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Badiou: Tsipras a refusé l’évènement au nom du réalisme

Badiou tsipras

Lien publiée le 6 février 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.lemediatv.fr/articles/tribune-tsipras-refuse-l-evenement-au-nom-du-realisme

Par Alain Badiou

Le philosophe était récemment à Athènes où il a prononcé une conférence intitulée « Histoire et événement », revenant longuement sur les désastres récents de la politique grecque. La voici en exclusivité pour « Le Média ». 

Mon but aujourd’hui est de montrer que l’Histoire permet d’un côté des prévisions dans un temps rapproché, des prévisions à court terme. Et d’un autre côté, qu’elle permet aussi des prévisions à des temps très éloignés, des prévisions au long terme. Mais que, en revanche, elle ne permet souvent pas de prévisions intermédiaires, des prévisions à moyen terme. Je prends un exemple très abstrait.

Je peux par exemple prévoir que la domination mondiale du capitalisme libéral sera certainement encore là l’année prochaine, et probablement encore dans dix ans. Je pense que je peux annoncer qu’elle ne sera en tout cas plus là, mettons, dans mille ans. Par contre, ce qui va se passer, mettons, dans un ou deux siècles est très incertain, et je ne peux faire sur ce point que des hypothèses contradictoires. Je peux affirmer qu’il y a aura eu une terrible guerre mondiale qui aura ravagé la planète ; ou bien que des arrangements complexes auront maintenu une paix générale précaire, avec de multiples conflits locaux, un peu comme aujourd’hui.

Cela est dû au fait que l’Histoire, d’un côté, est bien constituée de phénomènes déterminés, qu’il y a, en un sens, des lois de l’Histoire. Mais aussi qu’elle comporte des ruptures imprévisibles, des cassures temporelles. Ces cassures affectent, dans le temps et l’espace, des zones historiques, mais elles ne sont pas soumises aux lois générales de l’histoire de ces zones. J’appelle les phénomènes soumis aux lois de l’Histoire des faits. J’appelle les cassures imprévisibles des évènements.

J’entendrai aujourd’hui par « Histoire » le devenir de l’espèce humaine. Et même, plus particulièrement, son devenir à partir de la révolution néolithique. Cette « révolution » a en fait a duré un millier d’années au moins, et peut être située il y a en gros cinq ou six mille ans. Avant, pendant peut-être plus de cent mille ans, l’espèce humaine est composée de petits groupes de chasseurs cueilleurs, qui sont nomades, et tirent leur subsistance de ce que l’environnement leur propose : animaux et plantes comestibles. Après, avec la révolution néolithique, nous avons l’agriculture sédentaire, qui permet de stocker une partie des ressources alimentaires, et donc d’entretenir une classe oisive. Nous avons la propriété privée des terres. Nous avons un Etat, qui protège militairement l’oligarchie des propriétaires. Nous avons une organisation familiale soumise à des lois, notamment des lois de transmission héréditaire des propriétés. Il y a l’écriture, qui permet de tenir le registre des propriétés : les terres, le bétail, les trésors. Il y a des ensembles nationaux, avec des Etats centralisés, des armées, et des guerres. Cela dès la Chine ancienne, et dès l’Egypte. Il y a des inégalités très fortes, notamment entre les propriétaires et ceux qui travaillent pour eux, entre les hommes libres et les esclaves, entre les nobles et les roturiers, entre les détenteurs d’action et les salariés. L’Histoire est l’histoire de tout cela. Je dirai donc que l’Histoire est pour le moment la connaissance du développement, dans le temps, des sociétés issues de la révolution néolithique.

Je ferai au passage une remarque importante : l’humanité contemporaine est évidemment encore une société de type néolithique. Les trois piliers de ce genre de société, à savoir la propriété privée, la famille avec transmission héréditaire, et l’Etat qui contrôle les populations, nous les connaissons bien. Les inégalités sont plus grandes que jamais. Aujourd’hui, quelques centaines de personnes possèdent l’équivalent de ce que possèdent deux milliards de gens démunis. On peut alors comprendre que la principale prévision à long terme pose la question suivante : le monde actuel, celui du capitalisme libéral mondialisé, est-il la dernière forme possible de société néolithique ? Allons-nous passer, pouvons-nous passer, à une société qui ne serait plus néolithique, une société égalitaire ? Une société où n’existe plus une oligarchie de propriétaires ? Où n’existe plus une police séparée, chargé de contrôler les populations au nom des propriétaires ? Où n’existe plus une richesse héréditaire ? Bref : pouvons-nous sortir du triangle néolithique, celui de la propriété privée, de la famille et de l’Etat ?

