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Retour sur l’occupation de Jussieu par des migrants
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Mercredi 28 février, des étudiants ont tenté d'occuper l'université de Jussieu pour y loger des migrants et les protéger du froid. Mais quelques heures plus tard, devant la menace d'une expulsion policière, les exilés ont dû repartir dans la rue.
“Maintenant je vais faire quoi ? Il n'y a plus rien pour moi.” Hafiz hausse les épaules et rentre un peu plus la tête dans son col pour affronter le souffle froid des rues parisiennes. Quelques heures seulement après y être entré aux côtés d'une trentaine de migrants, ce Soudanais de 25 ans est contraint à quitter l'université de Jussieu. “Mais tu vas aller où ?” s'inquiète un étudiant les bras chargés de sacs de couchage. Hafiz hausse les épaules à nouveau. "Dans la rue, là-haut."
Là-haut, c'est à porte de la Villette. Dans le camp de migrants qui borde le canal de l'Ourcq. Ce même camp que le jeune homme avait quitté le matin à la recherche d'un lieu où se protéger des températures polaires.
Mercredi 28 février, une cinquantaine d'étudiants ont tenté d'installer des exilés dans un bâtiment inoccupé mais chauffé de la faculté Pierre et Marie Curie, à Jussieu (Paris-VI). Objectif : répliquer l'hébergement de plusieurs migrants, opération menée avec succès à Paris-VIII, à Saint-Denis, il y a tout juste un mois. Mais sous la pression de la présidence de l'université qui a brandi la menace d'une expulsion policière, l'occupation a avorté. Une grande partie est allée se réfugier à Paris-VIII, accueillie sans hésitation par le "comité de soutien". D'autres sont retournés grossir les rangées de tentes des camps du nord de la capitale.
Urgence
A Paris-VI, c'est le froid qui a précipité une action préparée depuis quelques jours seulement. "Quand on a vu les températures glaciales qui allaient tomber, on a décidé de se lancer et de leur proposer un toit", explique un jeune homme. En lien et avec des membres du "comité de soutien aux occupant.e.s de Paris-VIII", dont certains sont de Jussieu, les étudiants de Paris-VI ont décidé de passer aux actes. Ils ont repéré un bâtiment de la fac inoccupé. Près de 25 salles sur deux étages, dans un préfabriqué chauffé, avec des toilettes et des points d'eau.
Malgré l'impréparation, tout n'avait pas si mal débuté. A 8 h 30, une vingtaine d'étudiants se sont retrouvés aux abords du canal de l'Ourcq, près de la porte de la Villette. Température – 7, ressenti – 15. L'eau du canal est alors recouverte de fines pellicules de glace.
Les mines sont graves, les visages rougis par le froid. "Je suis un peu inquiète, confie une jeune fille qui tremble sous son bonnet. J'espère que tout va bien se passer. On fait quand même tout ça dans l'urgence." Dans le camp, quelques ombres engourdies émergent des tentes glacées. Ceux qui sont réveillés tentent de se réchauffer comme ils le peuvent. Certains se blottissent devant quelques braises allumées sur le côté. D'autres tentent de capter les rares rayons de soleil de ce matin polaire. Le plus froid de l'année.
Une partie du camp de la porte de la Villette et le canal glacé (© PB)
"S'il fait plus chaud que dehors, c'est toujours mieux"
Plusieurs migrants auxquels il avait été proposé de s'installer à Paris-VI ont eu trop froid et ont préféré aller dormir en hôtel social pour la nuit. Les étudiants présentent la proposition à tous ceux qui restent. L’un deux prévient : "Il faut bien rappeler que c'est illégal et quels sont les risques." Hafiz est l'un des premiers à accepter. Ils sont une petite trentaine à se laisser séduire par l'espoir d'un abri au chaud.
Ils s'engouffrent par petits groupes dans le métro. Deux exilés, un étudiant de Paris-VI et un soutien extérieur. Dans les rames, les discussions s'engagent. On explique la situation, les lieux, ce qu'il va se passer, on précise les risques. Peu d'entre eux ont entendu parler du précédent réussi de Paris-VIII. Mais la plupart ont traversé une mer et un désert. Alors descendre la ligne 7 jusqu'à Jussieu… "S'il fait plus chaud que dehors, c'est toujours mieux", sourit Ahmed, un jeune Soudanais d'une vingtaine d'années empaqueté dans une parka brune et un bonnet, arrivé du Soudan il y a quelques mois.
L'entrée dans Paris-VI se déroule sans anicroche, tous les groupes se dispersent à travers la fac. A 11 h précises, une cohorte d'étudiants et d'exilés se dirigent vers le bâtiment en préfabriqué, au fond du campus de Jussieu, juste à côté du Crous.
"Ils sont apolitiques dans cette fac"
En moins de dix minutes, toutes les issues sont barricadées. La porte principale est bloquée à l'aide de casiers renversés. Les entrées sont désormais filtrées pour éviter toute intrusion.
