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Aude Lancelin: Laurent Bouvet, le nouveau radicalisé

islamophobie

Lien publiée le 18 février 2018

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https://www.lemediatv.fr/articles/tribune-laurent-bouvet-le-nouveau-radicalise

Par Aude Lancelin

Grâce au « en même temps » de Macron, Laurent Bouvet, représentant de toute une pseudo-gauche qui a son rond de serviette chez « Causeur », fait son entrée au « conseil des sages de la laïcité ». Un signal inquiétant, et l’occasion de revenir sur un parcours intellectuel symptomatique des recompositions actuelles.

Le quinquennat Hollande n’aura pas été un désastre pour tout le monde. Certains y auront même prospéré au-delà de tout pronostic, épousant par toutes leurs fibres intellectuelles, la mue définitive du PS en parti libéral-autoritaire. Un processus si violent qu’il aura fait éclater la gauche socialiste après la présidentielle de 2017. Parmi eux, le politologue Laurent Bouvet pourrait bien être tenu un jour pour le « patient zéro » de ce raidissement spectaculaire de nombre de hiérarques socialistes, qui ne rougirent par de faire mine de suspecter leur propre candidat à la présidentielle, Benoît Hamon, de complaisances islamistes. Aujourd’hui, Bouvet, qui patrouille toute la journée sur Twitter contre les gauchistes vus en soi-disant sympathisants des crimes de Daech, dresse des listes et dénonce obsessionnellement des personnalités comme Rokhaya Diallo, Danièle Obono ou Edwy Plenel, vient de rejoindre le « conseil des sages de la laïcité ». Une instance toute neuve, mise en place par le Ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, idole du « Figaro » et de « Valeurs actuelles », afin de « préciser la position de l’institution scolaire en matière de laïcité et de fait religieux ». Un signal pour le moins inquiétant, tant Bouvet est le représentant d’une pseudo-gauche rescapée du vallsisme qui prétend lutter contre l’extrême-droite en construisant en réalité des ponts avec elle.

Lorsque l’ex-président du conseil général de la Corrèze accède à l’Elysée en 2012, Laurent Bouvet n’est encore que l’auteur méconnu du Sens du peuple (Gallimard), réquisitoire intéressant contre une gauche libéral-libertaire ayant largué les classes populaires. Du Michéa sans le style, pour qui apprécie le philosophe montpelliérain, auteur d’Impasse Adam Smith, mais où pas une phrase ne renseignait encore sur les idées fixes futures de Bouvet. Quatre ans plus tard, le même personnage, suractif sur les réseaux sociaux où il distille sans compter son temps et son venin, est une figure médiatique tellement demandée que début 2017, sous le titre de La Gauche zombie (Lemieux éditeur), il parvenait à publier le recueil de plus de 300 pages de chroniques et autres interviews généreusement distribuées au Monde, au Huffington Post, au Figaro, à Marianne, à Libération, à Slate, et ailleurs. Bizarrement ses interventions dans le mensuel Causeur, nouveau compagnon de route idéologique de l’auteur s’il en est, n’y avaient pas été reprises. Sursaut de pudeur ou souci de respectabilité, on ne sait. 

Que s’est-il passé entretemps ? Une radicalisation spectaculaire qui, en moins de deux ans, aura mis cet ancien espoir intellectuel de la gauche républicano-rocardienne au diapason de la hard line islamophobe dudit Causeur, au point de faire presque passer des Natacha Polony pour d’aimables gauchistes. En 2002, l’agrégé de sciences politiques de 34 ans est encore le bras droit de Pierre Rosanvallon à « la République des idées », écurie social-démocrate bon teint qui fournît longtemps au Nouvel Observateur et à d’autres, leur cheptel d’intellectuels mollement réformistes, ainsi que quelques futures étoiles comme Thomas Piketty. Une situation qui ne résistera toutefois pas à la parution du Rappel à l’ordre de Daniel Lindenberg, petit livre d’intervention publié dans cette collection du Seuil afin d’acter le spectaculaire virage à droite de l’intelligentsia française en cette aube des années 2000. A quelques erreurs factuelles près, et autres jugements hâtifs appliqués à certains écrivains, c’est peu dire que Lindenberg, récemment décédé, avait alors tapé juste. Il était même possible de voir dans ce livre l’exception salutaire confirmant la ligne imperturbablement inoffensive et mollement soc-dem’ de la « République des idées ». A rebours complet de ce jugement, Laurent Bouvet y vit, lui, la faute de l’abbé Rosanvallon. Imprudemment, il fit cette confidence à un certain journaliste qui eut le mauvais goût de le suggérer dans son article. Une crise s’ouvrit aussitôt avec son patron, Bouvet prit la porte. A l’exception de cet accroc rétrospectivement instructif, nul incident ne marquera plus le parcours de socialiste propre sur lui de Bouvet, devenu professeur à l’université de Versailles. Plus rien d’autre non, à l’exception d’une campagne avortée en 2012 pour prendre la tête du CEVIPOF, le centre de recherches politiques de Sciences-Po Paris, qui semble lui avoir laissé une grande mélancolie. On l’aurait jugé « trop militant ». Il est vrai qu’après la parution du Sens du peuple, Laurent Bouvet est devenu une figure encore confidentielle mais très appréciée de la gauche dite « populaire », ferraillant contre le cynisme solférinien du style Terra Nova, et appelant sans relâche à la nécessité de renouer avec des prolos totalement laissés pour compte. Une bonne idée sur le papier, pensions-nous à l’époque. La même que celle de François Ruffin, par exemple. La seule qui vaille en définitive, dès lors qu’il s’agit d’éradiquer durablement le Front National. Seulement voilà, sous le joug d’autres obsessions, Bouvet connaîtra une autre fortune.

