots de considérer les étudiants comme des « clients », donc de prouver à tout instant qu’on est réactifs à leurs « demandes », qui sont en réalité engendrées par le dispositif entrepreneurial lui-même.

    Ce processus essaie de singer le fonctionnement du marché, dans la mesure où l’injonction consiste à montrer qu’on est plus réactifs que nos « concurrents », i.e. les autres départements au sein de notre propre institution, et en tant qu’institution par rapport aux autres, sur le plan national et international. Tout cela créé une prolifération de procédures bureaucratiques, une jungle de classements et d’évaluations au fond absurde car il n’y a même pas de véritable sanction marchande puisqu’on ne peut pas « acheter » un diplôme comme on achète une voiture, ou « investir » dans des études comme dans une assurance-vie – si cela devenait possible l’ensemble du système s’effondrerait instantanément.

    Le marxisme et la gauche : de la crise à la rupture ?

    SK : Dans l’agenda initial qui était le tien il y a vingt ans figurait en bonne place l’idée que l’on pouvait encore, ou que l’on pouvait de nouveau, suite au mouvement social de 1995, trouver en France quelque chose qui apparaissait hors de portée dans le monde anglophone, c’est-à-dire une certaine articulation entre des développements intellectuels, qui incluent le marxisme mais qui le débordent, des processus politiques et des luttes sociales. A cours des années 2000, un certain nombre de tentatives ont essayé d’offrir des débouchés concrets à cette idée. Dans la foulée du délitement de la gauche plurielle, les principales manifestations en ont été de la dynamique électorale et, dans une moindre mesure, militante de l’extrême gauche à partir de 2002, l’intervention politico-intellectuelle autour de Bourdieu, et l’altermondialisme, avec l’essor des forums sociaux. Même si la France n’en a pas été l’épicentre, elle a quand même joué un rôle significatif dans ce renouveau de la contestation sociale grâce à des réseaux comme Attac ou des publications comme Le Monde Diplomatique. On peut dire, il me semble, que, dans la décennie qui suit le mouvement de 1995, on assiste à une inflexion dans la conjoncture politique et sociale.

    On a pu penser à un moment, par exemple au lendemain du « non » au Traité Constitutionnel Européen en 2005, qu’on s’était approché de cet objectif.  Aujourd’hui force est de constater que, sur le plan politique, ces tentatives se sont soldées par des échecs cinglants. En ce qui concerne plus particulièrement les courants issus de l’extrême gauche des années 1960-70, on observe une courbe parallèle en Grande-Bretagne. Ces échecs nous obligent d’aborder la question de manière frontale : pour le marxisme, qui s’est toujours considéré comme une manière réflexive d’assumer l’unité de la théorie et de la pratique, quel est le sens de cet échec ? En quoi met-il en question la théorie elle-même, qui ne saurait prétendre rester immune de ses péripéties terrestres en trouvant refuge dans le monde pur des Idées platoniciennes ? Est-ce qu’en fin de compte ce n’est pas Perry Anderson qui avait raison dans son article d’ouverture de la nouvelle série de la NLR, en 2000, lorsqu’il écrivait que pour la première fois depuis la réforme protestante nous vivons dans un monde dans lequel il n’y a aucune idée, aucun projet alternatif à l’ordre existant[22] ?

    SB : Tout dépend de l’altitude à partir de laquelle on juge les choses. A partir d’une certaine distance, effectivement, on ne voit que des continuités et des réalités relativement monolithiques. Mais il ne faut pas se raconter des histoires, il y a bien une série d’échecs locaux, en France notamment, et aussi l’échec plus général du rendez-vous manqué entre les formes politiques héritées des années 1960-1970 et celles qui sont apparues dans le tournant des années 2000. Il n’y a eu ni nouvelle articulation, ni capacité de dépasser des choix binaires en termes organisationnels : soit continuer conformément à un modèle préexistant, et refuser de comprendre ce que les nouvelles formes organisationnelles pouvaient apporter de positif, soit abandonner le passé comme une vieille chaussette et succomber à l’illusion de la table rase.

    Au lieu d’une capacité de transformation et de dépassement, nous avons la reconduction d’un clivage ou d’une alternance de cycles. Au cycle « horizontaliste » des altermondialismes, suivi par les mobilisations sans leaders des années 2010-2012, avec une résurgence comme « Nuit debout », succède un cycle « verticaliste », avec l’émergence de Podemos et de la France insoumise. La question qui se pose néanmoins est de savoir si ces formes de verticalisme nouvellement apparues vont durer plus longtemps que les cycles précédents.

