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Notes sur Le travail démocratique d’Alexis Cukier

Lien publiée le 16 février 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.contretemps.eu/notes-travail-democratique-cukier/

Ce texte de Daria Saburova est issu de son intervention lors d’un débat le 18 janvier 2018 autour du livre d’Alexis Cukier, Le travail démocratique (PUF, « Actuel Marx », 2018), livre dont Contretemps publiera très bientôt un extrait.

Le Travail démocratique est une intervention théorique importante dans le débat qui oppose la thèse de la centralité du travail et la critique radicale du travail. Contre l’idée selon laquelle la sortie du capitalisme impliquerait nécessairement l’abolition du travail — idée fondée sur l’identification du concept de travail à l’activité salariée aliénante et hétéronome — Alexis Cukier développe une perspective du « travail démocratique » impliquant la réappropriation collective par les travailleurs de la maîtrise de leur activité, quant à son organisation et sa finalité. Cette perspective ne suppose pas une simple application sur les lieux de travail des principes et des procédés tirés de la sphère politique, mais remet en cause la séparation même entre le politique et l’économique, la délibération citoyenne et l’acte productif, en interrogeant les enjeux politiques intrinsèques du travail. Il en résulte un projet d’une nouvelle « démocratie économique » où le droit du travail serait coextensif au droit de citoyenneté.

Pour ce faire, l’auteur adopte la démarche de la « critique immanente », c’est-à-dire une démarche qui part de l’expérience quotidienne du travail pour y déceler ce qu’il appelle les « attentes démocratiques ». En d’autres termes, Le travail démocratique cherche à éviter la posture utopiste en ancrant le projet de transformation des institutions politiques et sociales dans la critique de la division, de l’organisation et du procès de travail produite par les travailleurs et les travailleuses elles-mêmes. La première partie de l’ouvrage s’appuie sur un grand nombre d’enquêtes sociologiques récentes, mais aussi sur des ouvrages d’économie et de science politique qui lui permettent de compléter l’analyse du vécu subjectif, personnel et collectif, par un diagnostique plus large sur le présent.

Il est vrai que les enquêtes citées portent presque exclusivement sur le cas français. Cela comporte un certains nombre de risques : par exemple, le risque de privilégier les expériences des pays capitalistes dits du « centre » en ce qui concerne la périodisation de l’histoire du capitalisme et les traits spécifiques du « travail contemporain ». Malgré ce privilège accordé au contexte français, Cukier analyse les processus qui y sont à l’œuvre dans une perspective globale, du point de vue de ce qu’il appelle « la nouvelle division internationale du travail ». A cette fin, il mobilise volontiers les ouvrages consacrés à la question des inégalités ethno-raciales sur le marché de l’emploi et dans le procès de travail, notamment les travaux féministes sur le travail du care qui explorent l’entrelacement spécifique des logiques sexistes et racistes dans le secteur de la santé. On peut toutefois se demander si les théories du capitalisme racial ou la perspective développée par l’histoire globale du travail ne méritaient pas de figurer également dans les parties théoriques de l’ouvrage, auprès du féminisme matérialiste et de l’écologie politique.

Si le pluralisme de l’appareil critique constitue assurément l’un des atouts de l’ouvrage, son choix de privilégier l’approche institutionnaliste nous semble plus problématique. La recherche d’un fondement théorique du « travail démocratique » conduit Cukier à poser le problème sous la forme de l’alternative suivante :

« Une “vraie démocratie” dans les institutions est-elle un préalable nécessaire à la réorganisation démocratique du travail – comme le soutient le modèle de la “lutte des classes”, qui insiste sur les verrous institutionnels opposés au projet de la démocratisation du travail – ou bien cette dernière constitue-t-elle un préalable nécessaire à la démocratisation de la société, comme le défend le modèle de la “démocratie industrielle” ? » (p. 75)

