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Ludivine Bantigny : “Rien n’est plus collectif que Mai 68”

Bantigny mai68

Lien publiée le 21 février 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

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Non, Mai 68 n’est pas qu’un mouvement étudiant parisien. Dans toute la France, ouvriers, agriculteurs, commerçants, artisans, et même chauffeurs de taxi et danseurs s’y sont mis. Et bien avant le mois de mai. C’est ce que l’historienne Ludivine Bantigny rétablit brillamment dans son livre, qui bouscule les idées reçues. Rencontre avec l’auteure de “1968. De grands soirs en petits matins”. 

Sur la couverture, on ne voit ni Daniel Cohn-Bendit, ni Alain Geismar, aucun leader du Quartier latin, mais des ouvrières de l’usine de fabrication de pièces électriques Paris-Rhône, à Lyon, pendant les grèves de mai 1968. Un parti pris à l’image de ce livre singulier que vient de publier, aux éditions du Seuil, l’historienne Ludivine Bantigny, maîtresse de conférences à l’université de Rouen.

Fruit d’un long travail de recherche dans les archives, notamment des Renseignements généraux et de préfectures réparties sur l’ensemble de l’Hexagone, son livre, 1968. De grands soirs en petits matins, est formidablement vivant, donne à voir et à entendre l’événement au plus près de ses protagonistes, de leurs espoirs et de leurs émotions. Emouvant, vibrant, il bouscule nombre d’idées reçues et rétablit la vérité de faits trop souvent déformés et instrumentalisés.

On parle communément des « événements » de Mai 68, comme on parlait des « événements » d’Algérie. Que signifie ce terme ?

Dans une première acception, il s’agit d’un euphémisme destiné à contourner d’autres formulations plus tranchantes et plus claires : dans le cas de l’Algérie, éviter le mot « guerre » et à propos de 68, celui de « grève générale ». En ce sens, le terme « événement » doit être utilisé avec précaution.

Mais on peut aussi se le réapproprier et lui donner son sens premier, celui de surgissement dans le temps de quelque chose d’inédit et d’ouvert. L’événement, pour l’historien, doit être étudié en tant que tel, dans sa nouveauté, dans son déroulement, en se gardant de tous les discours sur ses causes et ses conséquences supposées qui n’ont cessé de le défigurer.

On a beaucoup dit, par exemple, que Mai 68 était d’abord un mouvement juvénile et étudiant. Qu’en est-il en fait ?

Si l’on a autant insisté, surtout à partir des années 80, sur le rôle des étudiants, c’était justement pour contourner l’événement, éviter de parler de la grève générale, des occupations d’usines, des dix millions de personnes qui ont arrêté de travailler. On ne peut certes pas nier la dimension juvénile de l’étincelle à l’origine des grèves. Dans de nombreuses entreprises, ce sont surtout de jeunes ouvrières et ouvriers qui ont lancé la dynamique, mais celle-ci a été reprise ensuite par l’ensemble des générations.

Les grèves ne commencent d’ailleurs pas en mai, ni même en mars. L’année 1967 est émaillée de conflits importants, à Besançon, par exemple, à l’usine Rhodiacéta. Au début de l’année 1968, entre le 23 janvier et le 13 février, mille à mille cinq cents ouvrières et ouvriers mènent à Caen une grève totale qui touche trois usines importantes, la Saviem, Jaeger et la Sonormel. Ces entreprises ont été délocalisées hors de la région parisienne dans la perspective de payer la main-d’œuvre moins cher. Les jeunes se révoltent en premier, ils se mettent en grève, affrontent les CRS.

Le lien est fait avec les étudiants, mais aussi avec les agriculteurs qui se mobilisent, dans l’Ouest, depuis de nombreux mois. D’une certaine manière, on peut dire que les premières barricades ne sont pas érigées sur le boulevard Saint-Michel, mais à Caen, à Quimper ou à Redon. Et que l’on assiste dès l’origine à un grand brassage social. Si l’on s’en tient à la chronologie habituelle des affrontements à Paris, les archives policières montrent que dès le 3 mai de nombreux jeunes ouvriers sont venus prêter main-forte aux étudiants.

On le mesure à l’aune des interpellations réalisées ce jour-là, qui comptent des ouvriers, du tourneur au tôlier, des employés, de la SNCF aux PTT, des techniciens, des commerçants, des artisans. Il convient donc de relativiser l’idée que les étudiants auraient été seuls avant d’être rejoints par les ouvriers à partir du 13 mai.

Et relativiser l’idée que les événements de 68 sont essentiellement parisiens…

Certainement ! Comment pourraient-ils être seulement parisiens quand dix millions de personnes se sont mises en grève ? Partout il se passe quelque chose, les archives que j’ai dépouillées le montrent à l’envi. Les rapports des préfets et des Renseignements généraux, à Guéret, à Tulle, à Epinal, disent leur étonnement devant l’ampleur du mouvement.