    SK : L’une des manières d’appréhender l’échec c’est d’analyser la déconnexion entre les processus politiques et les débats théoriques et intellectuels. Ce que je vois s’affirmer dans des courants comme La France Insoumise, c’est un mépris du débat intellectuel, et d’ailleurs du débat tout court. C’est l’un des aspects les plus problématique du populisme et de la culture politique électoraliste et « caudilliste », tournée autour du leader, qu’il porte. Ce courant se constitue sur la base d’un rejet de coordonnées idéologiques et intellectuelles fortes et historiquement identifiables. Il se fonde sur un bricolage intellectuel, incarné dans la parole du leader, qui fixe une sorte de « doctrine » provisoire, ou par défaut, mais qui ne souffre d’aucune discussion.  De ce fait, malgré une volonté d’intégrer des problématiques cruciales comme l’écologie, aucun espace de débat ne peut s’ouvrir. L’élaboration idéologique et programmatique reste balbutiante, soumise à des considérations instrumentales et électoralistes, voire même à des opérations de com’. Il est évident qu’aucune hégémonie nouvelle ne peut émerger dans ces conditions, et que les constructions qui émergent sont à la merci de la première déconvenue électorale.

    SB : C’est vrai. Je reviens toujours à la phrase déprimante de Daniel Bensaïd, qui, à l’occasion d’une discussion que nous avions sur l’échec de Respect en Grande-Bretagne[23], avait dit : « Personne ne fait de bilans ! »  Pourtant, des choses relativement simples qui auraient pu être apprises des nouveaux mouvements, à savoir une forme d’humilité, une capacité de se remettre en question, de s’excuser, fût-ce de façon symbolique, une ouverture au niveau des structures, sans forcément les bouleverser mais au moins pour les rendre plus transparentes. Ce sont des éléments qui existent dans les nouveaux mouvements, parfois même sous des formes hypertrophiées, mais ils auraient pu devenir une source d’inspiration pour les organisations de l’extrême-gauche.

    Je ne souscris pas aux visions un peu délirantes selon lesquelles il faut généraliser le mode de décision par consensus, l’expression gestuelle, ou instituer des forums permanents de réflexion sur la positionnalité, mais je pense qu’il faut changer les pratiques, expérimenter des choses, si l’on veut attirer une jeunesse radicalisée et plus féminine qu’avant. C’eût-été sans doute un peu difficile à avaler au début mais, pour des organisations qui se voulaient autre chose que des sectes, on pouvait s’attendre à une capacité d’adaptation plus grande que ce à quoi nous avons assisté.

    SK : Je suis d’accord avec ta critique, mais il me semble que la formidable sclérose que tu décris s’est traduite de façon différente dans le cas de l’Angleterre et dans celui de la France. Dans le cas de l’Angleterre, avec le SWP, on avait un modèle qui se voulait « léniniste » et qui était en réalité celui d’une organisation très centralisée, monolithique, qui ne tolérait en fin de compte aucun véritable débat sur les questions qui comptaient, à savoir sur les questions de stratégie politique, même si au niveau intellectuel il y a toujours eu une liberté plus grande. En France, dans le courant où nous avons milité, il y avait au contraire une grande ouverture à ce niveau-là, mais un fonctionnement de facto très élitiste. Dans une organisation comme la LCR, il fallait être un initié pour s’y retrouver dans le byzantinisme des tendances et la complexité des débats internes. Malgré l’incontestable acquis de la reconnaissance du débat contradictoire, le fonctionnement réel de cette organisation était opaque, il produisait et reproduisait une forme de militantisme qui s’adressait finalement à un public très restreint.

    Il y a eu une tentative d’ouverture lors de la constitution du NPA, mais elle s’est faite sur des bases très limitées et en grande partie inconsistantes. Je ne crois pas qu’on puisse s’engager dans des paris de ce type en s’ouvrant simplement à des « anonymes » comme on disait à l’époque, sans intégrer de façon plus organique l’apport d’autres courants. Il y a eu aussi un phénomène de non transmission de la part de toute une génération de cadres qui, sous prétexte de passer le relais, se sont tout simplement retirés sur la pointe des pieds, même si certains ont pu continuer à jouer un rôle en coulisse, donc de la pire manière possible.

