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Panarabisme et internationalisme. Entretien avec Edna Bonhomme
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.contretemps.eu/panarabisme-internationalisme-edna-bonhomme/
Edna Bonhomme est une chercheuse et militante socialiste vivant en Allemagne. Elle a récemment soutenu sa thèse en histoire à l’université de Princeton et est actuellement postdoctorante à l’Institut pour l’histoire des sciences Max Planck (Berlin). Elle a notamment écrit dans Der Freitag, Jacobin, Mada Masr, Socialist Worker ou encore Viewpoint.
Comment en es-tu venue à t’intéresser à l’histoire des gauches au Moyen-Orient au XXe siècle ? Ta thèse de doctorat portait sur l’histoire de la médecine en Égypte et en Tunisie aux XVIIIe et XIXe siècles, comment s’est effectuée cette « réorientation » de tes recherches ?
J’ai commencé à m’intéresser à l’histoire du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord avec l’invasion de l’Irak en 2003, qui a constitué un événement formateur dans ma prise de conscience politique, car j’avais conscience de l’occupation militaire étatsunienne en Irak et en Afghanistan et j’y étais opposée. La grande vague de protestation contre la guerre du 15 février 2003 a permis de dynamiser une nouvelle génération de jeunes militants comme moi, qui voyaient l’impérialisme étatsunien comme faisant partie intégrante du colonialisme européen au Moyen-Orient. Mon envie de lire, d’étudier et de me solidariser avec cette région découlait de mon désir de comprendre l’histoire sociale, les mouvements ouvriers et la résistance politique du Moyen-Orient. Il est vrai que mes recherches doctorales portaient sur l’histoire de la science et de la médecine en Égypte et Tunisie à une période où ces pays faisaient encore partie de l’Empire ottoman. Mais connaître l’histoire prémoderne offre une perspective plus complète et nuancée de la manière dont la culture, l’héritage et les configurations sociétales de la région ont évolué avec le colonialisme. De plus, j’ai toujours baigné dans un environnement de militants de gauche et de groupes de lecture où le Moyen-Orient occupait une place importante, notamment en ce qui concerne les mouvements socialistes, les perspectives arabes sur le marxisme et le syndicalisme en Afrique-du-Nord. Mes recherches doctorales représentaient, dans une large mesure, une tentative de comprendre le Moyen-Orient et l’Afrique-du-Nord sur le long terme.
Selon Musa Budeiri, le « mouvement communiste en Palestine est né des confins du mouvement sioniste, de manière totalement isolée des habitants arabes du Pays[1] » : es-tu d’accord avec cette thèse ? Comment l’expliques-tu ?
Le travail de Musa Budeiri sur le Parti communiste de Palestine (1919-1948) est une œuvre séminale qui revient sur les acteurs, institutions et trajectoires politiques majeurs du mouvement socialiste en Palestine. Ce livre est intéressant en ce qu’il montre les engagements et débats idéologiques de socialistes qui étaient dévoués à la réalisation du socialisme. Néanmoins, la phrase que tu cites fait référence aux fondateurs et membres majeurs qui ont aidé à établir un Parti communiste de Palestine (PCP) et à la ségrégation des mouvements de gauche dans leur ensemble. En effet, le mouvement communiste en Palestine était, en partie, le fait de membres du Congrès du mouvement sioniste, des figures comme Nachman Syrkin et Ber Borochov, dont les perspectives socialistes étaient enracinées dans le mouvement sioniste-socialiste de la Russie tsariste. Nombre des premiers membres étaient sionistes, bien que certains membres faisaient partie de partis socialistes en Palestine et du Parti communiste de Palestine, deux organisations qui n’avaient pas les mêmes rapports à la question sioniste. L’intrusion du colonialisme européen au début du XXe siècle a entraîné un autre phénomène, la stratification du mouvement syndical selon l’héritage européen, la religion, la classe, etc. Ces divisions se sont, par la suite, matérialisées encore plus à travers les groupes socialistes et communistes nouvellement formés qui ne comptaient que très peu de membres arabes à leurs débuts. Cela ne signifie pas qu’il n’y avait pas de socialistes arabes, mais que les politiques ségrégationnistes développées depuis Sykes-Picot (1916) et la déclaration Balfour (1917) ont stratifié le Moyen-Orient, les communautés et groupes religieux d’une manière différente de celle qui avait cours à l’époque de l’Empire ottoman.
