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    Crise, recomposition ou liquidation du marxisme chez Laclau

    marxisme

    Lien publiée le 5 mars 2018

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    http://www.contretemps.eu/post-marxisme-ernesto-laclau/

    Alors qu’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, chantres d’un populisme de gauche, continuent d’inspirer divers mouvements politiques en Europe, la discussion critique du « post-marxisme » est une tâche urgente. Publié en 1996 dans la Revista Méxicana de Sociología, ce texte d’Atilio Borón anticipe les apories théoriques et pratiques de l’œuvre de Laclau où la récupération du concept gramscien d’hégémonie sert à légitimer une liquidation du marxisme et du projet socialiste.

    L’auteur pointe la continuité entre l’abandon des principes marxistes et, entre autres, le statut purement discursif accordé à l’antagonisme de classes et à la contradiction, le tout débouchant sur l’élaboration d’un programme politique dont le seul horizon est de « démocratiser » le capitalisme. Politiquement conservateur et théoriquement éclectique, le constat post-marxiste, partant de la crise du marxisme des années 1970, ne fait que caricaturer un marxisme déjà déformé, délaissant les apports fondamentaux du marxisme critique ayant vu le jour au XXe siècle.

    La traduction de ce texte a été publiée initialement sur le blog Théorie et discours critique en Amérique latine.

     

    Introduction

    La crise théorique en sociologie et en science politique, expression de l’effondrement des paradigmes qui ont organisé les activités de ces disciplines depuis l’après-guerre, a ouvert un vide qui est devenu le champ de bataille pour un ensemble de nouvelles théorisations et d’approches épistémologiques. Mais le trône, laissé vacant après la suprématie fugace du « structuro-fonctionnalisme » en sociologie et l’épuisement de la dénommée « révolution béhavioriste » en science politique, attend encore un successeur. Les prétendants qui luttent pour la succession ont été jusqu’alors incapables de maintenir leur règne durablement, même quand certains d’entre eux, comme l’école du « choix rationnel », ont considérablement étendu leur sphère d’influence et pénétré les citadelles théoriques de leurs adversaires. Néanmoins, les faiblesses théoriques et épistémologiques incurables de cette approche permettent de pronostiquer que son futur dans une discipline aussi vieille que la philosophie politique ne sera pas brillante et sera certainement brève.

    L’un des candidats aspirant à occuper le trône vacant, qui n’est pas le plus fort mais qui a un certain poids, est le « post-marxisme ». Les transformations significatives des sociétés capitalistes depuis les années 1970 et la désintégration de l’URSS et des « démocraties populaires » d’Europe orientale ont projeté au premier plan, pour la énième fois, le thème de la crise du marxisme et l’urgence de son dépassement radical et irréversible. Une des expressions les plus ambitieuses est précisément le « post-marxisme », conçu comme un grand effort de synthèse entre certains aspects de l’héritage de l’œuvre de Karl Marx, interprétés avec une totale liberté, et quelques contributions théoriques produites par des traditions intellectuelles irréconciliables avec le socialisme marxiste. Comme nous prétendons le démontrer dans ce texte, le résultat final d’une telle entreprise est une formule théoriquement éclectique et politiquement conservatrice.

    L’œuvre de Ernesto Laclau et Chantal Mouffe constitue l’une des contributions les plus importantes au développement de la pensée « postmarxiste ». Dans la « Préface » à l’édition espagnole d’Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une politique démocratique radicale, les deux auteurs affirment que les thèses formulées dans ce livre – à l’origine publié à Londres en 1985 – ont été

    «  dès lors au centre d’un ensemble de débats, à la fois théoriques et politiques, qui ont lieu actuellement dans le monde anglo-saxon » (1987 [b] : p. vii et suite, HES).

    Sans nier les mérites et l’importance des réflexions qui y sont contenues, il nous semble que cette affirmation est assez exagérée, sans doute produit parce que Gramsci appelle « l’esprit de clocher » et qui permet seulement de percevoir les petites limites du village en ignorant ce qui se passe hors de ses murailles. Néanmoins, il faut admettre que ces thèses ont causé une certaine agitation, encore perceptible dans certains cercles académiques latino-américains – en particulier en Argentine, au Chili et au Mexique – et dans une moindre mesure au Royaume-Uni. Cependant, au cœur du monde anglo-saxon auquel se réfèrent Laclau et Mouffe, les Etats-Unis – pour ne pas parler de l’Europe continentale et d’une bonne partie du reste de l’Amérique latine, de l’Afrique et de l’Asie – ces thèses sont passées pratiquement inaperçues.

    Sur le terrain des partis et des mouvements sociaux, on ne peut négliger le fait que par rapport aux débats politiques et pratiques du Forum de Saõ Paulo ou au Congrès National Africain, le parti dirigé par Nelson Mandela en Afrique du Sud – pour utiliser quelques exemples mentionnés dans l’œuvre de Laclau et Mouffe – l’incidence pratique des propositions du « post-marxisme » n’a pas été plus importante qu’auraient pu l’être les théorisations de Wittgenstein, Derrida ou Lacan. En ce sens, il ne serait pas raisonnable de supposer que la récente – et déplorable – « actualisation » doctrinaire produite par le Parti travailliste en Grande-Bretagne, ou la création en Italie du Parti démocrate de la gauche par des « émigrés » de l’ancien PCI, maintiennent une quelconque parenté, malgré une affinité idéologique évidente, avec la « déconstruction » minutieuse du marxisme menée dans HES et dans les textes postérieurs de Laclau et Mouffe (Laclau, 1993).

    Malgré cela, il est indéniable que l’œuvre de Laclau et Mouffe a pris de l’importance dans les sciences sociales latino-américaines et parmi les intellectuels appartenant aux divers courants post-modernes. En son temps, Gino Germani observa que l’un des traits aberrants du monde académique latino-américain était que les critiques formulées à l’égard d’un certain auteur ou courant intellectuel – dans son cas, Talcott Parsons et la « sociologie scientifique » étatsunienne – a permis une extraordinaire divulgation de ces thèses et ces critiques n’étaient pas accompagnées (et encore moins précédées) par un engagement identique mis dans la connaissance sérieuse de la nature, de la portée et des implications de la pensée critiquée. Son commentaire reflétait l’étonnement qu’avait produit sur lui la popularisation fulgurante des questionnements – sans doute pertinents – de C. Wright Mills sur le modèle parsonien, dans des circonstances dans lesquelles celui-ci était très peu connu par les lecteurs de langue espagnole[1].