    Daniel Bensaïd était à cet égard l’exception. Il a été très soucieux de transmission, de faire le pont avec à la fois de nouvelles générations militantes mais aussi avec de nouveaux débats intellectuels et théoriques. Par son travail de publication, il a essayé de renouveler en profondeur la grammaire théorique de son courant et il incarnait lui-même cette capacité d’être un intellectuel qui intervient activement dans des processus politiques, même s’il ne faisait plus partie formellement de la direction de son organisation. C’est pourquoi sa disparition prématurée laisse un vide considérable. Je crois qu’il faut faire un constat brutal : de telles figures ne sont plus possibles aujourd’hui, les réalités sociales, culturelles et militantes de nos sociétés n’en produisent plus.

    SB : Il y avait néanmoins une faiblesse dans sa démarche qu’il nous faut mentionner. Daniel était effectivement très travaillé par la question de la transmission, c’était quelqu’un de très généreux quand il s’agissait d’accepter des thésards et de collaborer avec des jeunes. Son grand point aveugle fût l’incapacité d’investir l’institution universitaire pour y mener un travail spécifique. C’était très profond chez lui, il méprisait cette idée d’universitaires qui agissent à l’université, loin du grand combat politique. Il ne pouvait pas concevoir le fait que le travail politique se mène aussi et d’abord là où on se trouve, même si ce lieu n’est pas l’usine ou la poste, et pas simplement au niveau syndical mais aussi de façon plus large, donc y compris à l’université. Il refusait cette manière de voir comme quasiment toute cette génération.  De ce fait, une fois partis, on se retrouve avec un paysage dévasté.

    SK : Une stratégie alternative a été celle de Labica, qui après son départ du parti communiste, a été très soucieux d’investir un espace universitaire. Mais lui aussi s’est heurté in fine à la même limite, à savoir l’incapacité à assurer un renouvellement générationnel dans l’institution. Si, malgré des démarches contradictoires on aboutit à un résultat comparable, à ce niveau, quelque chose de plus profond est en jeu qui renvoie, il me semble, à un rapport de force trop défavorable sur le plan politique. Il ne faut pas sous-estimer l’hostilité à laquelle ont dû se confronter dans leur environnement institutionnel celles et ceux qui, dans cette génération, ont refusé de capituler face à la vague réactionnaire qui a déferlé à partir de la fin des années 1970.

    Ouvertures et redéploiements

    SK : Pour conclure cet entretien, il faudrait essayer de repérer les contres tendances qui sont apparues au cours de cette période, les canaux à travers lesquels de nouvelles formes d’articulation de la recherche théorique radicale et de processus politiques anticapitaliste sont peut-être possibles.

    On peut commencer par la nouvelle génération de revues, des revues électroniques qui semblent en mesure de prendre le relais des revues traditionnelles, qui tout particulièrement en France sont sur une pente déclinante, avec des exceptions il est vrai comme Le Monde diplomatique ou la plus récente Revue du crieur – qui s’appuie toutefois du succès de Mediapart qui est un média en ligne. Ce qui a marqué au niveau international cette nouvelle période, c’est le succès de Jacobin, qui trouve maintenant un prolongement avec une revue à caractère plus théorique comme Catalyst[24], même si la vénérable NLR a réussi à se maintenir à un haut niveau de diffusion et de qualité en tant que revue papier. En France, on a vu apparaître des revues comme BallastContretemps en ligne, avec une existence autonome par rapport à la revue papier, ou Période, qui cristallise un intérêt des nouvelles générations non seulement pour Marx mais aussi pour les marxismes des dernières décennies.

    SB : Aux Etats-Unis une revue théorique en ligne très importante, Viewpoint Magazine, a pu également établir un espace, et on pourrait aussi citer Salvage au Royaume-Uni[25]. Cette éclosion de revues en ligne est effectivement un phénomène très impressionnant, parfois lié à une version papier. Il s’agit de revues ambitieuses, avec un profil offensif mais non sectaire, très pointues dans certains cas, et très soignées esthétiquement, c’est aussi un élément assez important de leur succès. Elles ne sont pas du tout universitaires, et se pensent plutôt, pour reprendre le mot d’ordre de Période, comme des interventions théoriques dans le politique et des interventions politiques dans la théorie. Elles sont animées par des gens relativement jeunes, et puisent allègrement dans ressources théoriques plus récentes mais aussi dans les plus anciennes, y compris les traditions tiers-mondistes, maoïsante ou autre. Elles essayent également de croiser un marxisme plus ou moins plus ou moins affiché avec les problématiques de la race, du genre et de la sexualité.