La Révolution russe d’octobre 1917 a-t-elle eu un effet sur les Arabes vivant en Palestine ? De manière générale existait-il, dans l’entre-deux-guerres, une gauche arabe en Palestine ?
La Révolution russe de 1917 a en effet eu un impact sur les Arabes de Palestine et, plus généralement, au Moyen-Orient. En 1919, les bolcheviks ont formé l’Internationale communiste avec, comme centre, Moscou et c’est lors de cette réunion qu’ils ont mis les questions du colonialisme et du racisme à l’agenda du Comintern. Durant l’année suivant sa création, le Comintern a rédigé une résolution prenant en charge les questions du nationalisme et du communisme, qui a par la suite été étendue à la Palestine. Compte tenu de cette déclaration de la part de Moscou, le Parti communiste de Palestine a réuni les ouvriers arabes et juifs sur une base de solidarité ouvrière. Par conséquent, l’union entre Arabes et Juifs est devenue une condition nécessaire à la transformation sociale et économique en Palestine. De plus, l’internationalisme était considéré comme une condition préalable à la tentative du PCP de concilier le sionisme et d’augmenter le nombre de membres arabes, ainsi que ses cadres.
C’est en 1924 que le premier membre arabe est entré au PCP et en 1925, celui-ci a voyagé à Moscou. L’engagement des Arabes s’est cependant accompagné de persécutions. Rafik Jabour (1888-1927) par exemple, qui était d’origine libanaise et qui est devenu par la suite membre du Parti communiste égyptien, a été arrêté en 1925. Après sa libération, il est parti pour le Liban et est finalement arrivé à Jaffa en 1926, où il est devenu journaliste pour Falastin. Avant sa mort il a reçu un ordre d’expulsion pour son engagement dans le Parti communiste. En dehors de cela, les militants arabes de gauche faisaient partie de réseaux antifascistes. En 1928 par exemple, le nationaliste arabe Hamdi Husseini était membre de la ligue contre l’impérialisme qui faisait partie du réseau antifasciste et anti-impérialiste. Ces militants arrivaient à étendre leurs tentacules par des publications radicales et la Palestine était l’un des centres de la riche tradition de publication de gauche, de publications prolétariennes de langue arabe sur le syndicalisme et l’anti-impérialisme. Parmi ces publications, on trouvait : al Nafir (basé à Haïfa), Ella Al Amman (organe du CC/PCP), Majalat al-Ummal (le journal ouvrier).
Quels étaient les rapports du Parti communiste de Palestine (PCP) avec l’Istiklal ?
Le Parti communiste de Palestine arrivait à rallier une petite section du prolétariat arabe en se tournant vers le mouvement de l’Istiklal qui appelait à l’indépendance et à l’unité des Arabes. L’Istiklal était l’aile progressiste du mouvement national arabe et il était perçu comme le porte-drapeau de la révolution anti-impérialiste au Moyen-Orient. Cela a donné un recrutement arabe un an après le rapprochement avec le Parti communiste. Dans le même temps, le potentiel des mouvements socialistes et anti-impérialistes se développait et son succès dépendait du mouvement syndical. La Palestine Arab Worker’s Society (PAWS) était l’un de groupes syndicaux les plus actifs dans la région et le Parti communiste de Palestine a joué un rôle crucial dans la formation de celui-ci au cours des années 1920 et 1930. En l’absence d’organisations syndicales, les travailleurs arabes étaient à la merci de leurs employeurs. La Palestine Arab Worker’s Society (PAWS) était élue indépendamment du mouvement syndical. Le PAWS prônait l’égalité salariale entre les ouvriers juifs et arabes, une amélioration des conditions de travail, appelait à l’annulation de la loi interdisant les grèves, il appelait également à l’institutionnalisation de la sécurité sociale pour les ouvriers et a mis en place des projets de construction afin d’augmenter les possibilités d’emploi pour les Palestiniens. Il est arrivé au PAWS de se montrer ouvertement hostile à l’implication communiste dans les questions syndicales à cause de leur apathie vis-à-vis du sionisme. Néanmoins, le PCP essayait d’organiser les cheminots et les dockers, les ouvriers du secteur de la construction et des imprimeries y compris, mais aussi l’Electric Company, les ouvriers de la mer morte, la Iraq Petroleum Company à Haïfa et la Transport Workers Society à Jaffa. Ils ont également joué un rôle pivot dans la grève générale et la rébellion de 1936.
