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Barka Moutawakil, une vie de chibani du rail

SNCF

Lien publiée le 19 février 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.liberation.fr/france/2018/02/18/barka-moutawakil-une-vie-de-chibani-du-rail_1630620

Cet homme de 68 ans fait partie des 848 cheminots marocains retraités qui ont gagné, en appel, le 31 janvier, face à la SNCF, condamnée pour discrimination. Il raconte sa vie d’ouvrier à tout faire, pénalisé et humilié parce qu’il n’était pas français.

Barka est si peu bavard qu’il ferait tenir un exil de 2 500 kilomètres, trente-deux ans de travaux manuels pénibles et quatorze de procédure judiciaire sur un Post-it – les phrases qui commencent par «c’est comme ça» sont en général très succinctes. Dans son salon, il pose sur une table trois photos avec quelques camarades, de l’époque où les toisons, les moustaches et les pattes d’eph constituaient une panoplie de choix. Et s’efface chaque fois que les femmes de sa vie étoffent son récit, comme si elles commentaient l’histoire d’un type qu’il connaissait, mais sans plus.

Mahjouba, son épouse depuis 1986 et mère au foyer : «Il se passait des choses importantes à son travail. Mais il ne disait rien, ne réclamait rien, donc j’apprenais certains détails que bien après. Ce sont les voisines, dont les maris accomplissaient les mêmes tâches, qui me donnaient des nouvelles. Par exemple, elles m’expliquaient avoir préparé des repas plus consistants dans la semaine, parce que c’était la période où leurs époux devaient décharger du charbon en plein froid. Moi, je ne savais pas.»

Wafaa, sa fille : «Il vivait en décalé avec nous. Toute petite, il avait inventé une berceuse pour moi. "Papa… travail… cinq heures du matin…" Il attendait que je m’endorme pour s’en aller.»

Le 31 janvier, la SNCF a été condamnée en appel pour discrimination à l’endroit de 848 cheminots marocains – lesquels ont hérité du surnom de «chibanis» (cheveux gris) comme tous les ouvriers maghrébins immigrés de la première génération –, dont Barka Moutawakil, 68 ans. En raison de leur nationalité étrangère, ils ont été pénalisés en termes de salaire, de retraite, de perspectives d’évolution ou encore d’accès aux soins en dépit de leurs contrats. Pour la différence de traitement avec leurs collègues français, les parties civiles réclamaient 628 millions d’euros. En 2015, ils en avaient obtenu 170 devant le tribunal des prud’hommes. Ce coup-ci, ce sera peut-être plus. Ils ont gagné mais attendent de savoir jusqu’à quel point, financièrement mais aussi symboliquement. Barka regarde ses mains : il y a presque cinquante ans, il les a frottées contre des cailloux pour les rendre plus dures et plus sèches, et ainsi convaincre les recruteurs. «Ils regardaient ça aussi.» Ça le fait sourire – un peu gêné et malicieux.

«Télégramme»

Avant d’arriver en France, il travaillait dans un hôtel à Agadir, au Maroc. Là-bas, son responsable, qui côtoie des cadres de la SNCF, le met sur le coup : ces derniers recherchent des ouvriers appliqués et il l’y verrait bien. A posteriori, des bonshommes robustes, capables de dire oui à tout, pas trop regardants sur les à-côtés et conditionnés pour se sentir précaires et flexibles jusqu’au bout de leur carrière. Sur ses premières années d’exercice, Barka se souvient : «Avant, il n’y avait pas de téléphone. Alors on recevait parfois un télégramme pendant nos jours de repos. On nous demandait de venir travailler. Si tu disais non ? Il fallait donner une bonne raison.»

Sa hantise : le casse-tête avec la hiérarchie - un oui systématique minimise les risques. L’exil : par essence, celui-ci favorise le sentiment d’insécurité et d’illégitimité. Les missions pêle-mêle : accrocher et caler les wagons, décharger des centaines de kilos de charbon, restaurer les voies ferrées, nettoyer les gares. Sa retraite : environ 900 euros. Mahjouba intervient : «Ils travaillaient entre copains marocains. Ils s’entraidaient, se soutenaient. Quelque part, c’est ce qui a fait traîner les choses pour la reconnaissance de leurs droits.»

Wafaa, elle, avertit, très poliment, que c’est la dernière fois que son père déroule son histoire à un quidam. Cela fait des années que des organisations, des médias, des thésards demandent aux chibanis de ressasser. Exercice douloureux, quand bien même ils font mine de s’y plier de bon cœur : à haute voix, ils doivent se souvenir de tous les détails de l’humiliation. Les étayer, les commenter, les exprimer : c’est comme dessiner un mauvais rêve sur un bout de papier.

En 1974, Barka arrive à Paris, gare d’Austerlitz. Il oscille entre les foyers de travailleurs en petite couronne, le premier à Porte de la Chapelle, transformé depuis en restaurant. En 1983, il s’installe dans un quartier populaire de Villeneuve-la-Garenne, dont il ne bougera plus. Des anciens collègues y vivent aussi. Ils se voient.

Cet été, père et fille ont pris le train jusqu’à Lille, où le retraité devait témoigner, à la demande d’un collectif, devant une cinquantaine de personnes. «Il y a quelque chose de touchant : chaque fois que l’on passe devant une gare où il a travaillé, il a un petit mot.» Devant la petite assemblée, il s’est tu et elle a parlé - la mémoire ouvrière, pudique, a besoin, parfois, d’un ventriloque.