    De ce fait, ce sont des revues qui ne sont pas marquées politiquement par l’histoire du stalinisme, ni par la dérive autoritaire du maoïsme. Leur usage de traditions antérieures relève d’une récupération théorique très médiée et très éclectique. C’est un phénomène très encourageant, qui a beaucoup aidé à rendre le marxisme de nouveau attractif pour une nouvelle génération.

    Le problème ici, comme pour l’alter-édition, c’est que seul Jacobin a réussi à trouver un modèle économiquement viable. Tout le reste se base comme d’habitude sur les énergies militantes, les disponibilités de gens relativement jeunes qui sont encore capables de mettre une énergie incroyable dans ce genre de travail. Or sans modèle économique viable, la survie à plus long terme est problématique.

    Par ailleurs, ce sont des revues qui vont faire face très rapidement à des problèmes politiques, étant donné le contexte, autant en France qu’aux Etats-Unis où les organisations de la gauche radicale sont sur le déclin, ou en tout cas incapables de couvrir le terrain de la contestation sociale et politique.  On peut ainsi s’attendre à un phénomène de transfert, qui est déjà en cours dans le cas de Viewpoint, dans lequel l’intérêt croissant pour ces revues débouche sur une forme de projection politique, avec tout ce que cela comporte d’investissement mais aussi de pathologie. Le vide est tel qu’il devient difficile d’imaginer de s’investir à la fois dans ces revues et de faire politiquement quelque chose ailleurs.

    SK : Je nuancerais ce que tu as dit concernant l’aspect politique en fonction des réalités nationales. En France, le terrain politique à gauche reste malgré tout relativement quadrillé, malgré le déclin des organisations traditionnelles. Il y a moins d’espace pour ce phénomène de transfert et projection auquel tu as fait allusion. Les États-Unis par contre sont un pays immense, il n’existe aucune organisation de gauche disposant d’une couverture nationale, les réalités militantes structurées sont insignifiantes pour les normes européennes, si on prend en compte les différences d’échelle. Dans ce contexte, une revue en ligne peut susciter une attente différente, qu’elle aura effectivement du mal à satisfaire.

    SB : Reste que Jacobin fonctionne aujourd’hui comme un modèle possible d’intervention politique et intellectuelle au niveau international.

    SK : S’il y a un aspect de l’agenda initial dans lequel on peut dire que les choses ont avancé, c’est celui des transferts culturels et intellectuels entre la France et le monde anglophone, par ce biais, au-delà même de celui-ci, puisque l’anglais est devenu désormais la langue dominante y compris sur ce terrain-là et pas simplement pour l’économie et le monde des affaires. Il y a bien sûr un ensemble de raisons à cela, qui dépassent largement les initiatives qui ont pu être prises dans nos cercles. Les nouvelles technologies comptent pour beaucoup. Grâce à internet, on a accès à un ensemble de publications et de revues qui étaient très difficiles à trouver auparavant.  Je me souviens de mes difficultés quand j’étais étudiant à trouver des bibliothèques parisiennes disposant d’un abonnement à la NLR, pourtant la plus établie des revues de cette catégorie. Par ailleurs, les nouvelles générations bougent davantage que par le passé, elles maîtrisent mieux l’anglais. Tout cela a contribué à ce que les milieux militants soient eux-mêmes plus internationalisés, un phénomène que le mouvement altermondialiste a autant révélé que suscité. Compte tenu de ce qui a été fait, quel serait un agenda possible pour la période à venir ?

    SB : Il y a encore des blocages qu’il s’agit de dépasser. Il reste par exemple plus difficile de faire participer des français que des italiens ou des grecs par exemple à des manifestations comme les colloques HM. Un élément qui change la donne, c’est que le marxisme devient, du fait du bricolage et de l’éclectisme, une sorte de référentiel cosmopolite déraciné. Il ne se réfère plus à des traditions ancrées dans des histoires politiques longues et complexes. On peut désormais allégrement citer Mario Tronti, Louis Althusser et C.L.R. James dans un colloque et tout le monde va comprendre ces références sans être obligé de connaître l’histoire du PCF dans les années 1970, ni celle de l’opéraïsme italien, ou celui de Trinidad ou des Etats-Unis.