Dans la salle principale, les migrants ont le sourire. La plupart n'en reviennent pas de ce bâtiment chauffé. "Ici c'est très bien", soupire Ahmed, rassuré. Ils s'installent en silence dans quelques salles pendant que les étudiants s'affairent un peu partout. Il faut suspendre la banderole, récupérer les sandwichs préparés par les copains, rapporter couvertures et sacs de couchage. Préparer les mails à la présidence, alerter les autres étudiants, les associations et les professeurs, se signaler sur les réseaux sociaux.
Quelques appels au mégaphone sont lancés dans la queue du restaurant universitaire voisin, mais sans grand succès. Quelques applaudissements tout au plus. "Ils sont apolitiques dans cette fac, ça me rend dingue", soupire un étudiant.
A la différence de Paris -VIII et leur occupation millimétrée, les rôles ne sont pas clairement répartis. Cela se sent et l'organisation se met un peu à coincer lorsque la sécurité alertée commence à s'attrouper autour du bâtiment et à bloquer les accès. Il s'avère compliqué d'acheminer le strict minimum. Des yoyos se mettent en place aux fenêtres pour contourner le blocus.
Aux alentours de midi, l'ambiance est encore calme. La sécurité semble avoir reculé. Des jeux dessinés s'engagent entre exilés et étudiants. Aucune délégation n'est allée à la rencontre de la présidence mais des mails ont été envoyés. On y écrit que toutes demandes de la préfecture seront rejetées d'office. On exige un accès aux douches, une absence de contrôle à l'entrée de la fac et la libre circulation des réfugiés dans l'université. Les mêmes revendications que celles émises à Paris-VIII un mois auparavant. Dans le bâtiment, les visages se détendent un peu, la tension retombe. "On est bien là, non ?", se marre un étudiant adossé à une barricade.
Court moment de répit à l'intérieur de la fac (© PB)
"Le problème Dublin"
Assis dans une salle, Hafiz, Ahmed et Isshak savourent leur sandwich. Tous viennent du Soudan. Tous veulent rester en France, "pour étudier et travailler". Mais tous sont “dublinés” en Italie. Cette procédure qui veut que le premier pays où un migrant dépose ses empreintes soit “responsable” de lui, ce qui signifie que tout pays de l'Union européenne pourra le renvoyer à son point de départ.
Isshak, 25 ans, s'interroge. "Est-ce qu'on peut faire annuler le problème de Dublin ? Parce que c'est très dur pour nous." Il explique qu'on lui a pris ses empreintes en Italie en lui disant "qu'il n'allait pas y avoir de problème, que c'était pour pouvoir manger".
Le jeune homme s'exprime dans un français très fluide, appris au Tchad où il a fui son Darfour natal et a passé quelques années lors de son adolescence. Avant de revenir dans son pays. Puis de le fuir à nouveau, en raison de la guerre et du chômage. Il a passé près de deux ans et demi en Libye à jongler entre des petits boulots pour mettre de côté afin de se payer la traversée vers l'Europe. De son souvenir douloureux de la Libye, il ne dira que quelques mots. "C'est pas beau là-bas, souffle-t-il. Les Noirs ont des soucis tous les jours. Ils sont battus et emprisonnés."
Darfour, Libye, Italie, Calais. Et Jussieu ?
Arrivé en Italie, il n'a compris le "problème de Dublin" qu'après avoir donné ses empreintes. Trop tard. Il alors traversé la frontière par Vintimille. Avec cinq compagnons, ils ont marché de "15 heures à 7 heures du matin" pour arriver en France.
Là, il a entendu dire qu'avec le Brexit, en Angleterre, il n'y avait plus "le problème de Dublin". Une rumeur à la peau dure qui parcourt les camps de migrants depuis juin 2016. Il a alors tenté sa chance à Calais. Sans succès. Avant d'atterrir porte de la Villette où il dort depuis cinq mois. "Ici, ça a l'air bien, sourit-il en laissant traîner son regard par la fenêtre, vers l'autre côté de la Seine. Au moins il fait chaud. Dehors, ce n'est plus possible."
Branle-le-bas de combat
Pendant ce temps, les premières rumeurs gagnent le bâtiment occupé. Aux alentours de 13 h 30, les esprits s'échauffent. Plusieurs personnes jurent avoir vu "les baqueux et les RG" dehors. Branle-le-bas de combat. Les étudiants se mettent à courir. Ils font descendre les exilés "au cas où".
Un militant croisé dès les premières heure à Paris-VIII tente d'apaiser les foules. "Ah vous allez voir, les gens croient tout hyper vite. A la moindre rumeur ça panique." Mais les bruits courent et persistent. On parle cette fois-ci de camions de police postés devant la fac. Après vérification, il y a effectivement des cars aux abords de l'université et quelques policiers qui tournent à l'intérieur.