    Si nous nous référons à ce souvenir c’est parce que trente ans plus tard, l’absurde continue de persister, mais de façon inversée : si dans le fracas rebelle des années 1960 c’était la pensée de l’establishment qui devait lutter pour s’installer de façon légitime dans le débat idéologique, dans les conservatrices années 1990 c’est la critique marxiste qui est expulsée aux marges de la controverse théorique. Comme il arrive fréquemment dans nos pays, le « débat » a été remplacé par un monologue ennuyeux, de faible intérêt intellectuel et d’un encore plus faible intérêt pratique. Néanmoins, il convient de noter que nos désaccords profonds et insurmontables avec la perspective « postmarxiste » que développent Laclau et Mouffe n’impliquent pas de sous-estimer les mérites formels de leur réflexion, et encore moins d’émettre des insinuations sur les objectifs qui les auraient animés. Au contraire, il s’agit de divergences théorico-politiques, et la portée et la minutie de leur travail exigent un questionnement sérieux et fondé. C’est ce que nous essaierons de faire dans les pages suivantes.

    Nous nous limiterons ici à examiner les thèses sociologiques et politiques qui nous paraissent centrales dans le discours de nos auteurs. Nous laissons les spécialistes en linguistique, sémiotique, psychanalyse et philosophie la tâche d’analyser et discuter les utilisations que fait Laclau des contributions de Wittgenstein, Lacan et Derrida à la théorie politique, tâche pour laquelle ils n’ont pas montré d’intérêt. Après ces avertissements, il nous faut désormais entrer dans les labyrinthes discursifs complexes de l’œuvre de nos auteurs et évaluer le résultat de leur travail.

    Le programme « post-marxiste »

    À maintes reprises, Laclau et Mouffe ont signalé la nature et le contenu théorique et pratique de leur programme de fondation du « post-marxisme ». De façon prévisible, le point de départ ne pouvait être autre que la crise du marxisme. Mais, contrairement à ce que soutiennent les critiques les plus acerbes contre cette tradition qui établissent la date de sa mort présumée à un moment indéfini des années 1970, pour nos auteurs :

    « cette crise, loin d’être un phénomène récent, s’enracine dans une série de problèmes auxquels le marxisme se confrontait depuis l’époque de la Deuxième Internationale » (1987 [b] : p. viii).

    Donc, le problème vient de très loin et en explorant les textes de Laclau et Mouffe nous arrivons à une étonnante conclusion : en réalité, le marxisme a toujours été en crise. Comme nous le verrons plus tard, la crise commence au moment où le jeune prussien fortuné et cultivé, Friedrich Engels, règle ses comptes avec la philosophie allemande dans la Bruxelles paisible de l’année 1845 et éclate en mille morceaux lorsque se forme la Deuxième Internationale.

    Si une thèse aussi extrême que celle-ci se trouve inscrite à l’ « état pratique » dans certains des articles de Laclau et Mouffe des années 1970, c’est dans Nuevas Reflexiones de Laclau que ce diagnostic se montre dans sa totale radicalité. C’est pour cela qu’à ce stade les résonances de la pensée de la droite conservatrice – Popper, Hayek et d’autres – sont tonitruantes, spécialement quand Laclau soutient, conformément à la prémisse fondamentale qui inspire leur diagnostic, que l’ambigüité du marxisme

    « n’est pas une déviation venant d’une source immaculée, mais domine la totalité de l’œuvre du propre Marx » (1993, p. 246)[2].

    De quelle ambigüité s’agit-il ? De celle qui juxtapose une histoire conçue comme « rationnelle et objective » – résultant des contradictions entre forces productives et relations de production – à une histoire dominée, selon Laclau, par la négativité et la contingence, c’est-à-dire, la lutte de classes. Dans sa réponse à l’entretien pour la revue Strategies, Laclau soutient que « cette dualité domine l’ensemble de l’œuvre de Marx, et ce que nous essayons de faire est de l’éliminer en affirmant le caractère primaire et constitutif de l’antagonisme, ce qui implique d’adopter une position postmarxiste et non pas être ‘encore plus marxistes’, comme tu le dis  » (1993, p. 192).

    Éradiquer la supposée ambiguïté est donc un objectif essentiel et pour cela Laclau est prêt à jeter le bébé avec l’eau du bain. Cela suppose de postuler quelque chose qui, dans la lecture particulière que notre auteur fait des textes de Marx, se trouve absent ou dans le meilleur des cas faiblement formulé : le « caractère primaire et constitutif de l’antagonisme » (Laclau, 1993, p. 192). C’est pour cela que sa proposition est aussi simple qu’intransigeante : face à une lacune aussi inadmissible que celle-ci, qui ne masque rien d’autre que l’antagonisme constitutif du social, il devient nécessaire… de subvertir les catégories du marxisme classique !

    Le fil d’Ariane pour couronner avec succès cette subversion – disent Laclau et Mouffe – se trouve dans la généralisation de phénomènes de « développement inégal et combiné » dans le capitalisme tardif et le surgissement de l’ « hégémonie » comme une nouvelle logique qui permet de penser la constitution des fragments sociaux disloqués et dispersés du fait du caractère inégal du développement. Néanmoins, cette opération serait condamnée à l’échec si, au préalable, ils n’avaient pas jeté par-dessus bord les vices de l’essentialisme philosophique – et l’ineffable « réductionnisme classiste » qui l’accompagne ; si on méconnaissait le rôle décisif joué par le langage dans la structuration des relations sociales ; ou si on décidait de poursuivre cette entreprise sans auparavant « déconstruire » la catégorie de sujet (Laclau et Mouffe, 1987 [b] : pp. vii-viii).

    On comprend ainsi les raisons pour lesquelles le concept d’hégémonie est installé à une place privilégiée dans le discours de Laclau et Mouffe. En effet, il fournit l’instrument théorique qui permet de suturer, fictivement dans le cas de nos auteurs, l’intertextualité de discours chaotique et infinie qui constituent le social. La notion d’hégémonie, ad usum Laclau et Mouffe, permet de reconstituer, de façon volontaire et depuis le discours, l’unité de la société capitaliste qui se présente, dans ses réifications et fétichisations multiples, comme un kaléidoscope où ses fragments, parties, structures, institutions, organisations, agents et individus s’entremêlent en obéissant seulement au hasard de la contingence.