    Pour ce qui concerne HM notre projet demeure la déprovincialisation de la théorie marxiste anglophone, et cela passe en grande partie par un programme de traductions dans le cadre de la collection HM, un programme déjà bien entamé et qui va s’intensifier[26]. Là où on a eu le plus de succès, c’est avec les traductions de l’italien, de l’espagnol et de l’allemand. Je pense qu’on en verra les fruits assez rapidement. Le succès est moindre pour les textes français mais on continue d’essayer. On a également plusieurs projets sur le marxisme japonais et latino-américain, brésilien ou mexicain.

    Un des défis actuels est que, une fois les cloisonnements dépassés, que les choses circulent, que tout est plus ou moins disponible à tout le monde, on s’aperçoit d’autant plus clairement qu’il n’y a pas d’agenda de travail commun. On avait essayé d’en proposer un entre revues d’extrême gauche au moment du mouvement altermondialiste, mais il n’y avait pas l’envie d’en faire plus qu’un club de discussion et l’entreprise a tourné court. Je continue à penser que c’est un défi important que de dire : « on ne va pas tous faire ou s’intéresser à la même chose, mais il y a des problématiques qui nous sont communes, il y a des questions stratégiques que nous concernent tous, il y a des questions analytiques et stratégiques que nous partageons et qui touchent également aux questions raciales et de genre, ou de formes organisationnelles. Qu’est-ce qu’on peut faire pour avancer ensemble de façon plus systématique sur ces fronts-là ? ».

    Je pense que ce n’est pas une tâche impossible.  Il y a des forces qui ne sont pas dans un rapport de concurrence, qui ne sont pas en train d’essayer de construire des organisations, et qui sont très internationalisées au niveau de leurs références. C’est ce que je voudrais faire à présent, avec les français, les américains et les anglais pour commencer. Identifier les questions qui nous taraudent, cartographier les projets en cours et repérer les points où chacun peut apporter une contribution spécifique, avec des temporalités différentes, dans des formes différentes. Dans HM, cela pourrait être très académique, dans une revue comme Viewpoint cela pourrait l’être moins et dans un site comme Jacobin, ce serait plus grand public. Il y a bien sûr des spécificités d’histoire ou de conjoncture nationale mais je pense que l’on n’est plus divisé par des problématiques complètement contradictoires, portées par des histoires lourdes du mouvement ouvrier. C’est en quelque sorte l’avantage d’être dans une période de défaite, on supporte moins ce poids.

    SK : Ce projet me paraît tout à fait valide, c’est peut-être une manière de travailler sur une contradiction qui m’apparaît de plus en plus aiguë.  D’un côté, nous en l’avons longuement évoqué, on constate une internationalisation beaucoup plus organique qu’auparavant de la théorie, à un point tel qu’il n’y a plus véritablement de courant nationaux qui soient clairement identifiables et que les anciens courants nationaux sont complètements disséminés ou nomadisés. Aujourd’hui, l’althussérisme, l’opéraïsme, ou le post-operaïsme, ou les gramscismes proliférants sont des courants inter- ou trans-nationaux presqu’entièrement détachés de leur contexte d’origine. Toutefois, si on veut s’engager d’une façon sérieuse dans un projet politique, donc travailler à un marxisme de la praxis, il faut se nationaliser ou se renationaliser. Je l’ai constaté à mes dépens au cours de ces dernières années. Pour arriver à intervenir sur la scène grecque lorsque la crise a éclaté, j’ai dû faire une sorte de rattrapage personnel extrêmement intensif pour me remettre dans le bain de réalités nationales et locales avec lesquelles le contact s’était relâché au cours des dernières décennies passées hors de Grèce. Et il est évident que le décalage demeure, il est impossible de se départir du statut d’un universitaire et d’un militant de la diaspora. Cette tension entre d’une  part, l’activité politique, qui se joue avant tout au niveau national, donc, pour parler de nouveau comme Gramsci, entre groupes d’intellectuels organiques qui sont nationaux, et, de l’autre, un niveau théorique de plus en plus internationalisé, qui s’organise autour de groupes d’intellectuels cosmopolites mais traditionnels, coupés des classes subalternes, m’apparaît comme l’une des principales difficultés de la reconstruction d’une politique anticapitaliste dans les pays capitalistes du centre.