Pourrais-tu revenir sur l’évolution de la gauche en Palestine après la dissolution du PCP en 1943 ?
La dissolution du PCP en 1943 a fait écho à celle du Comintern la même année ; de plus, le PCP n’a pas réussi à dépasser les divisions politiques en Palestine. En 1943, une jeune génération de communistes arabes qui s’opposait à l’impérialisme britannique s’est séparée du PCP. Lorsque le Comintern a été dissout en 1943, les communistes du Moyen-Orient ont détourné leur regard de Moscou pour l’orienter vers le Parti communiste syrien et en particulier son principal dirigeant – Khaled Bakdash, qui avait participé au 7ème congrès du Comintern en tant que représentant des pays arabes. Par ailleurs, certains dirigeants se sont tournés vers le panarabisme plutôt que vers l’internationalisme. Mais, encore une fois, il s’agit là d’une conséquence du fait qu’ils étaient, par principe, des internationalistes pouvant être à la fois anti-impérialistes et socialistes.
Quelle a été l’attitude des communistes juifs de Palestine vis-à-vis de la Nakba, en 1948 ? Plus généralement, quel a été l’effet de la Nakba sur la gauche en Palestine ?
En 1948, la Nakba a fait évoluer le terrain et la possibilité de bâtir un parti socialiste unifié, multireligieux et multiethnique est devenue de plus en plus mince. Beaucoup parmi les communistes juifs de Palestine soutenaient l’établissement d’un État juif dans le cadre de la proposition de partition de l’ONU. C’était un recul pour les mouvements socialistes du Moyen-Orient en ce que le colonialisme de peuplement, plutôt qu’une unité multiethnique, est devenu la norme. La Nakba était et est toujours une tragédie, à l’origine du déplacement de millions de Palestiniens et qui continue à diviser la région aujourd’hui.
Selon Tareq Y. Ismael et Rif’at El-Sa’id[2], certaines sources démontrent l’existence de cellules communistes en Égypte dans les communautés grecques dès 1894. Le nombre assez élevé d’ouvriers grecs et italiens – puis, après la Révolution avortée de 1905 en Russie, l’arrivée de nombreux réfugiés russes – explique que les premières activités communistes en Égypte aient principalement été le fait de non-Égyptiens. Quel a été l’impact de ces activités militantes – auxquelles ne participaient que peu d’Arabes – sur la naissance du mouvement nationaliste égyptien ?
En premier lieu, il est important de noter que les ouvriers égyptiens de la fin du XIXe siècle étaient constamment engagés dans des grèves et que nombre de ces actes de résistance étaient liés à des mouvements anti-impérialistes. L’autoactivité de ces ouvriers des secteurs industriels et du textile s’est développée avant l’émergence d’organisations socialistes et communistes en Égypte – ce qui a été noté par Joel Beinin et d’autres historiens de l’histoire ouvrière de l’Égypte. En 1882, par exemple, des ouvriers égyptiens travaillant sur le canal de Suez se sont mis en grève à Port Said afin d’obtenir une hausse de salaire. À la fin du XIXe siècle, il y a eu une vague migratoire d’Européens du sud et de l’est vers l’Égypte. À la fin des années 1890, les ouvriers grecs d’une usine de cigarettes du Caire se sont mis en grève afin d’obtenir des rouleurs de cigarettes. Cette grève a mis en lumière la fracture entre les capitalistes grecs propriétaires de l’usine et les ouvriers grecs et égyptiens qui travaillaient dans l’usine. En 1907, il y avait 147 000 Européens vivant en Égypte dont la plupart étaient Grecs, Italiens, Britanniques ou Français. Les immigrés européens arrivés au début du XXe siècle n’occupaient, bien évidemment, pas les mêmes positions que les Égyptiens dans les rapports de production, ils étaient plus proches des intérêts des employeurs et, à poste égale, étaient mieux payés que les ouvriers égyptiens. Si je parle de cela c’est pour souligner les divisions ethniques imposées par l’occupation britannique en Égypte et la manière dont celle-ci a façonné la conscience de classe et le militantisme. Les ouvriers égyptiens mobilisaient le pouvoir syndical – via des grèves – pour demander de meilleurs salaires et s’opposer au colonialisme britannique alors que les colons européens, vivant et travaillant en Égypte, avaient davantage tendance à former des espaces idéologiques propices à des activités communistes et socialistes. Cette distinction aide à comprendre la manière dont le travail, l’organisation syndicale et politique et le marxisme étaient stratifiés. Il y avait toutefois des ouvriers d’origine européenne qui étaient socialistes ou communistes.