Mais pour commencer, situons plus précisément l’Histoire, en tant que connaissance du processus, du devenir, de l’espèce humaine dans son époque néolithique.

Je le ferai à partir de trois énoncés.

Le premier est celui de véritable fondateur de la discipline historique, à savoir votre compatriote du cinquième siècle avant JC, le nommé Thucydide. Thucydide a écrit, vous le savez, l’histoire de la terrible guerre du Péloponnèse, la guerre entre Athènes et Sparte au début du quatrième siècle A.C. De cette guerre qui a duré 27 ans, et a amorcé la décadence des cités grecques, Thucydide était contemporain. Au tout début de son livre, il écrit ceci :
« Quant aux faits qui constituent cette guerre, ce n’est pas en m’informant auprès du premier venu que j’ai cru bon d’écrire, ni selon mes impressions. J’ai écrit cette Histoire à partir des faits auxquels j’avais moi-même assisté. Et quant aux faits qui viennent du témoignage des autres, j’ai mené une enquête sur chacun d’eux avec autant de précision que possible. Mais c’est avec peine que j’ai pu établir ces faits. La difficulté résulte de ce que ceux qui ont assisté aux mêmes faits ne disent pas les mêmes choses sur les mêmes faits. Ils parlent en effet selon ce que chaque participant à tel ou tel camp a de sincérité ou de mémoire. Et certes, le résultat de mon enquête, destituant les faits de leur caractère fabuleux, peut sembler perdre de leur charme. Mais pour tous ceux qui désirent connaître la vérité sur les faits du passé, comme pour ceux qui doivent un jour, à leur tour, selon la loi humaine, être tels que les gens du passé, ou à peu près semblables, il me suffira qu’ils puissent juger utile ce que j’ai fait. En ce sens, mon œuvre est un acquis pour toujours. Ce n’est pas un morceau de concours qui ne vaut qu’au moment même de ce dont il parle. » (1)

Vous le voyez, pour Thucydide, l’importance de l’Histoire réside dans le lien entre la vérité des faits et la constance de l’espèce humaine. Vérité : il faut construire un récit des faits qui leur soient conformes, et non pas les transformer en légende, comme font les épopées. Thucydide prend ici ses distances avec Homère. Plus généralement, il revendique une sorte de statut scientifique pour l’Histoire, plutôt que celui d’une œuvre d’art. Et par ailleurs, il soutient l’idée que l’espèce humaine varie peu dans le temps : selon ce qu’il appelle « la loi humaine », les êtres humains sont pour l’essentiel identiques à tous ceux qui ont existé avant eux. Les faits historiques peuvent donc leur être utiles, révéler des choses qui se répètent, et dont on peut ainsi, par l’Histoire, être avertis. D’où la conclusion orgueilleuse de Thucydide : il n’a pas écrit un texte de circonstance, mais un texte qui est, en grec ancien,   , un trésor pour toujours. Nous avons là l’affirmation d’une utilité de l’Histoire. Non pas une utilité du genre « prévoir l’avenir », mais une utilité qu’on peut définir ainsi : sur le fond de l’identité de l’espèce humaine, se servir de la vérité des faits anciens pour examiner et traiter le présent. L’Histoire est alors un guide pour l’action.
Le deuxième énoncé est un énoncé de Hegel : « L’histoire du monde est aussi et en même temps le tribunal du monde ».