    SB : L’expérience grecque est un bon exemple d’une opportunité qu’on a raté. Certes, on a fait un travail de passage, des traductions de textes et d’entretiens pour expliquer la situation grecque dans Jacobin et ailleurs. Il y bien sûr des divergences entre ces courants et ces revues sur toute une série de questions mais on partage tous le même bilan de Syriza, la même analyse de ce qui s’est passé dans le concret, malgré des options organisationnelles ou des affinités différentes. Mais on aurait pu se dire par exemple : le cadre grec est un laboratoire, où un gouvernement de la gauche radicale parvient au pouvoir, on est tous d’accord pour ne pas rejeter ça à priori, personne ne dit que ce n’est pas la peine d’en parler parce que c’est des réformistes. Donc il faut examiner de la question organisationnelle, de la stratégie, des réformes concrètes qu’un parti comme Syriza aurait pu mettre en action. Là on aurait pu avoir un véritable débat, le mener de façon collective, en liant théorie et action politique. Malheureusement, le désastre de l’été 2015 a court-circuité ce projet.

    Aujourd’hui, aux Etats-Unis, Viewpoint et Jacobin se posent la question du bilan de la campagne de Sanders, du mouvement qu’elle a lancé et des perspectives des Democratic Socialists of America[27]. Ce n’est pas la même situation, ils ne sont pas aux portes du pouvoir, mais la question se pose de savoir ce que ce genre de mouvement peut donner, quelles en sont les limites, ce qu’il est possible de proposer concrètement qui soit une rupture mais aussi réalisable dans le court terme. Il faut utiliser ce genre de laboratoire pour poser ensemble ces questions et déployer une initiative pour ne pas rater la prochaine occasion.

    Entretien réalisé à Paris en septembre 2017. 

    Notes

    [1]                * Les auteurs tiennent à remercier Pascale Arnaud pour son travail de transcription et d’établissement du texte de l’entretien.

    [2]                Sur cette expérience cf. l’entretien qu’il a accordé à la revue en ligne Période : « Historical Materialism, un espace de recherche marxiste » http://revueperiode.net/historical-materialism-un-espace-de-recherche-marxiste-entretien-avec-sebastian-budgen/

    [3]                Cf. Perry Anderson, In the Tracks of Historical Materialism, Londres, Verso, 1983, p. 32.

    [4]                La French Theory désigne la réception dans le milieu universitaire nord-américain de la pensée française des années 1960-1970, dont le caractère synchrone a permis la formation d’une constellation théorique amalgamant des auteurs aussi différents que Foucault, Deleuze, Derrida, Baudrillard, Lyotard, Althusser et d’autres. Il s’agit en ce sens d’un artefact typiquement étatsunien, dont le rayonnement s’est par la suite étendu au-delà. Sur cette histoire on consultera l’ouvrage de François Cusset, French Theory: Foucault, Derrida, Deleuze, & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2003.

    [5]                Voir notamment le recueil dirigé par Michael Sprinker, Ghostly Demarcations. A Symposium on Jacques Derrida’s Specters of Marx, Londres & New York, Verso, 2008 (1ère edition 1999), avec des contributions, entre autres, de Aijaz Ahmad, Terry Eagleton, Pierre Macherey, Warren Montag, Antonio Negri et Fredric Jameson.

    [6]                Philippe Raynaud, L’extrême-gauche plurielle, Paris, Perrin, 2010 (1ère édition 2006).

    [7]                Actuel Marx (actuelmarx.parisnanterre.fr) a été fondé en 1987 par Jacques Bidet et Jacques Texier. Le premier congrès Marx international s’est tenu à l’université de Nanterre en 1995. Espaces Marx (espaces-marx.net) est créé la même année, succédant à l’Institut de Recherches Marxistes, lié au PCF, mais disposant de davantage d’autonomie par rapport au parti.

    [8]                Créée en 1988, et longtemps dirigée par les économistes d’inspiration althussérienne Stephen Resnick et Richard Wolff, Rethinking Marxism (rethinkingmarxism.org) est lié au département d’économie de l’université d’Amherst dans le Massachussetts.

    [9]                Cf. Eric Hobsbawm, L’âge des extrêmes. Le court vingtième siècle, Bruxelles, Complexe / Le Monde diplomatique, 1999 ; Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures, Marseille, Agone, 2010 (1ère édition Bruxelles, Complexe / Le Monde diplomatique, 2005). Sur l’« affaire » du barrage à la publication en France de L’âge des des extrêmes impulsée par Pierre Nora cf. Eric Hobsbawm, « L’âge des extrêmes échappe à ces censeurs », Le Monde diplomatique, septembre 1999, p. 28-29.