Le « modèle de la lutte des classes » fait référence à Marx, Lénine et Tronti, celui de la « démocratie industrielle » à Proudhon, Sidney et Béatrice Webb et Dewey. Selon l’auteur, chacun des modèles présente des défauts : le premier, en insistant avant tout sur la nécessité du renversement de l’État bourgeois, risquerait toujours de reléguer au second plan le projet de la réorganisation démocratique du procès de travail — un risque qui transparaît de la façon la plus frappante dans l’éloge des méthodes tayloriennes du travail chez Lénine ; le second modèle, quant à lui, buterait contre l’impossibilité d’étendre les expériences démocratiques du travail et d’en faire le moteur des transformations sociales, faute de s’attaquer à l’État. L’enjeu théorique consiste dès lors à élaborer une synthèse entre ces deux modèles. Cette synthèse est trouvée dans le paradigme de la « constitution du travail » de Karl Korsch, enrichi par les apports du féminisme matérialiste et de l’écologie politique. C’est ainsi qu’elle est résumée à la fin de la troisième partie de l’ouvrage :

« Le remplacement de l’État par le travail à titre de source de légitimité, de moyen de fonctionnement et d’institution centrale de la démocratie requiert à la fois le développement de l’auto-organisation des travailleurs dans l’entreprise, leur participation à la planification démocratique de la production, et leur contrôle politique des institutions, sans qu’il soit nécessaire de trancher entre ces trois processus. Au contraire, un travail démocratique devra parvenir, dans les faits et sans aucun doute en tâtonnant, à les associer. » (p. 167)

Enfin, l’analyse des coopératives de production, des entreprises autogérées et des conseils ouvriers permet de préciser ce paradigme et d’esquisser concrètement l’architecture institutionnelle d’une société fondée sur le travail démocratique :

« les conseils d’entreprises au niveau de chaque entité économique, dont les décisions seraient souverains en ce qui concerne notamment les finalités de l’entreprise ainsi que le recrutement, la rémunération, l’organisation et la qualité du travail ; les conseils économiques au niveau de la filière industrielle ou de service, composés de l’ensemble ou de représentants des travailleurs des différentes entreprises et des divers métiers, dont les décisions seraient souveraines et prévaudraient sur celles des conseils d’entreprise au sujet notamment des prix des produits et des objectifs coordonnés de la production dans la filière ; les conseils sociaux au niveau des échelons territoriaux, avec la participation de l’ensemble ou de représentants des travailleurs y résidant, dont les décisions seraient souveraines et prévaudraient sur celles des conseils d’entreprise et des conseils économiques en ce qui concerne la division du travail et ses finalités, et donc aussi concernant les activités qui doivent être considérées comme des activités hors- travail ou instituées comme du travail. » (p. 232-233)

De tels modèles, qui supposent toujours une accentuation de certaines thèses des théories examinées au détriment des autres, peuvent être très utiles pour formuler des problèmes et souligner l’originalité des solutions. Si nous en venons à interroger la démarche, c’est qu’il nous semble y avoir une inadéquation entre le problème et la solution.

Le problème qui justifie l’opposition entre le « modèle de la lutte des classes » et le « modèle de la démocratie industrielle » est un problème politique, celui de la priorité stratégique : d’abord la conquête de l’État et ensuite la transformation du procès de travail, ou bien la multiplication progressive des expériences d’auto- et de cogestion, jusqu’à leur généralisation et leur fédération. Ce qui oppose (en principe) un tel réformisme à la voie révolutionnaire de Lénine, ce n’est pas tant une divergence quant à la finalité qu’une divergence quant aux moyens d’action politique, et cette divergence s’enracine dans une compréhension différente des rapports de force, des processus économiques et des tendances historiques.

Dans ces conditions, on pourrait s’attendre soit à ce que l’auteur tranche plus ou moins entre les deux options stratégiques, soit à ce qu’il parvienne à démontrer que les deux mouvements (conquête du pouvoir politique, démocratisation du procès de travail) participent d’un seul processus de dépassement du capitalisme. Or, dans Letravail démocratique, la solution prend la forme d’une structure institutionnelle. En d’autres termes, l’ouvrage répond par la proposition d’une nouvelle constitution de la société post-capitaliste à la question stratégique du chemin vers celle-ci, question qui sous-tend pourtant la distinction entre le « modèle de la lutte des classes » et le « modèle de la démocratie industrielle ».