Pour Hegel, l’Histoire n’est nullement le déploiement d’une répétition. Elle est au contraire la traversée de figures particulières, qui sont à la fois des figures de la société et des figures de l’esprit, des figures individuées. Platon faisait déjà correspondre aux différentes politiques des différences subjectives. Il y avait le passage de l’oligarchie à la démocratie, et de la démocratie à la tyrannie, mais c’était aussi le surgissement de l’homme démocratique puis de l’homme tyrannique, dont Platon propose de véritables portraits. Hegel généralise cette vision : la dialectique du devenir historique est un mouvement où comme il le dit, le négatif travaille : Par exemple, à la figure de l’esprit de résignation stoïque peut succéder, par négation, la figure de capture de toutes les ressources du présent pur par l’esprit épicurien. Hegel appelle cela les « figures de la conscience ». Mais ce qui conduit à l’Histoire est que, pour lui, ce devenir est orienté. Toute figure est en quelque sorte le dépassement créateur de la figure qu’elle nie, et tout cela conduit à une figure ultime, qu’il appelle le Savoir absolu, qui est aussi en un sens dépositaire d’une fin de l’Histoire. En ce sens, chaque figure du devenir est, dans son essence, une figure qui juge celle qui précède du point de vue de l’absolu. Il y a donc l’idée que l’Histoire est à tout moment en train de déployer, dans des figures successives, le mouvement de l’absolu. Ou encore : toute figure historique est aussi et en même temps une figure de l’absolu. C’est pourquoi Hegel insiste sur ceci, je le cite, qu’il faut penser l’absolu « non seulement comme substance, mais aussi et en même temps comme Sujet ». Ce qui en clair signifie : l’Histoire est le milieu qui fait exister la dimension subjective de l’Absolu. L’Histoire est donc ce qui nous enseigne que nous participons, que nous pouvons participer, de l’absolu comme sujet. Il nous faut pour cela nous laisser prendre par la négativité créatrice, celle qui surmonte le passé achevé. L’histoire est donc, pour Hegel aussi, un guide pour l’action, mais en un tout autre sens que pour Thucydide : elle nous apprend comme ne pas nous laisser endormir par la répétition, comment participer activement au devenir de la vérité.

Mon troisième texte est un texte très connu de Marx et Engels, au tout début du Manifeste du Parti Communiste : « L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de luttes de classes ».

Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte.

Dans les premières époques historiques, nous constatons presque partout une organisation complète de la société en classes distinctes, une échelle graduée de conditions sociales. Dans la Rome antique, nous trouvons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves ; au Moyen âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres de corporation, des compagnons, des serfs et, de plus, dans chacune de ces classes, une hiérarchie particulière. La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n'a pas aboli les antagonismes de classes. Elle n'a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d'oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d'autrefois.

Cependant, le caractère distinctif de notre époque, de l'époque de la bourgeoisie, est d'avoir simplifié les antagonismes de classes. La société se divise de plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes diamétralement opposées : la bourgeoisie et le prolétariat.
La vision de l’Histoire a ici plusieurs caractéristiques importantes.

D’abord, sous l’expression « toute société », il faut comprendre qu’il s’agit évidemment de l’histoire des sociétés néolithiques, et même des sociétés néolithiques en Occident. En fait, le texte parle de la succession de trois figures historiques : celle de l’antiquité occidentale (homme libre et esclave en Grèce, patricien et plébéien à Rome), celle du Moyen âge, du côté de la propriété de la terre d’abord (baron et serf), puis du côté de l’artisanat urbain (maitre de jurande et compagnon), et enfin de la société moderne qui s’oriente vers la contradiction unique, entre bourgeoisie et prolétariat.
Le deuxième point est que l’Histoire est construite autour d’un unique principe dialectique, qui est celui de la contradiction entre sous-groupes des sociétés concernées, sous-groupes nommés « classes » et contradiction nommée « lutte de classes ».

Le troisième point est que le monde contemporain est une simplification du champ contradictoire, par une bipolarisation accentuée, et ce, le texte y insistera plus loin, au niveau mondial.

Le quatrième point est que la société bourgeoise est à l’évidence le dernier type possible de société néolithique. Car au-delà d’elle, ne peut triompher que ceux qui, justement, se situent en dehors du principe de la propriété privée, et par conséquent en dehors de son organisation sous la forme du triangle propriété, famille, Etat.

Ce passage hors du néolithique est nommé par le Manifeste le passage vers le communisme. « Communisme » signifie que ce qui relève du bien commun, à savoir le processus de production de tout ce qui a une valeur d’usage, doit être retiré de la propriété privée, et devenir une des formes de ce qui a une existence collective, une organisation commune.

« Communisme » désigne ici les principes d’un nouveau rapport, intellectuel et pratique à l’Histoire. Au fond, le mot « communisme » concentre une vision de ce que peut et doit être la sortie du néolithique. Ce nouveau rapport à l’Histoire consiste cette fois à en dégager un système de possibilités. Ce n’est pas l’utilité statique de Thucydide, fondée sur l’inertie d’une nature humaine. Mais ce n’est pas non plus le rapport hégélien au devenir subjectif de l’Idée absolue. C’est un guide stratégique pour des actions possibles.

