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"Dettes, crédits opacité… Les foyers de la déflagration sont connus"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Après les soubresauts boursiers début février, le chercheur Gaël Giraud estime que la financiarisation de l’économie mondiale, dopée par l’endettement, éloigne toujours plus les marchés de l’économie réelle. De quoi interroger la solidité du récent retour de la croissance.
Beaucoup estiment que ce n’était qu’une simple secousse, comme en connaît la finance de marché : elle brûle aujourd’hui ce qu’elle a vénéré hier. Les indices baissent brutalement ? C’est l’effroi général. La glissade s’interrompt ? Tout le monde (ou presque) explique que les marchés ont retrouvé la raison. La dernière trombe financière planétaire (du 5 au 9 février) n’aura pas échappé à ce mouvement. Dans le sillage de Wall Street, la planète finance a alors vu se volatiliser près de 7 500 milliards de dollars de capitalisation boursière en moins d’une semaine. Signe d’une inquiétude, dès le 11 février, la directrice générale du Fonds monétaire international, Christine Lagarde, déclarait : «Il nous faut anticiper d’où viendra la prochaine crise.» L’économiste Gaël Giraud estime que cet épisode ne peut être réduit à un simple accident. Elle est le signe avant-coureur d’un inéluctable prochain décrochage financier planétaire. Entretien avec ce chef économiste de l’Agence française de développement (AFD) et directeur de recherche au CNRS, qui a notamment préfacé le dernier livre de Steve Keen, Pouvons-nous éviter une autre crise financière ? (les Liens qui libèrent).
Faut-il s’inquiéter des récents soubresauts des grandes places financières ?
Nous sommes dans une situation pour le moins aussi explosive que celle de 2007, avec des Etats dont les finances publiques sont plus dégradées et un contexte macroéconomique plus fragile en dépit de l’apparente reprise économique. Les mesures de régulation bancaire et financière adoptées depuis la crise des subprimes sont très insuffisantes pour éviter une prochaine crise financière, y compris l’Union bancaire européenne.
Où sont les indices de cette crise qui menace ?
En situation normale, l’indice microéconomique de l’économiste américain Robert Shiller, qui compare le cours d’une action avec les bénéfices distribués par l’entreprise correspondante, oscille entre 14 et 17, avec un rendement moyen des titres de 6 %. Il tourne aujourd’hui autour de 34 pour les 500 plus grandes entreprises américaines, témoin de la déconnexion profonde entre la réalité économique des entreprises et leur valorisation boursière. Le rendement des actions, 3 % environ, est identique à celui des titres sans risque de dette souveraine : un non-sens. La dernière fois que l’indice de Shiller avait dépassé un tel sommet, c’était en 2000, veille de l’implosion de la bulle internet. Ce décrochage se vérifie, à l’échelle macroéconomique, par le découplage entre les cours de Bourse et le PIB. Les indices boursiers ont dépassé depuis longtemps leurs sommets de 2007, alors que l’économie réelle occidentale, par exemple, n’a retrouvé que récemment le niveau de revenu moyen par habitant qui était le sien en 2007.
Peut-on parler de bulle ?
Bien sûr. Tôt ou tard, l’écart entre les cours de Bourse et l’économie réelle finira par se résorber via une chute du prix des actifs financiers.
Comment l’implosion de la bulle peut-elle advenir ?
Le mécanisme est simple et chaque fois identique : pendant la phase euphorique de gonflement de la bulle, les investisseurs s’endettent pour acheter des actifs financiers et bénéficier de la hausse des cours. Tôt ou tard ils devront rembourser leurs dettes. Or leurs revenus proviennent de l’économie réelle. S’il y a découplage entre celle-ci et la sphère financière, alors les spéculateurs sont condamnés à vendre leurs actifs financiers pour rembourser leurs dettes, faute de revenus «réels» suffisants. Un krach financier s’amorce au moment où une fraction suffisamment importante d’investisseurs, contrainte de vendre ses titres, provoque un retournement à la baisse des marchés. Les autres investisseurs n’ont alors d’autre choix que de vendre à leur tour pour minimiser leurs pertes. Résultat : les cours s’effondrent.