    C’est pour cela que le mot « hégémonie » se réfère, dans la théorisation de Laclau et Mouffe, à un concept non seulement différent mais radicalement antagonique à celui développé par Gramsci à la fin des années vingt. Dans son essai central sur le fondateur du PCI, Perry Anderson a reconstruit l’histoire du concept d’hégémonie, depuis ses obscures origines dans les débats de la social-démocratie russe jusqu’à son épanouissement dans les Cahiers de prison du théoricien italien (1976-1977). L’insertion de ce concept dans la théorie sociale et politique de Marx est venu d’une certaine manière compléter, dans la sphère des superstructures complexes – la politique et l’État, la culture et les idéologies –, les analyses qui étaient restées inachevés dans le chapitre 52 du tome 3 du Capital.

    Mais pour nos auteurs, au contraire, la centralité du concept d’ « hégémonie » certifierait le caractère insurmontable du hiatus existant entre le marxisme classique et le « post-marxisme » puisque selon Laclau et Mouffe un tel concept se réfère supposément à « une logique du social qui est incompatible » avec les catégories du premier (1987 [b] : p. 3). Ainsi (mal) comprise, l’ « hégémonie » est la construction conceptuelle qui permet le passage du marxisme au « post-marxisme ». Dans ses propres mots :

    « A ce stade il est nécessaire de le dire clairement : nous nous trouvons aujourd’hui situés sur un terrain clairement postmarxiste. Ni la conception de la subjectivité et des classes que le marxisme élabore, ni sa vision du cours historique du développement capitaliste, ni, évidemment, la conception du communisme comme société transparente où auraient disparus les antagonismes, ne peuvent être maintenus aujourd’hui » (1987 [b] : p.4).

    Il n’est pas anodin de constater que cette formulation de la plume de ceux qui prétendent être des continuateurs et réélaborateurs du marxisme est plus lapidaire que celle d’un des représentants les plus connus du néoconservatisme étatsunien, Irving Kristol.

    Pour lui, la mort du socialisme « a des contours tragiques » et contient la disparition d’un « consensus civilisé », car fondé sur des arguments sérieux bien qu’inacceptables du point de vue de la bourgeoisie, en relation au fonctionnement du capitalisme libéral (1986, p. 137). Curieusement, la condamnation par Laclau et Mouffe des « erreurs » supposément incurables du marxisme est encore plus sévère que celle que nous trouvons dans l’encyclique Centesimus Annus de Jean-Paul II, où celui-ci reconnaît – chose que ne font pas nos auteurs ! – les « graines de vérité » contenues dans cette théorie. Au contraire, ils se trouvent plus proches d’un compatriote du pape Wojtila : nous nous référons à Leszek Kolakowski qui, depuis les postures d’une droite réactionnaire qui ne perd pas de temps avec des subtilités argumentaires, fulmine contre le marxisme, considéré comme « la plus grande fantaisie de notre siècle », ou une théorie qui « dans un sens strict a été un nonsense et dans un sens large un lieu commun » (1981, vol. iii, pp. 523-524).

    La simple comparaison de ces diagnostics poursuit un objectif éminemment pédagogique : situer avec précision le terrain idéologique sur lequel se construit l’édifice gris du « post-marxisme », situé sans aucun doute à la droite de sa Sainteté et en compagnie de la réaction tardive de la petite aristocratie polonaise. Une interrogation surgit : est-il vraisemblable qu’à partir de ces bases idéologiques archaïques puisse prendre forme un réel dépassement du marxisme, supposant qu’il pourrait être réglé sur le terrain des idées et de la rhétorique ? Et : y a-t-il des résidus récupérables du marxisme classique ? Dans le cas d’une réponse positive : que faire avec ceux-ci et quel est leur destin ? La réponse de nos auteurs semble beaucoup moins inspirée de la tradition de la philosophie politique occidentale que des métaphores du mysticisme oriental. Sur les traces de Bouddha, ils soutiennent que comme les quatre fleuves qui débouchent sur le Gange perdent leurs noms lorsqu’ils mélangent leurs eaux avec celles du fleuve sacré, le futur du ruisseau marxiste ne peut être que celui de se diluer dans le grand fleuve sacré de la

    « démocratie radicalisée » […] « léguant une partie de ses concepts, en en transformant et abandonnant d’autres, et en se diluant dans l’intertextualité infinie des discours émancipateurs dans laquelle la pluralité du social se réalise » (Laclau et Mouffe, 1987 [b] : p.5).

    Les arguments du post-marxisme

    Il paraît désormais approprié d’examiner, avec un peu plus d’attention, les arguments spécifiques qui soutiennent ce programme de liquidation du marxisme classique –pieusement nommé « déconstruction » par Laclau et Mouffe– et sa substitution par une théorie de la « démocratie radicalisée ». Dans cette section nous analyserons, donc, quelques-unes des principales justifications qui selon eux fondent la nécessité de « subvertir » les catégories centrales du marxisme classique.

    Contradiction sociale et lutte de classes chez Marx

    Le point de départ de la critique postmarxiste se trouve dans l’insurmontable contradiction et ambigüité qui, supposément, déchire l’œuvre théorique de Karl Marx : d’une part, la vision brillamment synthétisée dans le « Prologue » à la Contribution à la critique de l’économie politique et dans laquelle est établi que le mouvement historique se produit comme résultat des contradictions entre les forces productives et les relations sociales de production ; d’autre part, l’affirmation qui a rendu célèbre le Manifeste du Parti communiste et qui établit que l’histoire de toutes les sociétés qui ont existé jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte de classes. La thèse de Laclau et Mouffe, aussi audacieuse que nébuleuse, est que

    « la contradiction forces productives/relations de production est une contradiction sans antagonisme », alors que « la lutte de classes est, de son côté, un antagonisme sans contradiction » (Laclau, 1993, p. 23).

    Comment comprendre cette énigme, qui se trouve au fondement de – disons-le une fois pour toutes – l’incompréhension radicale que nos auteurs manifestent par rapport au marxisme classique ? Malgré la passion « déconstructiviste » qui les dévore, à l’heure de définir les concepts centraux de leur cadre théorique Laclau et Mouffe n’apportent pas beaucoup d’idées « claires et distinctes », comme le voulait le bon Descartes. En tout cas, un regard porté sur l’ensemble de l’œuvre de Laclau nous permet de conclure que dans son modèle théorique la contradiction ne tient pas dans la nature des relations sociales – qui, disons le dès l’amorce pour éviter des polémiques superflues, se manifestent toujours dans un langage – mais est une construction purement mentale, une pure création du discours.