Pourrais-tu revenir sur la naissance du Parti communiste égyptien – puis sa marginalisation, à partir de 1925 – et ses rapports avec le mouvement nationaliste égyptien ?
Le Parti socialiste égyptien a connu plusieurs nuances de socialisme, du fabianisme à la social-démocratie – certains faisaient même partie de la Seconde Internationale. Salama Musa était l’un des premiers leaders socialistes en Égypte. Musa n’avait pas une perspective socialiste globale et son orientation était plutôt nationaliste. D’autre part, Muhammad Farid était le président du Parti nationaliste et avait établi des relations avec les socialistes européens. Nicholas Haddad était un écrivain d’Égypte influencé par Eugene Debs et les socialistes américains. Les socialistes d’Égypte étaient principalement organisés à Alexandrie et au Caire. Les socialistes du Caire étaient particulièrement contestés par le parti Wafd (nationaliste), toutefois, leurs activités à Alexandrie et Mahalla al-Kubra sont parvenues à engendrer une direction radicale du parti. Ils croyaient que le parti pouvait jouer le rôle le plus décisif au sein du mouvement nationaliste en s’appuyant sur le prolétariat organisé. En 1922, le Parti socialiste est devenu le Parti communiste égyptien. Le parti continuait de s’intégrer dans les activités syndicales de la classe ouvrière. Il publiait al-Hisab, le journal ouvrier influencé par le mouvement syndical. En 1923, le Parti communiste égyptien avait établi des relations avec vingt syndicats et s’était engagé dans des actions de grève. Saad Zaghloul, le leader du Parti Wafd, désapprouvait le Parti communiste égyptien et a brisé le mouvement en faisant arrêter des membres de la direction du parti, en mars 1924. Il a également démantelé la confédération syndicale, d’orientation communiste, réduisant ainsi l’influence de la gauche sur les mouvements ouvriers. Cela a conduit le mouvement syndical à se tourner vers une perspective nationaliste-ouvrière menée par les avocats Wafdistes Muhammad Thait et Zuhayr Sabri. Leur direction derrière les barreaux et les syndicats brise, les communistes et socialistes étaient affaiblis.
En 1925, le Parti communiste a été mis hors-la-loi. Cela signifiait que les communistes étaient plus isolés et marginaux en Égypte. Le Parti Wafd pensait que les communistes et syndicats indépendants étaient des anathèmes. Il entendait contrôler politiquement l’autoactivité et le militantisme des ouvriers. Cette destruction du Parti communiste égyptien par les nationalistes est un point important, car il démontre le degré auquel la bourgeoisie égyptienne a sapé les mouvements socialistes et de gauche. Cela signifiait également que les Britanniques pouvaient extraire davantage de matériaux et ressources de la population pour ses intérêts coloniaux. Cela a été étranglé après la Seconde Guerre mondiale, lorsque de nouveaux groupes anticoloniaux ont émergé.
Quel rôle ont joué les organisations communistes en Égypte dans la lutte de libération nationale ? Quel était le rapport de Nasser à ces organisations communistes après l’indépendance ?