Le genou droit de Barka a failli lâcher pour de bon. Après plus de dix ans d’expérience, il tombe en courant derrière un train - deux opérations pour réparer. Après plus de vingt ans, il s’écroule dans son salon, pris d’un malaise - un mois d’hôpital, dont un passage au service de réanimation. «Ils ont dit que j’avais un manque de potassium et des choses comme ça.» Les témoignages sur les séquelles physiques et les accidents dont ont été victimes ces cheminots bons à tout faire sont glaçants. Fractures, mutilations, électrocutions : certains se sont tués à la tâche, au sens propre du terme.

Il est né dans le sud du Maroc, à Tan-Tan. Ses parents se séparent et refont leur vie, chacun de leur côté. Il est le fils unique du couple, élevé par sa grand-mère. Mahjouba : «Des années plus tard, quand il est devenu adulte, c’est lui qui est allé rechercher son père, qui avait disparu. Celui-ci ne l’avait même pas reconnu. S’il n’avait pas pris l’initiative, qui aurait vraiment demandé de ses nouvelles ? Sa maman, elle, était occupée avec d’autres enfants.»

Avant d’arriver à Paris, son plan est un grand classique de l’immigration maghrébine d’antan. En théorie : passer quelques années en Europe, gagner des sous, rentrer les poches pleines de devises au pays. En pratique : le temps passe et à la longue, bouffe la théorie. Barka a vécu quarante-quatre ans en France : il est au moins autant banlieusard que chibani. Sur la notion de choix, il coupe court : «Est-ce que je pensais à quitter mon poste à cause des conditions de travail ? La crise économique commençait. On voyait des immigrés et des copains rencontrer des difficultés dans des usines. La SNCF, c’était l’Etat. Et puis après, la famille est arrivée.»

Baraquements

Wafaa, étudiante en école de commerce, participe à une page Facebook où des enfants de cheminots échangent à propos des chibanis. Avec une amie, elle a coécrit une lettre ouverte à Guillaume Pepy, le président de la SNCF, où elles demandent des excuses : «Faut-il également rappeler que nos pères ont été transportés du Maroc dans des wagons semblables aux trains de marchandises ? Une fois arrivés en France, des membres du personnel de la SNCF les ont accueillis, les conduisant dans des baraquements en bois, sans douche, sans cuisine et sans véritables placards. Leurs vestiaires étaient à l’écart de ceux de leurs collègues français.» Elles réclament aussi des explications : «Lorsque nous nous sommes rendues au tribunal le 15 mai dernier, vos avocats ont justifié le blocage de carrière et la différence de traitement qu’avaient subie nos pères par rapport à leurs collègues français par un supposé illettrisme. Or, la condition fondamentale pour intégrer la SNCF à l’époque était la maîtrise de la langue française.» La compagnie réfute la discrimination et pourrait se pourvoir en cassation. Barka s’est constitué partie civile au début des années 2000, avec une association chargée de mener la procédure collective. Mahjouba : «Ça m’a étonnée. Lui qui a toujours eu peur d’avoir des problèmes au travail s’est lancé sans se poser de questions.»

Il a quitté l’entreprise sept ans avant la retraite, en 2006. Celle-ci proposait alors des départs anticipés. «Ils finissaient de cotiser pour moi. C’est ce que j’ai compris et c’est ce qu’on m’a fait comprendre.» Ils : la SNCF. On : des voix dans l’entreprise, ainsi qu’un collègue syndiqué qui lui assure que la proposition des ressources humaines est une aubaine. D’autres cèdent. Il finit par suivre. Sur la table du salon, il pose deux feuilles. Des chiffres, des pourcentages, du jargon. Dans l’une d’elles, il est question d’une indemnité journalière de 53 euros jusqu’à ses 65 ans. «Je ne voulais pas signer au départ, mais…»

Wafaa : «Malgré tout, les gens comme mon père font confiance. Et certains en profitent.» Des années plus tard, il découvre qu’il est chômeur et qu’il ne cotise plus pour ses droits. Des cheminots dans le même cas ont reçu une notification par courrier de l’ANPE. Lui assure que rien ne lui est parvenu. «Mon dossier avait été confié à un organisme de retraite à Marseille. On ne pouvait les avoir qu’au téléphone. Parfois, il n’y avait personne pour vous renseigner. Impossible alors d’avoir des détails sur ma pension.» Wafaa : «Je ne sais pas comment il est possible de supporter ça. Les conditions de travail, l’humiliation. Certes, il y avait la famille… c’est héroïque. Mais ma génération aurait dit non. D’ailleurs, chaque fois que je traîne des pieds, il me traite de "chibania".» Son père, taquin : «Vous êtes de la génération Danone. Nous, c’était le lait de chamelle.»

Barka a gardé quelques souvenirs des voies ferrées, dont un casque et des chaussures de sécurité. Il y a un an, il a tout refilé à l’un de ses quatre fils. L’ex-cheminot est comme plein d’autres : il a formé des employés, qui ont grimpé dans la hiérarchie tandis que lui restait tout en bas. Le Défenseur des droits - nommé par le chef de l’Etat - s’est rangé du côté des chibanis, faisant le parallèle entre leurs conditions de boulot et l’histoire coloniale. Wafaa : «On a véritablement commencé à passer du temps ensemble juste avant le début de sa retraite. Tous les week-ends, il venait me voir dans ma résidence universitaire, en Seine-et-Marne. Deux heures de train à l’aller, deux heures au retour. Tout le monde là-bas m’a répété que j’avais de la chance.»