Dans la Meuse, les RG sont surpris par le nombre des arrêts de travail dans un département d’ordinaire « calme voire passif ». Dans les Vosges, de toutes petites entreprises textiles, qui ne comptent que dix ou quinze salariés, se mettent en grève. Dans l’une d’entre elles, si proches encore des fabriques du XIXe siècle, le patron fournit à ses employés le tissu pour confectionner la banderole de la manifestation.

Qu’en est-il des relations entre ouvriers et étudiants ? Elles n’ont pas été toujours faciles…

Les contempteurs de 68 insistent évidemment sur le clivage entre étudiants et ouvriers, le rejet des premiers par les seconds. Au moment des événements, les pouvoirs publics craignaient par-dessus tout la convergence entre le mouvement étudiant et la grève ouvrière, très difficile à maîtriser. Mais cette vision d’un clivage est caricaturale. Certes, le 17 mai, les grilles de Renault Billancourt se sont fermées devant un cortège de trois mille étudiants partis du Quartier latin.

L’épisode a été maintes fois raconté, en oubliant toutefois de rappeler les tensions au sein même de la CGT, dont les militants n’étaient pas tous d’accord, en oubliant que des étudiants de l’Ecole normale supérieure entretenaient des contacts dans l’usine et s’y trouvaient déjà. Et surtout en oubliant toutes les discussions nouées partout en France, les barricades construites ensemble, les étudiants présents sur les piquets de grève, les ouvriers présents dans les universités occupées. En somme, l’arbre de Billancourt ne doit pas cacher la forêt d’initiatives, de réunions et de solidarités entre étudiants et travailleurs.

68, selon ses contempteurs, serait également l’acte de baptême de l’individualisme contemporain. Qu’en pensez-vous ?

Cette idée me fait bondir ! Elle est fausse, c’est un contresens historique profond, parce que rien n’est plus collectif que ce mouvement, rien n’est plus collectif que les aspirations portées par toutes ces assemblées, ces comités de grève, de quartiers, d’actions. Rien à voir avec ce qu’on entend par individualisme : le repli sur soi, l’égoïsme, le narcissisme.

1968, c’est tout le contraire, c’est l’expression d’une solidarité très active. S’il est question de l’individu, c’est pour revendiquer son épanouissement, son émancipation des carcans professionnels et sociaux : « Des hommes, pas des robots », comme disaient, dès 1967, les grévistes de Rhodiacéta.

Le slogan « Jouissons sans entraves » a marqué les esprits…

Comme d’autres : le slogan « Plus je fais la révolution, plus j’ai envie de faire l’amour » est par exemple à l’origine du cliché qui réduit 68 à une lutte pour la permissivité qui aurait finalement conduit au néolibéralisme. Mais ce ne sont que quelques phrases jetées sur les murs. Hormis chez les situationnistes libertaires, la question sexuelle est restée marginale, en 68, elle n’est que rarement posée comme un enjeu politique. Il y a encore beaucoup de pudeur et de retenue sur cette question.

Dire que 68 a fait le lit de l’individualisme et du néolibéralisme, c’est évidemment une manière de dénigrer un mouvement qui fait peur. La possibilité d’une nouvelle explosion sociale, d’un temps suspendu où les gens ne travaillent plus et tentent de réfléchir à leur vie, à la manière de la changer pour la rendre meilleure, inquiète certains.

La trajectoire de quelques figures très médiatisées, qui ont effectivement évolué vers des positions clairement libérales, a également beaucoup contribué à renforcer ce cliché. Mais le parcours de Daniel Cohn-Bendit, dont la place à été éminente à l’époque, lui appartient. Il ne justifie pas qu’on en fasse le blason des évolutions supposées de toutes celles et tous ceux qui ont participé à l’événement.

De quoi le mouvement de 68 était-il alors précisément porteur ?

Je me refuse à opposer, comme on l’a fait, les revendications matérielles, qui auraient été soutenues par la CGT, aux perspectives plus directement politiques ou éthiques, voire existentielles portées par d’autres, en particulier la CFDT. Parce que dans ce clivage entre des perspectives somme toute intimement liées se niche une forme de condescendance vis-à-vis des premières : l’augmentation des salaires, la diminution du temps de travail ou l’âge de la retraite.

C’est à partir de ces revendications, qui traduisent une situation sociale difficile – les conditions de travail sont souvent rudes dans les usines –, que naissent les réflexions sur l’épanouissement de la personne humaine. Et cette idée de changer la vie, qui constitue l’axe central du mouvement de 1968. Il s’organise ainsi à partir de réformes très ordinaires jusqu’à ouvrir des perspectives révolutionnaires. En 68, le mot « révolution » est partout, il suscite autant d’espoirs que de craintes, les acceptions du terme varient en fonction de ceux qui le prononcent, mais elles traduisent toutes la volonté d’un changement.

Par exemple ?