On peut résumer en quatre points ce rapport à l’Histoire. C’est l’énoncé de quatre possibilités dont on affirme qu’elles peuvent s’incarner dans l’Histoire. Les voici :
1) Il est possible d'organiser la vie collective autour d'autre chose que la propriété privée et le profit. Il faut revenir à l'énoncé crucial de Marx qui dans le Manifeste du parti communiste déclare soudain que tout ce qu'il raconte peut se ramener à un seul point : abolition de la propriété privée. Cette idée est déjà présente dans l’histoire depuis longtemps, puisqu'on la trouve à un certain niveau déjà chez Platon et qu’elle a animé vraiment toute la pensée émancipatrice du XIXe siècle. Elle est aujourd'hui assez largement oubliée et il faut la ressusciter à tout prix. Autrement dit, le capitalisme n'est pas et ne doit pas être la fin de l'Histoire. Après, comment, quel bilan, etc., c’est une autre affaire.
2) Il est possible d'organiser la production autour d'autre chose que la spécialisation et la division du travail. En particulier, il n'y a aucune raison que se maintienne la séparation entre travail intellectuel et travail manuel ou entre les tâches de direction et d'exécution. Il n'y a aucune rationalité qui prescrive l’impossibilité d'entrer dans l'ère de ce que Marx appelait les travailleurs polymorphes. Il n'y a aucune raison de considérer comme définitivement rationnel qu'un Africain soit en train de creuser un trou dans la rue pendant qu'un autre, un blanc, donne des ordres à des tacherons... C'est pathologique, c'est plus profond même que la notion comptable d'égalité. C'est en réalité l'idée que les divisions qui organisent le travail lui-même sont des divisions mortifères.
3) Il est possible d'organiser la vie collective sans se fonder sur des ensembles identitaires fermés, comme les nations, les langues, les religions, les coutumes. La politique, en particulier, peut unir l'humanité tout entière hors de ces références. Toutes ces différences peuvent et doivent exister. Il ne s'agit pas du tout de dire qu'elles doivent disparaître, que tout le monde doit parler la même langue, etc. Elles peuvent et doivent exister de façon féconde, mais à l'échelle politique de l'humanité tout entière. Et de ce point de vue, l'avenir relève d’un internationalisme complet et il faut affirmer que la politique peut et doit exister de façon transversale aux identités nationales. Il n'est pas vrai que les collectifs humains doivent collectivement s'organiser, de façon nécessaire, sur la base de ce type d'identité. Il ne s'agit pas encore une fois de dire qu'elles ne doivent pas exister, elles doivent coexister et ne pas fonder des principes de séparation.
4) Il est possible de faire peu à peu disparaître l'Etat comme puissance séparée, ayant le monopole de la violence, de la police et de l’armée. Autrement dit, la libre association des humains et la rationalité qu'ils partagent peuvent et doivent remplacer la loi et la contrainte. Pour faire court : d’une part, ces quatre principes sont à l’évidence le programme d’une sortie du néolithique, donc d’une sortie de l’état structurel de l’humanité depuis quatre ou cinq mille ans. Mais par ailleurs, ces quatre principes ne sont pas exactement un programme. Ce sont des principes d'évaluation de ce qui se passe historiquement, permettant de répondre à la question : « Est-ce que ce qui se passe là, a une relation avec l'un de ces quatre points, lequel, et dans quelles conditions ? » Et si aucun de ces points n'est convoqué d'aucune façon, eh bien, on jugera en tout cas que ce qui se passe n'est pas dans la direction stratégique générale nécessaire pour qu'une politique nouvelle soit créée, devienne historique.

La question devient alors la suivante : est-ce que la réalisation de ces quatre possibles est inscrite dans l’Histoire ? Ou bien est-ce que l’Histoire peut se poursuivre, voire s’achever en catastrophe pour l’humanité, sans avoir pu réaliser cette sortie du néolithique ? En ce point, nous revenons à notre question du début : pouvons-nous prévoir, à partir de notre connaissance de l’Histoire, que cette sortie est nécessaire ? Ou qu’elle est impossible ? Ou bien est-t-elle dans la forme d’un projet politique dont il n’y a ni nécessité historique, ni échec obligatoire ?

C’est là qu’entre en scène la catégorie d’événement.

Je vais la présenter à partir d’un exemple que vous connaissez bien : celui de la soirée des résultats du référendum, le 5 juillet 2015, quand le peuple grec apprend que le « non » au diktat des institutions européennes l’emporte par plus de soixante pour cent des suffrages. Quels sont, dans la situation à ce moment, les éléments historiques relevant de la nécessité, ou relevant d’autres critères ?