    C’est pour cela qu’en tentant de reproduire comme un concret pensé le caractère contradictoire et la négativité du réel, la dialectique devient aux yeux des postmarxistes une supercherie évidente. En effet, accepter que dans la vie sociale le réel se présente, comme le signale Marx, comme une « synthèse de multiples déterminations » ou comme « l’unité des contraires » est quelque chose qui dépasse irrémédiablement les limites d’une tradition intellectuelle comme le positivisme, habituée à évoluer dans les confins étroits et stériles de la logique formelle : il existe le blanc et le noir, le jour et la nuit ; il n’y a pas de tons gris et le crépuscule et l’aube sont des superstitions propres des ignorants (Kossik, 1967). Précisément : cette obstination à méconnaitre le caractère dialectique de la réalité sociale qui caractérise le « post-marxisme » explique au moins en partie les raisons pour lesquelles, en examinant le phénomène du populisme, Laclau peut arriver à des conclusions aussi spectaculaires que la suivante :

    « Ainsi, nous voyons pour quoi il est possible de qualifier de populistes à la fois Hitler, Mao et Perón » (1978, p. 203).

    Il n’y a pas besoin d’être un érudit en histoire politique comparée pour comprendre l’absurdité d’une telle conceptualisation qui met Hitler, Mao et Perón dans une même case théorique. Mais la pensée linéaire et mécanique est de mauvais conseil et est incapable de rendre compte de l’histoire réelle qui, comme nous le savons bien, ne se déroule pas selon ses règles méthodologiques.

    Enfermé dans ses propres prémisses épistémologiques, l’unique échappatoire qui reste à Laclau pour rendre compte du caractère contradictoire du réel – qui éclate à ses propres yeux – est de postuler que les contradictions de la société sont simplement discursives et qu’elles ne sont pas ancrées dans la nature objective (ne pas confondre avec l’objectivisme) des choses. Conclusion intéressante, bien qu’un peu conservatrice : les contradictions du capitalisme deviennent, par la prestidigitation « postmarxiste », de simples problèmes sémantiques. Les fondements structurels du conflit social se volatilisent dans l’envoutante mélodie du discours et, en ce malheureux temps du néolibéralisme, le capitalisme se légitime face à ses victimes puisque ses contradictions ne seraient telles que dans la mesure où existent des discours qui les expriment. La lutte de classes devient un déplorable malentendu. Il n’y a aucune raison valable qui la justifie : tout se réduit à un simple problème de communication !

    Même ainsi, acceptons provisoirement le raisonnement de notre auteur et demandons-nous : pour quoi n’y a-t-il pas d’antagonisme dans la contradiction entre forces productives et relations de production ? Réponse : parce que selon Laclau l’antagonisme suppose un domaine externe, actuel et contingent, qui n’a rien à avoir avec celui qui dans la tradition marxiste constituent les « lois de mouvement » de la société. Voyons comment Laclau présente le cas :

    «  Montrer que les relations capitalistes de production sont intrinsèquement antagoniques impliquerait, donc, de démontrer que l’antagonisme surgit logiquement de la relation entre l’acheteur et le vendeur de la force de travail. Mais c’est exactement ce qui ne peut pas être démontré […] seulement si l’ouvrier résiste à cette extraction (de plus-value) la relation devient antagonique ; et il n’y a rien dans la catégorie de « vendeur de la force de travail » qui suggère que cette résistance est une conclusion logique (1993, p.25).  »

    D’où Laclau conclut que :

    «  Dans la mesure où existe un antagonisme entre l’ouvrier et le capitaliste, cet antagonisme n’est pas inhérent à la relation de production comme telle mais il existe entre la relation de production et quelque chose que l’agent est hors d’elle –par exemple, une baisse des salaries nie l’identité de l’ouvrier en tant que consommateur. Il y a donc une « objectivité sociale » – la logique du profit – qui nie une autre objectivité – l’identité du consommateur. Mais si une identité est niée, cela signifie que sa pleine constitution comme objectivité est impossible (1993, p.33).  »

    Notre auteur est si préoccupé par le fait de combattre le « réductionnisme classiste » et les multiples essentialismes du vulgo-marxisme qu’il finit par tomber dans le piège du réductionnisme discursif. Dans cette version rénovée, désormais sociologique, de l’idéalisme transcendantal – plutôt pré-marxiste que postmarxiste, au moins chronologiquement parlant – le discours est érigé comme essence ultime du réel. Le monde extérieur et objectif se constitue à partir de sa transformation en objet d’un discours logique qui lui insuffle son souffle vital et qui, au passage, dévore et dissout la conflictualité du réel. L’exploitation capitaliste n’est plus le résultat de la loi de la valeur et de l’extraction de la plus-value, et ne se configure que si l’ouvrier peut la représenter discursivement ou si, comme le disait Kautsky, quelqu’un vient « du dehors » et lui injecte dans les veines la conscience de classe.

    L’appropriation capitaliste de la plus-value, comme procès objectif, ne serait pas suffisante pour parler d’antagonisme ou de lutte de classes tant que les ouvriers n’en sont pas conscients, ne se rebellent pas et ne résistent pas à cette exaction. Il convient d’ajouter que notre auteur néglige complètement l’examen de la diversité de formes que peut prendre la rébellion et la résistance des exploités, ce qui est difficile à comprendre au vu de la centralité que ces catégories ont dans son argumentation et la riche variété d’expériences historiques disponibles pour son analyse. D’autre part, comme nous le voyons dans la seconde citation, ce qui se joue n’est pas la production de la richesse sociale et la distribution de ses fruits mais une nébuleuse identité ouvrière comme consommateur – à la Ralph Nader – qui serait frustrée par l’action d’un entrepreneur rapace et tyrannique.

    Il n’est pas inutile de rappeler que ces thèmes avaient été abordés dans les écrits du jeune Marx sur Proudhon, et, donc, peuvent difficilement être considérés comme des problématiques innovantes nées d’une rénovation dans le domaine de la théorie. En effet, pour Marx l’antagonisme était le trait décisif de la contradiction entre le travail salarié et le capital. Mais cela ne signifie en aucun cas, dans son interprétation, la constitution automatique de la classe ouvrière comme un « sujet » préconstitué ou comme une essence éternelle prédestinée par un caprice de l’histoire à racheter l’humanité.

    Nous ne considérons pas nécessaire, à ce stade de l’histoire, d’accabler le lecteur avec une séquence interminable de citations où Marx problématise précisément la difficile transition de la « classe en soi » à la « classe pour soi ». C’est pour cela qu’il nous paraît nécessaire d’éviter toute confusion entre Jean Calvin et sa théorie de la prédestination, et la construction théorique de Marx. Précisément parce qu’il n’était pas à une sorte de « calviniste laïc » Marx disait que :

    La domination du capital a donné à cette masse une situation, des intérêts communs. Ainsi donc cette masse est déjà une classe par rapport au capital, mais n’est pas encore une classe pour soi. Les intérêts qu’elle défend se convertissent en intérêts de classe. Mais la lutte de classe contre classe est une lutte politique (1970, P. 158 ; voir aussi Przeworski, 1985).