Dans les lycées, on réfléchit à la pédagogie, aux conditions de la transmission du savoir, dans les entreprises, on se demande si on a vraiment besoin des contremaîtres et parfois même des patrons, puisque la question de l’autogestion est posée. Des chauffeurs de taxi en grève s’interrogent sur la place de la voiture, sur la pollution des villes. Les danseuses et les danseurs de l’Opéra de Paris se demandent comment il pourraient intervenir dans la cité pour améliorer le rapport de chacun à son corps, à l’harmonie, à sa présence sensible au monde. 

Certains catholiques interrogent la hiérarchie ecclésiastique, la place des fidèles dans l’Eglise, se demandent comment la société est devenue à ce point attachée à la valeur de l’argent et du profit. D’une manière générale, il s’agit de se sentir en prise avec le monde et d’y conquérir une autonomie qui n’a rien à voir avec l’individualisme.

Vous accordez une place singulière à la lecture des émotions éprouvées en 68. Pourquoi ?

Parce que toute pratique politique est tissée d’affects : on s’engage aussi pour des raisons affectives, par indignation, par colère, par compassion. J’ai ainsi voulu montrer la complexité de cette expérience sensible du politique. Et d’abord la joie. La joie de vivre quelque chose de très fort, de se parler, de se retrouver, de sortir du quotidien, d’avoir prise sur l’histoire en cours. Mais cette joie peut être altérée par d’autres émotions.

La peur en particulier, dans des formes très diverses, celle de ne pas être à la hauteur de l’événement, de prendre la parole, des conséquences de la grève, en particulier pour ceux qui tiennent les cordons de la bourse dans les familles. La peur de la guerre civile aussi, dans une société qui sort de plusieurs conflits : les RG notent ainsi que certains commencent à stocker des aliments, pâtes, huile ou sucre. La peur du rouge, du communisme, la peur du totalitarisme que de Gaulle agite dans ses discours. La peur des affrontements physiques dans les manifestations.

Mai 68 a-t-il été un moment moteur dans l’émancipation des femmes ?

Quand on pense à 68, on a immédiatement en tête le visage et le nom d’un certain nombre de ses leaders, mais aucune femme n’en fait partie. Les femmes pourtant étaient présentes en grand nombre, et agissantes. A La Roche-sur-Yon, à l’usine Big-Chief, qui fabrique des jeans, le personnel est essentiellement féminin. Les ouvrières occupent les lieux, dressent des tentes dans la cour, organisent des sit-in. A l’époque, ce n’était pas évident de s’asseoir ainsi dans l’espace public.

Mais, même dans les entreprises où elles sont majoritaires, elles sont représentées par des syndicalistes hommes, elles ne participent pas aux négociations, elles prennent peu la parole. On dirait aujourd’hui qu’elles ont, pour la plupart, intériorisé les contraintes de genre, les normes et les rôles sociaux traditionnellement attribués à la féminité et à la masculinité. Les événements de 68 ont, malgré cela, servi de déclencheur, ils ont été le moment d’une prise de conscience qui va, dans les mois qui suivent, travailler la société, infuser peu à peu et donner lieu, pour partie, à la seconde vague du féminisme dans les années 70.

Comment, au bout du compte, faire le bilan de 68 ?

C’est une question extrêmement difficile. Dès la fin de l’événement se dessine une querelle d’interprétation. La CGT crie victoire après les accords de Grenelle, qui se traduisent notamment par une hausse des salaires et la reconnaissance de la section syndicale dans l’entreprise. « Reprise victorieuse du travail dans l’unité », titre L’Humanité le 6 juin bien que de nombreuses grèves se poursuivent encore.

Alors que la CFDT, la gauche révolutionnaire, le PSU déplorent la faiblesse des résultats obtenus au regard de l’ampleur du mouvement qui vient d’avoir lieu : rien sur la durée du travail, les retraites, et toutes les questions qui ont été soulevées sur la démocratie dans les entreprises. Puis viendront les élections législatives des 23 et 30 juin. S’il ne s’agit pas du raz-de-marée gaulliste souvent évoqué, le camp du pouvoir remporte une imposante victoire. A cet égard, l’échec de la stratégie du parti communiste fondée sur les élections et l’union de la gauche est patent. Mais pour autant, peut-on considérer aujourd’hui que mai 68 fut un échec ?

J’ai un peu botté en touche, à la fin du livre, en citant Marx, qui disait que la réussite de la Commune était d’avoir existé… Mais ce n’est pas seulement une manière de se défausser. Les événements de 68 ont ouvert d’autres avenirs possibles, permis de renouer avec l’espoir, avec l’idée que l’on pouvait à un moment s’arrêter, pour réfléchir, prendre la parole, reprendre confiance et se sentir légitime.

« Tout est politique », disait un slogan de 68. Oui, nous sommes légitimes à nous emparer du politique, à parler de la cité, du commun, de ce qu’on nomme aujourd’hui le vivre-ensemble. Cette vision passionnante du politique est un héritage de 68.


A lire

1968. De grands soirs en petits matins, de Ludivine Bantigny, éd. du Seuil, 460 p., 25 €.