A 11h30, le bâtiment est occupé. Pour quelques heures seulement (© PB)
Une réunion est organisée en catastrophe à 14 heures. Ils sont environ 80 à s'asseoir dans la plus grande salle du rez-de-chaussée. Des personnels administratifs syndiqués qui sont venus témoigner de leur soutien y participent. On a dépêché à la va-vite quelques interprètes qui traduisent les propos aux exilés en arabe.
Le départ d'une délégation pour la présidence est votée. Un étudiant de Paris-VI, un personnel administratif et un exilé. Dans la salle, un soutien extérieur s'étrangle en silence. "Putain, mais ils l'ont pas déjà fait ? Ça fait déjà trois heures qu'on est là, c'était le premier truc à faire." Pas sûr que cela aurait changé la donne.
Rumeurs contre rumeurs
Alors que la délégation est en pleine négociation avec l'administration qu'un chercheur venu saluer l'initiative décrit comme "intransigeante et très soucieuse de son image politique", les portes de la fac se ferment. Plus personne n'entre, plus personne ne sort. Une sorte de guerre de com’ se met alors en place entre occupants et présidence.
Les étudiants bloqués à l'entrée de la fac ne sont pas prévenus pourquoi celle-ci est bouclée. On leur parle d'un blocus organisé par les étudiants occupants eux-mêmes. La version officielle des cerbères qui coincent l'entrée se réduit à "la présence d'un problème technique". De leur côté, les étudiants n'arrivent pas à se faire entendre au milieu de leurs condisciples qui commencent à s'énerver de ne pas pouvoir sortir.
Dans le bâtiment, le bruit commence à courir que les CRS sont en train de se préparer, que la présidence va donner son accord pour leur intervention, que l'expulsion est imminente. Alors qu'un vent de panique commence à souffler sur la bâtiment, la délégation revient. Les nouvelles sont mauvaises. La présidence refuse de négocier et a posé un ultimatum. Soit tout le monde quitte les lieux avec la garantie que les migrants ne seront pas contrôlés à l'entrée de la fac et que s'ils le souhaitent, ils pourront aller dans le camp d'orientation de la Chapelle. Soit la police intervient et embarque tout le monde.
"Vous êtes prêts à mettre dehors des gens qui dorment à la rue par ce froid ?"
Les visages sont de plus en plus crispés. Tout le monde a conscience des risques qu'ils ont fait prendre aux exilés et est catastrophé par la réaction de la direction qu'ils ne pensaient pas si soudaine. Pour enfoncer le clou, le directeur du campus est dépêché sur place pour annoncer qu'étudiants et migrants ont une heure pour se décider.
"Vous êtes prêts à mettre dehors des gens qui dorment à la rue par ce froid ?", l’interpelle un étudiant. "Oui, tranche l'homme à la carrure militaire. Nous sommes en relation avec la police qui explique qu'il y a un phénomène de convergence de personnes vers Jussieu. On ne peut pas prendre ce risque." Il invoque des raisons de sécurité du fait des récentes crues de la Seine. Avant d'ajouter devant une assemblée effarée. "Le président n'autorisera pas que Jussieu devienne un lieu de regroupement de migrants."
On se rassemble dans la salle du bas vers 16 h 30. Après quelques discussions, la décision est prise. Tout le monde va partir. Mais personne n'ira au centre de la Chapelle. "Aller là-bas, c'est se faire envoyer en Italie", grince Ahmed. Une solution est proposée. Se réfugier, pour ceux qui le veulent, à Paris–VIII, où deux nouvelles salles ont été investies.
Un soutien de la fac de Saint-Denis l'assure. "On va trouver de la place. On va se serrer, mais ça va le faire." La mort dans l'âme, les étudiants organisent un cordon autour de la trentaine de migrants.
Direction Paris-VIII
Un étudiant de Paris-VI tremble de rage. "Ils devraient avoir honte de jeter des gens dans le froid. On est une grande université, ces bâtiments ne sont pas occupés." Très ennuyés, la plupart d'entre eux décident d'accompagner ceeux qui le veulent jusqu'à Paris-VIII "On leur a fait vivre une journée d'angoisse, se désespèrent-ils. On leur a promis de les faire dormir au chaud, il faut qu'on le fasse."
Parmi les migrants, la majorité accepte l'idée d'aller à Paris-VIII. Les autres refusent. Ahmed ira tenter sa chance à Paris-VIII. Hafiz, lui, n'a pas confiance. Il a déjà donné. Il préfère affronter le froid à la Villette. Quant à Issahk, il va aller retrouver ses "frères" à la porte de la Chapelle et il va aviser avec eux. "On verra bien", soupire-t-il.
L'occupation de Paris-VI n'aura donc duré que quelques heures. Mais, déjà, les étudiants de Jussieu annoncent des rassemblements de soutien et de protestation. "C'est scandaleux. Ils ont posé un ultimatum à des gens qui sont sans abri. Ils n'ont même pas accepté une simple nuit. Il faut dénoncer ça et ternir cette image à laquelle ils tiennent tant."