    Quelques années plus tard, dans le 18 Brumaire, Marx complète cette idée en disant que les conditions objectives qui définissent la « classe en soi » ne sont que le point de départ d’un long et complexe processus de formation de la classe (dont rien n’assure qu’il s’effectuera avec succès) et pour lequel, en plus, est requis comme minimum une claire conscience de ses intérêts, une organisation au niveau national qui dépasse la fragmentation et la dispersion des luttes locales et un instrument politique capable de guider cette lutte (Marx et Engels, 1966, t. i, p. 318).

    Ces idées, qui se réitèrent pendant 50 ans dans de nombreux textes de Marx et Engels, ébranlent les fondements de toute critique au supposé « déterminisme » de la théorie marxiste selon lequel la constitution du prolétariat assume un caractère automatique et inévitable. Il faut alors se demander : qui est le véritable adversaire contre lequel débattent Laclau et Mouffe ? S’agit-il de la meilleure tradition marxiste ou peut-être débattent-ils contre une certaine version canonisée de l’œuvre de Marx perpétrée par une soi-disant Académie des Sciences d’un certain pays d’Europe orientale ? Lutte qui, en tout cas, n’est pas une mauvaise chose à condition de ne pas confondre le grotesque « marxisme-léninisme » avec la pensée de Marx.

    Personne ne peut sérieusement discuter la théorie néolibérale de Friedrich von Hayek en polémiquant avec les articles sélectionnés du Reader’s Digest ou en réfutant les publicistes de Menem ou Salinas de Gortari. Nous y reviendrons plus tard, mais il nous semble que l’un des graves problèmes qui abime de façon irréparable toute l’argumentation de Laclau et Mouffe est précisément celui de construire une caricature du marxisme inspiré des images aberrantes du « marxisme-léninisme » conçues par les fonctionnaires du stalinisme et ensuite, assumant que Pokrovski, Vinshinkski ou Konstantinov sont la même chose que Marx, ce qui revient à laisser de côté toute subtilité analytique et se rendre désarmé aux flammes de la passion, procéder joyeusement à sa « démolition-déconstruction ».

    Subordination, oppression, domination

    En tout cas, pour reprendre le fil de notre argumentation, il nous semble que la clé pour déchiffrer l’impasse conceptuelle dans laquelle tombent Laclau et Mouffe se trouve dans le dernier chapitre d’Hégémonie et stratégie socialiste, puisque c’est précisément là où se produit un glissement d’une importance théorique décisive en faisant apparaître le concept de subordination comme expression de la conflictualité du social. Lorsque nos auteurs examinent les conditions sous lesquelles la subordination se convertit en « une relation d’oppression et devient le siège d’un antagonisme », commencent à apparaître clairement certains des problèmes théoriques qui ébranlent l’ambitieux mais gris édifice construit par Laclau et Mouffe (1987 [b] : p. 172). Arrivé à ce point, les auteurs affirment la nécessité de distinguer relations de « subordination », d’ « oppression » et de « domination ». Regardons plus en détails.

    Il existerait une « subordination » lorsque « un agent est soumis aux décisions d’un autre – un employé par rapport à un employeur par exemple, dans certains formes d’organisation familiale, la femme par rapport à l’homme etc. Les relations d’ « oppressions » sont un sous-type dans les premières et leur spécificité réside dans le fait qu’elles « se sont transformées en lieux d’antagonismes ». Enfin, les relations de « domination » sont l’ensemble des relations de subordination considérées illégitimes depuis la perspective d’un agent social extérieur à celles-ci et qui peuvent « donc, coïncider ou non avec les relations d’oppression existant actuellement dans une formation sociale déterminée » (1987 [b] : p. 172).

    Le problème central, selon Laclau et Mouffe, est de déterminer de quelle façon les relations de subordination peuvent donner lieu à des relations d’oppression. Étant donné le caractère crucial de ce passage, il convient de le reproduire entièrement :

    « La raison pour laquelle les relations sociales ne peuvent être des relations antagoniques est clair : parce qu’une relation de subordination établit, simplement, un ensemble de positions différenciées entre agents sociaux, et nous savons déjà qu’un système de différences qui construit toute identité sociale comme positivité non seulement ne peut être antagonique, mais aurait réuni les conditions idéales pour l’élimination de tout antagonisme – nous serions face à un espace social suturé duquel toute équivalence serait exclue. C’est seulement dans la mesure où il est subverti que le caractère différentiel positif d’une position subordonnée du sujet, que l’antagonisme pourra émerger. « Serf », « esclave », etc. ne désignent pas en eux-mêmes des positions antagoniques ; c’est seulement en termes d’une formation discursive distincte telle que par exemple « droits inhérents à tout être humaine » que la positivité différentielle de ces catégories peut être subvertie et la subordination construite comme oppression » (1987 [b] : pp. 172-173).

    Cette approche suscite des interrogations multiples. En premier lieu, ce qui attire notre attention est l’idéalisme qui imprègne un discours dans lequel l’antagonisme et l’oppression des serfs et esclaves dépend de l’existence d’une idéologie qui les rationalise et qui les « met en mots ». Si c’est ainsi, les esclaves du monde antique et les serfs de l’ère médiévale doivent apparemment ignorer que leur « subordination » aux maîtres et seigneurs cachait une relation d’antagonisme, jusqu’au moment chanceux où l’appareil discursif (le christianisme ? Les Lumières ?) leur révéla que leurs conditions d’existence étaient misérables et oppressives et qu’ils se trouvaient immergés dans une situation d’affrontement objective avec leurs exploiteurs. Néanmoins, l’histoire n’enregistre pas beaucoup de cas d’esclaves et de serfs benoîtement satisfaits de l’ordre social établi : d’un mode ou l’autre, ils avaient un certain degré de conscience sur leur propre situation et il y eut toujours une forme de discours qui justifia leur conformisme et soumission, ou au contraire, qui attisa les flammes de la rébellion.