Les organisations communistes et socialistes ont joué un rôle pivot dans la lutte anticoloniale. Plus encore, des membres de syndicats ont joué un rôle important dans la résistance à l’occupation britannique. Comme les socialistes et communistes égyptiens on été empêchés de s’organiser pendant toute une partie du début du XXe siècle, nombre d’entre eux restaient dans la clandestinité. Néanmoins, il y a eu des remaniements au Parti communiste égyptien en 1949, qui était composé de personnes insatisfaites par le Mouvement Démocratique pour la Libération Nationale (MDLN). Le MDLN était une organisation communiste ayant existé en Égypte entre 1947 et 1955. Ce groupe était mené par Henri Curiel et, en 1947, il comptait 1400 membres. Un groupe communiste important à l’époque était l’Iskra, qui recrutait des étudiants au Caire et à Alexandrie. Comptant 300 membres, celle-ci distribuait des publications comme Umduraman the Vanguard (al-Talia) et le New Dawn. L’Iskra s’organisait autour des principes de libération nationale et d’anti-impérialisme. Alors que l’Iskra recrutait des étudiants et des intellectuels, le MDLN recrutait plutôt au sein de la classe ouvrière. Il recrutait en particulier des membres d’al-Azhar. L’une de leurs recrues les plus importantes était Abd al-Rahman al-Thaqafi, un communiste de l’université al-Azhar, qui entendait étudier l’Islam en tant que philosophie religieuse militante s’opposant à l’impérialisme et à l’exploitation. Il a écrit deux livres sur ce sujet : Islam and Communism et The First Revolutionary Islam. Ces influences intellectuelles, politiques et sociales étaient au cœur de l’opposition à l’occupation britannique. Hélas, celles-ci ont également été réprimées par Gamal Abdel Nasser au début de son règne.
Comment définirais-tu le socialisme de Nasser ?
Gamal Abdel Nasser a fait un discours dans lequel il donne sa définition du socialisme :
« Je comprends l’ouvrier qui a versé son sang et je lui donne ses droits,
Le socialisme lui donne ses droits, au paysan, le socialisme lui donne ses droits,
Des opportunités, le socialisme en donne à chaque personne
L’accès aux soins, le socialisme y remédie,
Le féodalisme, le socialisme l’abolit
Et change la société des esclavagistes
Pour libérer la société du peuple. Nous abolissons l’esclavage
Qu’est-ce que le socialisme ?
Le socialisme c’est donner au peuple son humanité
Et lui donner son droit à la vie[3] »
Bien que les socialistes révolutionnaires étaient d’accord sur le fait que le socialisme doive donner aux gens leur humanité, l’accès aux soins [un droit toujours remis en question par le congrès des États-Unis], la version du socialisme de Nasser n’impliquait pas l’autoémancipation des ouvriers. Son socialisme était un socialisme par le haut. En 1958, Nasser a proclamé la République arabe unie, impliquant une union éphémère entre l’Égypte et la Syrie. Le mouvement nassériste panarabe incorporait une perspective socialiste dans leur rhétorique, mais en réalité, les leaders politiques ont mis en place des mesures draconiennes. Le panarabisme de Nasser cherchait à unir le monde arabe à la fois contre l’impérialisme occidental et contre la bourgeoisie et les propriétaires terriens arabes. Il s’est élevé contre les grandes mobilisations populaires en Égypte et en Irak à la fin des années 1940 et au début des années 1950, qui ont entraîné les régimes clients de la Grande-Bretagne de ces pays dans ce qui allait devenir une crise terminale. Mais il s’agissait également d’un projet qui venait implacablement du haut, dans lequel les officiers libres, et Nasser lui-même, entendaient garder le contrôle, manipuler, diviser et réprimer brutalement les forces populaires comme les Frères musulmans et le mouvement communiste égyptien.
Quelle est ta perception de la gauche au Moyen-Orient aujourd’hui ?
La crise politique actuelle au Moyen-Orient est engluée dans une situation plus générale à cause de laquelle les pays du Moyen-Orient et d’Afrique-du-Nord baignent dans un cycle de dette, qui s’accompagne de la quasi-extinction des services d’État, de l’autoritarisme ou de la militarisation. Le néolibéralisme n’est pas uniquement un projet économique, mais une reconfiguration de l’État qui se prête très bien à l’effritement des aides économiques et sociales de base. En tant que tel, cela signifie que lorsque la crise financière a frappé, en 2008, les peuples du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord ont fait l’expérience de ce que Naomi Klein a décrit comme la « stratégie du choc ». Le néolibéralisme a entraîné : (1) un développement inégal approfondi de la région (2) un accroissement des hiérarchies des États et leur interdépendance envers des gouvernements étrangers et (3) une utilisation des différences de pouvoir subséquentes pour consolider le contrôle autoritaire.