Les attentats de 2015 seront pour lui ce que fut le second pilier de Notre-Dame pour Claudel. Le point de départ d’un nouveau fanatisme. Les questions identitaires se mettent à coloniser tout son champ mental. « Quand on a un marteau dans la tête, on voit tous les problèmes sous la forme d’un clou », dit un proverbe africain. Bouvet se met à voir tous les problèmes sous la forme d’une identité menacée. Il est vrai que les attaques djihadistes de janvier 2015 coïncident avec la parution de son second livre, « L’insécurité culturelle » (Fayard), où l’auteur commence à lâcher dans l’espace public le dangereux concept de « gauche identitaire », tendant à faire de la nécessaire lutte contre le racisme, le simple pendant des obsessions xénophobes propres à la « droite identitaire ». Lubie contre lubie, rien de plus, l’une n’étant pas plus criminelle que l’autre à ses yuex. A partir de ce moment, en pleine extrémisation droitière du pays, l’intellectuel de 47 ans se met à fantasmer la domination sur les consciences d’une espèce de gauche culturelle à l’imaginaire postcolonial, pour qui le djihadiste serait non pas un salaud, mais une victime. Où a t-il pu observer une chose pareille ? Mystère. Bénéficiant dès lors du gîte et du couvert au Figaro Vox - et pour cause… - il y répand toutes sortes de fake news avant l’heure, visant à faire passer les élus de gauche pour des renégats prompts à souhaiter de bonnes fêtes aux musulmans à la fin du Ramadan, et jamais aux fidèles d’autres religions. Toujours plus déclenché, il cofonde en mars 2016 le « Printemps républicain », quarteron d’islamophobes mondains au faux-nez républicain, où l’on trouve aussi bien Elisabeth Badinter que l’avocat Richard Malka, d’ex-membres de l’Idiot international, ou encore le rédacteur en chef du Débat Marcel Gauchet, qu’on aurait imaginé plus prudent dans ses engagements publics. Il faut lire la même année dans Causeur le récit enthousiaste d’une espèce de social drink organisé au domicile d’une amie par Laurent Bouvet, entre l’ancien mao-mitterrandiste Roland Castro et une signature historique du quotidien Libération comme Annette Lévy-Willard pour comprendre le genre de sociabilité inquiétante qui, au crépuscule du socialisme, se tisse désormais dans ces cercles autrefois dits « de gauche ». Un pandémonium au parfum entêtant d’années 30, d’où surgira du reste le fascinant oxymore de « gauche Finkielkraut » dont l’hebdomadaire Le Point fera sa couverture début 2016 avec le visage de Manuel Valls, alors véritable idole politique de Bouvet, ainsi que plusieurs de ses tribunes parues dans Le Monde le démontrent sans ambiguïté.

Ultra présent dans les pages contributeurs des journaux de tout le pays, à commencer par les colonnes du journal Marianne, que lui ouvre largement le directeur de la rédaction Renaud Dély, lui aussi orphelin d’un vallsisme sanctionné dans les urnes, on retrouve aussi Laurent Bouvet en position d’expert sur les écrans. Ainsi le magazine culturel « Stupéfiant ! », animé par Léa Salamé, fera-t-il appel à lui en mars 2017 pour s’exprimer sur le cas Mehdi Meklat. Les mains jointes devant le politologue, un journaliste de la télévision publique y recueille les oracles de l’intéressé sur la « presse bourgeoise, branchée et parisienne » qui frayait hier encore, c’est un fait hélas avéré, avec le désormais fameux auteur de tweets antisémites et homophobes. S’il est toutefois un créneau sur lequel notre monomaniaque de la laïcité s’épanouit pleinement, c’est bien celui de la gauche à laquelle la droite raffole de tendre son micro. Lorsque la journaliste Eugénie Bastié mène l’enquête dans Le Figaro sur la supposée perte de l’hégémonie intellectuelle par la gauche, c’est Bouvet que l’on retrouve en position de procureur « de gauche » (sic) dans les colonnes du quotidien, aux côtés de son aîné Jacques Julliard, ou encore de Dominique Reynié, professeur à Sciences Po désormais étiqueté LR, et ardent défenseur de la Loi Travail. Ainsi est-ce ce style d’intellectuels, principaux contributeurs au brouillage généralisé des clivages, que l’on charge désormais de fournir la lampe torche permettant de nous éclairer sur le désastre en cours.

Alors que la présence de l’extrême-droite au second tour est devenu le facteur qui garantit désormais l’élection présidentielle au grand favori du capital, il ne serait pas inutile de s’interroger sur le rôle majeur qu’auront joué dans cette affaire les médiateurs du débat intellectuel depuis le début des années 2000. De s’interroger notamment sur la façon dont celui-ci aura été constamment truqué en poussant sur les écrans les plus virulents énergumènes de droite comme Eric Zemmour ou Alain Finkielkraut, pour ne mettre face à eux que des imitations de conscience de gauche comme Laurent Bouvet, partageant en réalité avec les premiers un même stock de convictions violemment identitaires. S’il est une plaisanterie que Bouvet affectionne entre toutes sur les réseaux sociaux, c’est celle qui consiste à qualifier de « gauche Castor », ce camp risible, forcément risible, qui s’est longtemps évertué à « faire barrage » au Front National en votant systématiquement pour son adversaire. C’est à celle-ci pourtant qu’il doit aujourd’hui de rejoindre le camp des vainqueurs, en siégeant dans une instance voulue par Emmanuel Macron et les siens, dont le recrutement même laisse entrevoir les troubles intentions.