    La conséquence de l’approche de Laclau et Mouffe est qu’il n’y a de l’exploitation que lorsqu’existe un discours explicite qui le dénude aux yeux des victimes. Engels notait avec acuité que les luttes paysannes en Allemagne de l’époque de Luther « apparaissaient » comme un conflit religieux autour de la Réforme et la sujétion à Rome complètement déliées de l’oppression terrestre que les princes et l’aristocratie de propriétaires terrains exerçaient sur leurs sujets. Cependant, poursuit Engels, elles étaient le symptôme où se manifestaient précisément ces antagonismes classistes que la décomposition de l’ordre féodal ne faisaient qu’exacerber, et si les paysans embrassaient la cause de la rébellion ils le faisaient moins en vertu des 95 thèses du moine augustin à la porte de la Cathédrale de Wittenberg que du fait de l’exploitation à laquelle ils étaient soumis par la noblesse allemande (1926, chap. 2).

    En tout cas, si nous admettons comme valide la formulation de Laclau et Mouffe nous devons également accepter qu’avant ce moment originel et énigmatique signé par l’apparition du discours, ce qui paraissait prévaloir dans les sociétés classistes était la sereine grammaire de la subordination. Comment comprendre, donc, l’histoire millénaire des rébellions, révoltes et insurrections menées par les serfs et esclaves bien avant l’apparition de arguments sophistiqués en faveur de l’égalité – fondamentalement pendant le Siècle des Lumières – ou convoquant la subversion de l’ordre social ?

    Il semble nécessaire de distinguer, comme le faisait le jeune Marx, les conditions d’existence d’une classe « en soi » et les discours idéologiques qui, à des degrés différents de pertinence, exposent face à leurs yeux le caractère objectif de leur exploitation et leur permettent de devenir une classe « pour soi ». Même le lecteur moins informé sait que l’histoire des rébellions populaires est beaucoup plus longue que celle des discours et doctrines socialistes et/ou égalitaristes. Le sentiment généralisé – diffus et souvent à peine pressenti – de l’injustice a accompagné l’histoire de la société humaine depuis des temps immémoriaux. Peut-être que Laclau et Mouffe auraient pu mieux poser le problème qui les occupe s’ils avaient tenu compte des sages mots de Barrington Moore – un auteur dont l’affinité avec la pensée marxiste est indiscutable lorsqu’il dit :

    « Durant les turbulences sociales des années soixante et au début des soixante-dix un certain nombre de livres autour du titre de Pourquoi les hommes se rebellent-ils ? furent publié aux États-Unis. L’accent de ce chapitre serait exactement l’opposé : nous parlerons de pourquoi les hommes et les femmes n’empruntent pas le chemin de la révolte sociale. Dit en termes grossiers, la question centrale serait la suivante : que doit-il arriver aux êtres humains pour qu’ils se soumettent à l’oppression et à la dégradation ? » (1978, p. 49).

    Dit autrement, la distinction entre subordination et oppression/antagonisme a un biais formel qui, en grande partie, empêche l’analyse concrète dans celle du fonctionnement des relations de subordination dans les sociétés « réellement existantes » mais pas celles qui n’existent que dans l’imagination des « postmarxistes ». Car comme le rappelle Moore, la subordination n’existe pas sans son verso, la rébellion, bien que celle-ci s’exprime de façon primitive et médiée, déplacée vers les sphères célestes apparemment dissociées de la sordide matérialité de la société civile.

    C’est précisément la persistante méconnaissance de cette réalité élémentaire qui pousse nos auteurs à soutenir que « c’est seulement à partir du moment où le discours démocratique est disponible pour articuler les diverses formes de résistance à la subordination qu’existeront les conditions qui rendront possible la lutte contre les différents types d’inégalité (Laclau et Mouffe, 1987 [b] : p. 173). Puisque ce discours a été élaboré seulement à partir du XVIIIème siècle, comment comprendre le développement historique des luttes sociales depuis l’Antiquité classique jusqu’au Siècle des Lumières ? Ou serait-ce qu’il n’y eut aucune lutte contre « les différents types d’inégalité » avant que Jean-Jacques Rousseau publie son célèbre Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes en 1755 ? Les chroniques historiographiques paraissent indiquer que ce ne fut pas précisément le cas et que depuis la plus lointaine antiquité il y a des preuves incontestables de luttes et rébellions populaires contre cette « subordination ».

    D’autre part, il nous semble qu’il convient de souligner l’indiscutable « air de famille » que l’argument de Laclau et Mouffe entretient avec certaines des expressions du fonctionnalisme nord-américain, en particulier l’œuvre de Kingsley Davis et Wilbert E. Moore sur la stratification sociale et les conceptions de Talcott Parsons sur le « système social ». Pour les premiers, la stratification sociale est un simple impératif technique par lequel

    « la société, comme mécanisme fonctionnant, doit distribuer d’une certaine façon ses membres dans des positions sociales et les inciter à réaliser les tâches inhérentes à ces positions » (1974, p. 97).

    Il n’y a pas de place – comme il n’y en a pas dans le schéma théorique de Laclau et Mouffe – pour penser la possibilité que cette apparemment innocente « distribution de tâches » puisse dépendre de l’existence d’un système de relations sociales qui établit (non par des critères et procédures démocratiques ou par l’efficacité persuasive du discours dominant mais par des ressources oppressives et abusives) qui produit quoi, comment et quand, et quelle partie du produit social lui revient[3].

    Les similitudes entre la conception de Laclau et Mouffe et celle de Talcott Parsons, dont les traits conservateurs et apologistes de la société capitaliste sont suffisamment connus, sont encore plus prononcés. L’insistance de nos auteurs sur le fait que les relations de subordination, dans leur positivité, ne peuvent être antagoniques, coïncide avec la conception parsonienne qui conçoit l’ordre social à partir de la prééminence d’un consensus de valeurs solide. Selon la vision du sociologue de Harvard, la dissension et les contradictions ne peuvent être déchiffrées que comme « pathologies sociales » produit de défaillances dans le processus de socialisation ou de ruptures dans les chaines sémantiques qui empêchent que les gens comprennent et se lancent dans l’arène du conflit social. En effet, à l’interrogation hobbesienne classique sur comment est possible l’ordre social, Parsons répond en montrant le système symbolique : l’ordre est possible parce qu’existe un accord sur les valeurs fondamentales.