Avons-nous atteint les limites d’une économie mondiale qui croule sous des montagnes de dettes ?
C’est vraisemblable. Raisonnons à partir d’un individu surendetté : dès que sa dette est supérieure au collatéral qui lui sert de garantie (par exemple une maison ou une voiture), il a intérêt à faire défaut sur sa dette car finalement la saisie de son collatéral lui fera économiser de l’argent. Au niveau global, la situation est comparable. La dette publique mondiale atteint environ 60 000 milliards de dollars, alors que le PIB mondial tourne autour de 70 000 milliards. Quant à la dette privée, elle dépasse les 110 000 milliards de dollars (ce qui signale, au passage, qu’il est plus urgent de désendetter le privé que l’Etat). Le total des dettes est donc supérieur à 240 % du PIB. En face, le capital physique mondial qui tient lieu de garantie à cette montagne de dettes est de l’ordre de 200 000 milliards de dollars. Bien sûr, au niveau agrégé, les dettes ne sont pas dues à la même échéance pour tout le monde. Reste que, lorsqu’une dette globale frôle la valeur de son collatéral, nécessairement des difficultés de remboursement vont apparaître.
D’où peut venir le prochain maelström financier ?
Personne ne peut dire quand ni d’où partira la première secousse, mais les foyers de la déflagration sont connus. Il y a la dette des étudiants américains (1 300 milliards de dollars, soit 1 065 milliards d’euros), un peu plus de la moitié du PIB français, et qui ne peut être remboursée que si les diplômés des campus nord-américains trouvent très vite des emplois bien rémunérés. Il y a aussi le crédit à la consommation de type subprime qui a ressuscité et que les banques américaines ont même recommencé à titriser. Il y a l’opacité des grandes banques publiques de Shanghai et la bulle immobilière de la côte Est de la Chine. L’accroissement de la dette privée chinoise est sans précédent dans l’histoire. Autant de bombes financières à retardement.
Ces dettes ne créent-elles pas de valeur ?
Pas suffisamment. Aujourd’hui, le ratio dette privée sur PIB augmente partout dans le monde. Cela signifie que le surcroît de dette ne produit pas (assez) de valeur ajoutée. La dette sert de carburant à l’économie mondiale mais elle ne produit plus d’étincelle qui allume le moteur de la croissance (nonobstant la question écologique).
Quel a été le rôle des Banques centrales ?
Dans la bulle actuelle, dont le gonflement débute en 2009, c’est l’argent des Banques centrales qui a alimenté la bulle financière. Les politiques monétaires d’assouplissement quantitatif (quantitative easing, QE), mises en œuvre dans le sillage de la crise de 2008, ont consisté au rachat par les Banques centrales des obligations d’Etat sur le marché secondaire, à coups de milliers de milliards. Depuis plus de huit ans, la Fed, aux Etats-Unis, injecte ainsi 1 000 milliards de dollars par an à un taux réel nul dans les banques, les fonds de pension et les compagnies d’assurances. Cet argent a été utilisé pour spéculer plutôt que pour investir dans l’économie réelle, en particulier dans la transition écologique. Les marchés d’actions se sont envolés. Le marché américain s’est apprécié de près de 35 % au cours des quatorze derniers mois.