Il est certainement nécessaire – je veux dire, explicable rationnellement à partir de données précises – qu’il y ait une crise financière mondiale, entrainée, depuis 2008, par la spéculation immobilière aux Etats-Unis. Il est également nécessaire que, compte tenu des années qui ont précédé et des gouvernements grecs successifs, la Grèce soit mise en grande difficulté par la crise financière mondiale.

Il est aussi tout à fait nécessaire que les institutions européennes, entièrement au service du capitalisme mondialisé et de son idéologie libérale, exige qu’une violente austérité, en Grèce, permette de diminuer la dette du pays.

Il est aussi explicable, mais déjà moins historiquement nécessaire, qu’une force politique nouvelle ait surgi, sous le nom de Syriza, dans le paysage historique grec. La Grèce est un pays à forte tradition politique. Et il y a eu, depuis le renversement de la dictature des colonels, de nombreux et importants mouvements de masse, en particulier de la jeunesse, dans les villes grecques. Le comportement antipopulaire de l’oligarchie dominante, armateurs, banquiers, haut clergé etc., exaspère les gens. Les partis politiques traditionnels sont discrédités. Une formation fasciste, l’Aube dorée, augmente la tension générale.

Il est compréhensible qu’une large partie du peuple grec demande qu’on résiste à la pression européenne. Les gens pensent que ce n’est pas eux qui sont responsables de la dette. Ils ont le sentiment que la terrible austérité qu’on leur impose est comme la punition d’une faute qu’ils n’ont pas commise.
A partir de toutes ces conditions historiques, il est finalement historiquement logique que Syriza gagne les élections du mois de janvier 2015, sur un programme de type « non à l’austérité ».

Mais ensuite ? Ensuite, à mon avis, il y a deux voies. Ou bien la Grèce décide effectivement de refuser les conditions européennes. Elle n’a pas besoin pour cela de sortir de l’Europe : elle peut dire qu’un large moratoire de la dette est indispensable, pour elle comme peut-être pour d’autres pays d’Europe, et proposer que telle soit la politique de l’Europe, contre la logique dominante incarnée à ce moment-là par le gouvernement allemand. En somme, la Grèce prend la tête d’une résistance mondiale aux conséquences capitalistes du capitalisme mondialisé. Ou bien la Grèce, et donc le gouvernement dirigé par Syriza et Tsipras, suit la même voie que ses prédécesseurs, et dirige le pays dans une interminable séquence d’austérité et de malheur populaire.

J’insiste sur un point : ces deux voies, historiquement, existent de façon nécessaire. Mais le choix entre les deux n’a, lui, pas de nécessité. On peut seulement dire que la voie de la capitulation capitaliste est en quelque sorte plus normale, dans le contexte européen, que l’autre voie. Mais non pas qu’elle est nécessaire.
En fait, ce que la suite va montrer, est ceci : pour que la voie de la résistance anticapitaliste l’emporte, il faut le soutien d’un événement, non calculable à l’avance, faisant coupure dans la situation. Pour que la voie de la soumission l’emporte, il suffit de continuer ce qu’il y a.

L’argument des capitulations est toujours : « on ne pouvait pas faire autrement. La résistance anticapitalisme était impossible ». L’argument opposé est : l’action des peuples dans l’Histoire revient toujours, sous le vieux nom de « révolution », à rendre possible ce qui est impossible. La démonstration de la possibilité de l’impossible est la clef de toute politique créatrice. Obéir à la loi du possible, c’est obéir à l’ordre dominant, et donc obéir à l’ennemi.