    Le conflit, même en étant « endémique » – comme disait Parsons dans une métaphore médicale – est toujours marginal et ne compromet en aucun cas la structure basique du système. Comme on le sait, cette approche a été critiquée non seulement par des auteurs marxistes qui signalèrent les limites incurables d’une théorie qui non seulement fait « évaporer » les classes sociales, le conflit social et les fondements structurels de la vie sociale même, mais en plus, postule une inadmissible fragmentation de la totalité sociale en une multiplicité de compartiments étanches – les fameux sous-systèmes parsoniens : l’économie, la politique, la culture, la famille, etc. – fonctionnant indépendamment des autres. La « grande théorie » de Parsons, comme la dénomme C. W. Mills, a également été sévèrement remise en question par des auteurs d’inspiration libérale comme Ralf Dahrendorf, qui depuis la fin des années 1950 identifia avec précision les limites indépassables et l’irréalisme incurable d’un schéma qui – dans ses traits fondamentaux, bien qu’exprimés dans un langage différent – réapparaît maintenant dans l’œuvre de Laclau et Mouffe[4].

    En résumé, selon Parsons, la société (capitaliste et développée, sous-entendu puisque c’est ce paradigme qui oriente toutes ses réflexions) se trouve parfaitement intégrée et seule la présence d’un agent extérieur – le « vilain » auquel se réfère Dahrendorf, introducteur du virus de la discorde dans l’utopique société parsonienne, ou peut-être le nébuleux « extérieur discursif » de Laclau et Mouffe – peut faire que la subordination naturelle et consensuelle des majorités à la domination de la classe dirigeante soit substituée par un antagonisme. La même critique que Dahrendorf formula à Parsons à la fin des années 50 – une société imaginairement « sur-intégrée », dans laquelle le conflit est absent et lorsqu’il apparaît occasionnellement est dû à un facteur externe – est pertinente pour le modèle théorique développé par Laclau et Mouffe. C’est seulement que désormais le rôle de « vilain », réservé dans la théorisation parsonienne à certains groupes imparfaitement socialisés comme les « extrémistes » de divers types et les ennemis de la propriété privée et de l’american way of life, est attribué dans la proposition de nos auteurs à l’ « extérieur discursif ». Ainsi est ratifié le caractère externe et « contingent » de l’antagonisme et le conflit d’une formation sociale dominée, comme l’affirment Laclau et Mouffe, par la logique de la positivité (1987 [b] : pp. 172-173).

    À cela il faut ajouter également l’insistance, de filiation clairement wéberienne, amenant à concevoir « l’action sociale » ou les relations sociales dans un isolement aussi splendide qu’illusoire, indépendantes de leurs cadres structurels et déterminations fondamentales. Le corollaire de cette véritable « prise de parti » est que la société devient une simple construction méthodologique, un artefact résultant de la réintégration arbitraire, par le caprice de la pensée, d’un complexe tissu de catégories analytiques potentiellement combinables en une variété infinie de formes. Le « fil d’Ariane », auquel font référence Laclau et Mouffe, culmine de façon prévisible en faisant oublier le phénomène de l’exploitation dans les sociétés de classe –capitalistes ou précapitalistes–, qui ainsi disparaît comme par magie du paysage social, laissant place à une « subordination » aseptique qui égale les autres dans leur abstraction.

    La solide nature d’exploitation des relations sociales dans les sociétés classistes se dissout rapidement dans l’air du nouveau réductionnisme discursif, par lequel la critique du capitalisme devient une affaire additionnelle et occasionnelle et la lutte pour le socialisme, dont la stratégie devrait supposément s’esquisser dans l’œuvre de nos auteurs, se volatilise jusqu’à s’atomiser complètement dans les méandres stériles d’un discours insipide sur une démocratie radicale sans saveur. Ainsi, nous revenons aux approches classiques de Weber qui, bien que n’étant pas cité dans Hégémonie et stratégie socialiste (comme Parsons), projette le formidable poids de sa théorisation sur les supposés nouvelles reconstructions théoriques du « post-marxisme ».

    En réalité, la dissimulation de l’oppression classiste derrière une conception extraordinairement abstraite de « l’action sociale » est une opération que l’auteur d’Économie et société avait déjà conclu bien avant que Laclau et Mouffe soient nés. C’est le même vieux vin mais tournés vers le « post-marxisme » : s’il y a exploitation, elle obéira surement à des contingences ponctuelles, probablement transitoires qui, comme le dirait Weber, n’ont rien à voir avec la structuration complexe et indéterminée du capitalisme moderne. La spécificité de celui-ci se dilue alors que, parallèlement, s’impose l’idée selon laquelle en réalité ce capitalisme tardif de la fin de XXème siècle est, comme le dit Fukuyama, la société de la « fin de l’histoire ». Ou, comme le postulait Parsons sur les traces de Durkheim, le point final dans le passage douloureux et millénaire de la horde primitive à la société moderne.

    Du marxisme, conçu comme l’analyse concrète des totalités concrètes, nous passons à une pseudo totalité indifférenciée, purement expressive et invertébrée, où la structuration du social est le résultat d’une énigmatique opération discursive… faite par la puissance créatrice du Langage ou découverte, comme chez Weber, par la perspicacité des élaborateurs « d’idéaux-types » heuristiques. En réalité, le « post-marxisme » de Laclau et Mouffe ressemble trop à une tardive réélaboration de la sociologie parsonienne des années 1950, avec une enveloppe différente. Ce serait donc ça le prétendu « dépassement » du marxisme dont parlent nos auteurs ?

     

    La question de l’hégémonie

    À partir de ce que nous avons exposé antérieurement, nous comprenons la centralité de la question de l’hégémonie dans le modèle théorique de Laclau et Mouffe : il s’agit de rien de moins que de l’instrument qui leur permet de reconstruire à leur guise la fragmentation illusoire du social, de telle sorte qu’un discours sur la société soit intelligible.

    Comme l’annonce l’itinéraire de leurs raisonnements, la conception de l’hégémonie à laquelle arrivent Laclau et Mouffe s’installe très loin des frontières qui définissent et caractérisent le marxisme comme une théorie clairement différenciable et délimitable dans le champ des sciences sociales. Et cela n’a rien de mauvais ou de censurable : d’autres auteurs ont utilisé le mot « hégémonie » dans un sens qui n’a rien ou très peu à voir avec le marxisme, donnant naissance à une intéressante discussion théorique et comparaison éclairante de leurs potentialités explicatives (Keohane, 1987 ; Nye, 1990). Ce qui introduit un élément inacceptable de confusion – et rappelons le avec Bacon que toute science progresse à partir de l’erreur et non de la confusion – est le fait que Laclau et Mouffe prétendent rapporter les fruits de leur idiosyncratique théorisation sur l’hégémonie à un tronc, le marxisme, qui à ce stade leur est complètement étranger.