Mais, en ce moment, les investisseurs nous disent qu’ils craignent une hausse de l’inflation via une hausse des salaires…
Ce qui montre qu’on est dans un monde qui fonctionne à l’envers. Une hausse des salaires devrait rassurer les investisseurs car elle est bonne pour la consommation, donc pour les entreprises, donc pour leurs actions. Au lieu de cela, les investisseurs en déduisent que l’inflation pourrait revenir, ce qui, si les Banques centrales agissent conformément à leur mandat, conduirait à un tarissement du QE et à une remontée des taux. Or c’est le robinet des Banques centrales qui, en alimentant le secteur bancaire (lui-même surendetté) avec de l’argent gratuit, le maintient en vie. Coupez le robinet et vous plongez des pans entiers du secteur bancaire nord-atlantique vers la faillite, y compris certaines Landesbanken allemandes. D’où la panique, le 8 février, quand la Banque centrale d’Angleterre a annoncé qu’elle s’apprêtait à remonter rapidement ses taux.
C’est un système sans fin…
Puisque la sphère financière grossit plus vite que l’économie réelle, l’unique salut des investisseurs pour éviter le krach, ce sont les Banques centrales. Il est vraisemblable qu’en cas de chute prolongée des cours boursiers, les grandes Banques centrales feront tourner de plus belle la planche à billets pour éviter le pire. Attitude paradoxale, mais difficile à éviter, de pompier pyromane… qui alimente une vaste pyramide de Ponzi où l’on ne peut plus rembourser ses dettes qu’en contractant de nouvelles dettes. Les Etats eux-mêmes ont intérêt au prolongement de cette situation absurde : si les banques ne sont plus certaines de revendre leurs titres de dette publique aux Banques centrales, elles redeviendront plus exigeantes avant de souscrire à une adjudication du Trésor. Le coût de la dette publique augmentera.
Qu’est-ce qui a changé au cours des cinquante dernières années pour en arriver à cette situation ?
Pendant les Trente Glorieuses, la plupart des pays occidentaux, à l’exception des Etats-Unis, ont connu un endettement sain, parallèle à la création de valeur économique. Avec les débuts de la dérégulation financière des années 80, on assiste à la montée d’une dette «malsaine» : le ratio dette privée/PIB augmente dans tous les pays industrialisés. On vit depuis lors dans une économie à crédit, probablement du fait des contraintes géologiques liées à la raréfaction progressive de l’énergie et des ressources minières.
Où est la solution ?
Les Banques centrales vont probablement continuer un QE minimal pour éviter la catastrophe, mais il faut réguler à nouveau les marchés financiers et les secteurs bancaire (y compris le monde bancaire de l’ombre, le shadow banking) et assurantiel de manière à empêcher les bénéficiaires de ces liquidités de les utiliser pour spéculer. Cela passe par la réécriture du cadre prudentiel de Bâle III et de Solvabilité II, ainsi que des normes comptables internationales. Il faut contraindre le secteur privé à se désendetter et à investir dans l’économie réelle. Fléchons l’argent des Banques centrales vers des «investissements verts» si nous voulons éviter l’autre catastrophe qui menace - beaucoup plus grave -, celle du climat et de la biodiversité. Enfin, il faut mettre fin à l’exigence pour les Etats de se financer sur des marchés financiers inefficients, et autoriser à nouveau leur financement par les Banques centrales. Ce circuit de financement public a permis la reconstruction de l’Europe de l’Ouest en une génération et c’est la solution que le Japon vient de remettre en selle à bas bruit.
Que diriez-vous à ceux qui expliquent en ce moment que la croissance revient et qu’on voit le bout du tunnel ?
Si tout va si bien, pourquoi les Banques centrales ne mettent-elles pas fin immédiatement à leur politique de QE ? Pourquoi la plus ancienne banque du monde, Monte dei Paschi di Sienna, a-t-elle fait faillite en dépit du QE ? Pourquoi les taux restent-ils aussi bas ? Pourquoi l’inflation ne redémarre-t-elle pas ? Une économie dopée par la dette et l’argent gratuit peut donner l’illusion pendant quelques années qu’elle va mieux. En réalité, la croissance durable pour tous est illusoire : le monde va manquer de pétrole dès la prochaine décennie et, tant que nous n’avons pas opéré la transition énergétique, le monde dépend de l’or noir de manière cruciale. C’est l’ensemble de notre modèle économique qu’il faut repenser.