J’insiste sur le fait que je comprends tout à fait qu’on choisisse le possible. L’autre voie est très risquée, elle peut être très violente et très dure. Comme vous le savez, le peuple grec, le 5 juillet 2015, vote massivement pour la deuxième voie, celle de l’invention d’un chemin nouveau contre l’obéissance aux maîtres européens et mondiaux. Dans la soirée, il est là, il se rassemble, ce peuple. Il a répondu « oui » à la question : « faut-il refuser la servitude ? ». Et massivement, dans la rue, il demande si le gouvernement Tsipras va dire « oui » au « oui » du peuple. Eh bien, en ce point même, le gouvernement Tsipras refuse l’événement au nom des lois historiques du possible. Il refuse d’inventer une politique. Il sait bien que s’il se fait le porte-parole ferme et décidé de la décision populaire, il va être dans une situation impossible. Encore une fois, je comprends son réalisme : Je comprends qu’on soit décidé à faite tout ce qui est possible, mais qu’on ne le soit pas de faire plus. Le réalisme est la raison pour laquelle il y a en fait peu de moments vraiment nouveaux dans l’Histoire. C’est parce que, en politique, la nouveauté véritable est toujours impossible, du point-de-vue de l’ordre existant, de l’ordre qui décide ce qui est possible et ce qui est impossible. Tout événement revient à proposer de s’organiser, de penser, d’agir, pour faire quelque chose d’impossible, et de modifier ainsi la loi établie qui définit ce qui est possible et ce qui est impossible. En la circonstance, la nouveauté est concentrée dans la décision « nous ne paierons pas cette dette aux conditions des administrations européennes ». Tsipras refuse le nouveau. Il refuse quoi ? Il refuse sa signature à un événement. Il est réaliste, et en un certain sens on ne peut pas le lui reprocher. Il s’incline devant les lois de l’Histoire, et refuse la rupture radicale, mais à ses yeux impraticable et dangereuse, que serait de dire « oui » au peuple. C’est-à-dire d’annoncer qu’il va tout organiser pour soutenir l’orientation voulue par ce peuple, qui est de refuser d’obéir aux institutions européennes, et finalement de refuser de payer la dette, en tout cas dans les conditions du présent.

Bien sûr, le chemin serait dur, il faudrait beaucoup inventer, il faudrait des disciplines nouvelles dans le peuple, il faudrait trouver de nouveaux appuis internationaux, il faudrait définir, sans doute, une nouvelle monnaie provisoire, il faudrait tant de choses ! Le gouvernement peut légitimement penser qu’il n’a pas les moyens de faire tout cela. Mais c’est ce qu’on fait toutes les révolutions, c’est ce qui caractérise un événement. Tsipras n’a pas voulu être comme Mirabeau au début de la révolution française. Mirabeau a refusé, au nom de « la volonté du peuple », d’obéir à l’ordre du roi qui voulait que l’assemblée se disperse. Pourtant, ne pas obéir à la force armée du roi était, en 1789, clairement impossible. Mais l’assemblée a suivi Mirabeau. Tsipras n’a pas voulu, n’a pas pu, être Lénine, débarquant du train qui le ramène en Russie, et criant à ses camarades hésitants et presque terrifiés : « tout le pouvoir aux Soviets ! ». Pourtant, que le pouvoir d’Etat puisse revenir à des assemblées ouvrières était dans la Russie de 1917 parfaitement impossible. Mais les bolcheviques et les masses ouvrières ont suivi Lénine.

Si Tsipras avait, le soir du referendum, indiqué, non pas une simple reprise, une continuation, de la négociation avec l’Europe, mais toute une série de décisions immédiates, centrées sur le non-paiement de la dette et la nationalisation des banques ; s’il avait averti le peuple que ceci serait difficile, long, et demanderait aussi des sacrifices, mais des sacrifices créateurs d’un monde nouveau : le peuple rassemblé dans la nuit l’aurait très probablement suivi. Et pourtant, en effet, ne pas payer la dette était impossible – et c’est cette impossibilité que Tsipras, par réalisme, a choisi de valider. Il a ramené les choses, au seuil d’un possible événement créateur, à la nécessité historique du partage, financier et libéral, entre l’impossible populaire et le possible capitaliste.

C’est cela, la dialectique de l’Histoire, comme structure du possible, et de l’événement : accepter les risques événementiels d’une exception aux lois dominantes de l’Histoire demande la jonction entre un peuple décidé et ce qu’un individu, ou un petit groupe, décide de prononcer, afin que la conviction populaire aille au-delà de l’impossible.

L’histoire ne permet de prévoir l’avenir que pour la séquence pendant laquelle nul événement n’est validé, ou personne ne met sur le tonneau historique de l’impossible le sceau du possible nouveau. L’événement est exceptionnel, parce qu’il demande qu’on accepte que ses conséquences soient impossibles, et que donc il faille en inventer jour après jour la possibilité.

C’est ce que font les grandes politiques, la création artistiques, les nouvelles théories scientifiques. Mais c’est aussi ce que font les amants, dont la rencontre transgresse les lois établies. Phidias, Archimède, Antoine et Cléopâtre, Spartacus : même combat ! Picasso, Einstein, Héloïse et Abélard, Lénine : même combat ! Au nom de la dialectique entre histoire et événement, nous pouvons dire : Création artistique, invention scientifique, amour immodéré, politique révolutionnaire : même combat !

Alain Badiou

Dernier ouvrage paru : « Eloge de la politique », avec Aude Lancelin, éditions Flammarion.

(1) NDLR : traduit par Alain Badiou