Malgré cela, le printemps arabe a montré le potentiel existant pour bâtir un mouvement socialiste. La résistance dans un tel contexte de retrait de l’intervention étatique peut prendre diverses formes, mais il est essentiel, pour la classe ouvrière, d’utiliser ses pouvoirs d’une manière dont elle a déjà obtenu des résultats significatifs. À l’échelle nationale, le mouvement du 6 avril et les grèves à Mahalla ont joué un rôle clef pour mettre en avant les revendications économiques et politiques sous le régime d’Hosni Mubarak. En 2011, des médecins égyptiens ont organisé des sit-in et des enseignants ont mené des grèves, revitalisant ainsi un mouvement ouvrier amorphe. En fait, ce sont les grèves des transporteurs et des dockers en Égypte qui ont fait pencher la balance dans la chute de Moubarak. La dernière phase de militantisme ouvrier à Alexandrie, Aswan et dans la région du Delta a démontré que la classe ouvrière égyptienne place les questions matérielles au premier plan. Toutefois, les questions du sionisme, du nationalisme et de la tyrannie persistent respectivement en Palestine, en Égypte et en Syrie. Les échecs de leurs mouvements socialistes reflètent leurs particularités. En même temps, la résistance n’était pas la même dans chacun de ces pays. En Palestine, le mouvement BDS et le mouvement de solidarité noir avec la Palestine ont donné l’opportunité aux militants de gauche et aux socialistes de jouer un rôle concret dans la lutte contre le racisme. En Égypte, la contre-révolution a fait face à une répression massive. L’avocate, socialiste, des droits de l’homme, Mahienour al-Massry a notamment été détenue en 2014 pour avoir supposément violé les lois anti-protestation et elle a été arrêtée le 18 novembre 2017[4]. Au Nord-Yemen, l’opération militaire, soutenue par l’Arabie Saoudite, a également fait d’importants dégâts. L’occupation militaire de l’Irak continue à fissurer le pays et à engendrer de nombreux morts, comme l’ont noté Anand Gopal et Azmat Khan, dans le New York Times[5].
Les socialistes et les communistes ont pu jouer un rôle important dans la formation de fronts uniques avec des groupes islamiques, nationalistes et socialistes. Dans certains cas, ils ont réussi à amener des réformes sociales démocratiques, dans d’autres cas, les nouveaux États-nations ont abouti à l’emprisonnement des révolutionnaires. Les États arabes ont rapidement mobilisé leurs ressources contre la menace de gauche, qu’ils voyaient comme des copies des soulèvements étudiants occidentaux. Les socialistes du Moyen-Orient viennent d’une riche tradition de luttes populaires et continuent à incarner l’héritage de leurs prédécesseurs. Leurs luttes ont inspiré des gens au sein du mouvement Occupy, celui de Standing Rock et le mouvement Black Lives Matter.
L’échec des mouvements socialistes au Moyen-Orient est également dû aux forces destructrices de l’impérialisme américain et européen, souvent lié à la vente d’armes au Moyen-Orient. Alors que les États-Unis continuent à occuper l’Irak et l’Afghanistan, des pays européens comme l’Allemagne en profitent pour vendre des armes[6]. Si les militants de gauche en Europe et en Amérique du Nord veulent se solidariser avec leurs camarades au Moyen-Orient, il est nécessaire de tenir une position anti-impérialiste qui s’oppose à la militarisation et à la machine de guerre. La faiblesse des mouvements socialistes dans le passé était notamment liée à l’absence de position de principe sur cette question et notre tâche est de comprendre cette histoire afin de pouvoir bâtir un futur plus juste et radical.
Entretien mené par Selim Nadi. Traduit de l’anglais par Sophie Coudray et Selim Nadi.
Notes
[1]Musa Budeiri, The Palestine Communist Party, 1919-1948. Arab and Jew in the Struggle for Internationalism, Haymarket Books, Chicago, 2010, p. 3.
[2]Tareq Y. Ismael et Rifa’at El-Sa’id, The Communist Movement in Egypt, 1920-1988, Syracuse University Press, New-York, 1990.
[3] Voir : https://www.youtube.com/watch?v=ExaonayiLQs
[4] Voir : https://egyptianstreets.com/2017/11/18/activist-mahienour-al-massry-detained-during-court-hearing/
[5] Voir : https://www.nytimes.com/interactive/2017/11/16/magazine/uncounted-civilian-casualties-iraq-airstrikes.html?_r=0
[6] Voir : https://www.huffingtonpost.com/daniel-wagner/germanys-arms-sales-and-t_b_3803403.html