    [10]              Slavoj Zizek, Essai sur Schelling. Le reste qui n’éclot jamais, Paris, L’Harmattan, 1997.

    [11]              Slavoj Zizek, Le sujet qui fâche, Paris, Flammarion, 2007, collection « l’atelier des idées ».

    [12]              Voir https://sites.google.com/site/theoriecommuniste/home et endnotes.org.uk/.

    [13]              Luc Boltanski & Eve Chiapello, The New Spirit of Capitalism, Londres & New York, 2006.

    [14]              « Listes de lecture » : ouvrages recommandés par les enseignants pour leurs cours et dont l’achat est pour les étudiants, et/ou pour les bibliothèques (en de nombreux exemplaires), quasi-obligatoire.

    [15]              Julien Chuzeville, Un court moment révolutionnaire. La création du parti communiste en France (1915-1924), Paris, Libertalia, 2017.

    [16]              Silvia Federici, Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Paris, Entremonde, 2014 ; Mario Tronti, Ouvriers et capital, Paris, Entremonde, 2016.

    [17]              Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, Paris, La Découverte, 2017 (1ère édition Zones, 2010).

    [18]              Cf. le site du séminaire .philosophie.ens.fr/Lectures-de-Marx.html ; site du GRM grm.hypotheses.org/tag/groupe-de-recherches-materialistes

    [19]              Articles repris in Edward Said, The World, the Text and the Critic, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1982.

    [20]              Costas Douzinas, Slavoj Zizek (dir.), The Idea of Communism, Londres & New York, 2010. Edition française: Alain Badiou, Slavoj Zizek (dir.), L’idée du communismes, Paris, Lignes, 2010.

    [21]              Il s’agit d’une évaluation annuelle des départements et des universités sur la base de questionnaires détaillés remplis par l’ensemble des étudiant.e.s en dernière année de licence. Les résultats sont rendus publics et servent à établir un classement des départements et des universités à l’échelle du pays qui joue un rôle décisif dans les choix effectués par les candidats à l’entrée à l’université mais aussi dans l’allocation interne des ressources de chaque établissement.

    [22]              Cf. Perry Anderson, « Renewals », New Left Review, II-1, 2000, p. 13.

    [23]              Respect était une coalition de la gauche radicale britannique dans la foulée de la guerre en Irak et de l’opposition puissante que celle-ci avait suscité dans le pays. Sa principale composante était le SWP britannique et elle bénéficiait également du soutien d’importantes organisations musulmanes. Après quelques succès électoraux, qui voient notamment l’élection dans une circonscription de l’est londonien de George Galloway, le seul député travailliste à avoir quitté le parti suite à la déclaration de guerre, la coalition éclate en 2007, suite à un conflit entre Galloway et ses partisans et le SWP. L’échec de Respect signale également le début de la crise du SWP, marquée par plusieurs vagues de départ de militants et de cadres dirigeants.

    [24]              Cf. les sites de ces publications jacobinmag.com et catalyst-journal.com.

    [25]              Cf. viewpointmag.com et salvage.zone.

    [26]              La collection Historical Materialism, créée en 2002, compte actuellement plus de 150 titres, et plusieurs dizaines sont en cours de publication pour les deux années à venir. Les ouvrages paraissent dans un premier temps en format relié aux éditions Brill (Leiden, Pays-Bas), qui publient également la revue HM, puis l’ensemble des titres est repris en édition brochée par les éditions Haymarket, basées à Chicago, le principal éditeur militant aux Etats-Unis.

    [27]              Dans la foulée de sa percée aux primaires du parti démocrate Bernie Sanders a lancé le mouvement Our Revolution (ourrevolution.com).  Les Democratic Socialists of America (dsausa.org) sont la principale organisation de gauche aux Etats-Unis. Ils agissent comme courant à l’intérieur du parti démocrate et sont affiliés à l’Internationale Socialiste. Ils connaissant une croissance importante à la suite de la campagne de Sanders, et leurs effectifs auraient dépassé les 30 000 membres, principalement du fait de l’afflux de jeunes. Leur dernier congrès a également marqué un tournant à gauche de l’organisation, qui affirme plus clairement son autonomie et soutient la campagne BDS de boycott d’Israël.