Certes, la quatrième partie de l’ouvrage pointe de manière très juste les difficultés des tentatives concrètes de démocratisation du travail. Sans nier la valeur intrinsèque de telles expériences, Cukier analyse les limites du mouvement coopératif et autogestionnaire quant à sa possibilité de défier les règles du jeu imposées par le marché hyperconcurrentiel, tout en regrettant l’incapacité des expériences conseillistes de se prolonger sur le plan institutionnel. Ainsi, la conclusion sur la situation de 1917 suggère que la victoire du « modèle de la lutte des classes » (porté par les bolcheviks), au détriment de la « démocratie industrielle » (représentée par les soviets), aurait empêché la réalisation du « travail démocratique » :

« On peut considérer que les conseils ouvriers russes mésestimèrent l’importance de prendre part à la conquête des institutions étatiques. Faute d’outils et de projets politiques pour articuler ce contrôle économique au pouvoir politique, ils acceptèrent pour la plupart la subordination à la stratégie du Parti bolchevik. » (p. 211)

Malgré un bilan plus optimiste sur quelques autres cas de figure contemporains (la Coopérative intégrale Catalane, les conseils communaux au Venezuela), nous pouvons constater qu’il y a un saut entre ces expériences positives partielles et les institutions du « mode de production démocratique » décrites dans la conclusion. La question des propositions stratégiques positives reste ouverte.

Pour sortir de cette difficulté, l’on pourrait commencer par relativiser l’opposition même entre les deux modèles : l’option stratégique de la conquête du pouvoir d’État n’exclut pas, mais suppose au contraire l’appui sur une vaste mobilisation des collectifs du travail. Corrélativement, dans sa version social-démocrate et réformiste, la « démocratie industrielle » suppose pour sa mise en place une implication active de l’État capitaliste.

En reprenant l’exemple des révolutions de 1917, il serait possible de montrer l’existence d’une dialectique très complexe des bouleversements institutionnels et des transformations des rapports sociaux au niveau de la production.

D’un côté, l’arrivée des bolcheviks au pouvoir aurait été impossible sans une vaste expansion de l’autonomie ouvrière au niveau du procès de production, incarnée par les comités d’usine. Dans les pages dédiées aux événements de 1917, Cukier souligne bien que bolcheviks ont largement soutenu le contrôle ouvrier et que cette base sociale a joué un rôle non négligeable dans la réussite de l’insurrection d’Octobre. D’un autre côté, l’apparition des comités d’usine était elle-même liée à la crise économique et politique ayant débouché sur la révolution de Février. Donc, en bref, pas de contrôle ouvrier sans révolution de Février, pas de révolution d’Octobre sans contrôle ouvrier.

Quant aux conseils ouvriers — institutions politiques représentatives dont les comités exécutifs sont presque exclusivement composés de militants des différents partis socialistes — ils sont déjà au pouvoir en 1917, même s’ils n’en détiennent pas la totalité. Quelques semaines après la révolution d’Octobre, les bolcheviks signent par ailleurs un décret sur le contrôle ouvrier qui n’est pas très éloigné, du moins sur le papier, de la « constitution du travail » évoquée dans l’ouvrage.

Ce décret prévoyait la pleine reconnaissance du contrôle ouvrier dans les usines, l’institution des conseils intermédiaires pour la résolution des questions techniques et financières et chargeait le conseil panrusse du contrôle ouvrier, conjointement avec le conseil panrusse de la régulation industrielle, de la planification économique. Même si le contrôle ouvrier commence à décliner au cours de la seconde moitié de 1918 sous le coup de la bureaucratisation et de la « militarisation du travail », on peut douter que ces mesures découlent automatiquement du « modèle de la lutte des classes », compte tenu des débats qu’elles continuent à susciter au sein du parti au moins jusqu’en 1921.

D’autres choix méthodologiques peuvent être interrogés, notamment le choix d’accorder une place modeste aux formes classiques de mobilisation sur les lieux de travail, ou encore la traduction de Marx et des auteurs marxistes dans le vocabulaire démocratique. En tout cas, on ne saurait que saluer un ouvrage qui s’adresse à un public très large et qui contribue de manière efficace à rouvrir le débat sur la place des luttes autour et à partir du procès de travail.