    En effet, pour nos auteurs l’hégémonie est une « superficie discursive » vaporeuse dont la relation avec la théorie marxiste est présentée en ces termes :

    « Notre conclusion basique en la matière est la suivante : derrière le concept d’ « hégémonie » se cache plus qu’un type de relation politique complémentaire des catégories basiques de la théorie marxiste ; avec lui est introduit, en effet, une logique du social qui est incompatible avec ces dernières » (1987 [b] : p.3 [souligné dans l’original]).

    La conclusion implicite de ce raisonnement – qui est en réalité une simple occurrence – est que Gramsci n’a rien compris, qu’il n’a pas eu la moindre idée de la véritable nature de la relation entre les catégories qu’il forgeait – dont il croyait de manière erronée qu’elles appartenaient à la tradition marxiste – et celles qu’avait créées Marx et Engels, et que l’ensemble de leur théorisation, qui tournait autour du concept crucial d’hégémonie, en réalité faisait référence à une logique du social qui était incompatible avec celle que postulaient Marx et Engels.

    Nul besoin d’être « marxologue » ou « gramscianologue » diplômé pour être scandalisé par cette interprétation. C’est précisément pour cela que ne sont pas comprises les raisons pour lesquelles Laclau et Mouffe réfèrent de façon permanente leurs élaborations à un appareil théorique et conceptuel comme le marxisme, qui postule une logique du social irréconciliable avec celle qui surgit de leurs réélaborations argumentatives particulières. Si c’est ainsi, le statut épistémologique du fameux « postmarxisme » se réduit à un fait banal : les limites entre le marxisme et le « post-marxisme » seraient tracés par des considérations simplement chronologiques.

    Peut-être que dans le champ miné des sciences sociales cela ne paraît pas si absurde, mais sans doute que dans la physique personne ne songerait à appliquer à un modèle théorique le qualificatif de « posteinsteinien » du simple fait d’avoir été développé postérieurement à Einstein et encore plus si ces contributions abjurent avec enthousiasme les prémisses centrales de la théorie de la relativité et postulent un modèle interprétatif antagonique au sien. Dans ce cas le préfixe « post » de réfère à une donnée puérile : une simple succession temporelle. De cette façon le « post » occulte qu’il s’agit en réalité d’une rupture et d’un abandon, au lieu d’être la continuité – rénovée, critique, créative – d’un projet théorique. Cela est clairement exprimé dans l’entretien que la revue Stratégies a publié avec Ernesto Laclau en mars 1988, occasion lors de laquelle celui-ci réaffirma que la catégorie « d’hégémonie » équivaut à un

    « point de départ d’un discours ‘postmarxiste’ au sein du marxisme », et qui permet de penser le social comme résultat de « l’articulation contingente d’éléments autour de certaines configurations sociales – blocs historiques – qui ne peuvent être prédéterminées par aucune philosophie de l’histoire et qui est essentiellement liée aux luttes concrètes des agents sociaux » (1993, p. 194).

    Nous sommes face à un discours néostructuraliste qui récupère la critique d’Althusser sur « l’efficacité spécifique » de la superstructure, mais il le fait en reprenant le noyau fondamental (et non seulement sa revalorisation des éléments superstructurels) de la proposition althussérienne sur l’idéologie. C’est, selon l’interprétation de l’auteur de La révolution théorique de Marx, une « pratique productrice de sujets », qui pose les bases pour une relecture en termes idéalistes du marxisme qui se présente, néanmoins, sous les dehors d’une supposées rénovation « antiréductionniste » ou, dans les derniers travaux de Laclau, comme le manifeste liminaire du « post-marxisme ». Dans sa formulation positive, cette position s’exprime dans la « revendication » de la thématique gramscienne de l’hégémonie entendue depuis la conception althussérienne de l’idéologie qui oblige à imaginer un Gramsci qui, en réalité, n’existe que dans les têtes de Laclau et Mouffe.

    En effet, de quel Gramsci s’agit-il ? D’un Gramsci qui, comme le note Laclau, considère l’idéologie non pas comme un système d’idées ou la fausse conscience des acteurs mais comme un « tout organique et relationnel, incarné dans des appareils et institutions qui soude autour de certains principes articulatoires basiques l’unité d’un bloc historique », avec lequel se ferme la possibilité d’une vision  « superstructuraliste » de la culture et l’idéologie. Où Laclau et Mouffe se trompent, néanmoins, c’est dans son appréciation selon laquelle chez Gramsci les sujets politiques s’estompent dans d’énigmatiques volontés collectives et dans sa négation du fait que les « éléments idéologiques articulés par la classe hégémonique » ont nécessairement une appartenance de classe (Laclau et Mouffe, 1987 [b] : p. 78).

    C’est précisément pour cela que, quelques pages après, les deux auteurs montrent leur détresse face à la persistance du marxisme de Gramsci, pour qui tout discours hégémonique renvoie toujours – bien que ce soit au travers d’une longue chaine de médiations- à une classe fondamentale. Ce « noyau dur » de la pensée du fondateur du PCI constitue un obstacle insurmontable pour les prétentions du post-marxisme, du fait de l’axiome idéaliste de l’indétermination du social – ou plutôt, de leur détermination hasardeuse et contingente par le discours- se heurte à ce qu’ils nomment, avec une arrogance remarquable, une conception « incohérente » de Antonio Gramsci, puisque :

    « Nous voyons qu’il y a deux principes de l’ordre social –l’unicité du principe unifiant et son caractère nécessaire de classe- que ne sont pas le résultat contingent de la lutte hégémonique, mais le cadre structurel nécessaire dans lequel toute lutte hégémonique a lieu. C’est-à-dire que l’hégémonie de la classe n’est pas entièrement pratique et résultante de la lutte, mais qu’elle a en dernière instance un fondement ontologique. […] La lutte politique continue d’être, finalement, un jeu à somme nulle entre les classes » (Laclau et Mouffe, 1987 [b] : p. 80).

    Il serait long de tenter de dessiner l’abime insurmontable qui sépare la conception marxiste de l’hégémonie et celle de l’œuvre de Laclau et Mouffe. Rappelons que pour l’italien l’hégémonie a un fondement classiste et s’enracine fortement dans le sol de la vie matérielle. Ça n’est pas la religion qui fait les hommes, ni les discours hégémoniques qui créent les sujets de l’histoire. Il est clair que, pour Gramsci, l’apparition de l’hégémonie n’est pas automatique et ne dérive pas mécaniquement du développement des forces productives. Il est bien connu que la constitution du prolétariat en force sociale autonome et consciente est un procès, long, compliqué et dialectique. C’est la pratique historique de la lutte de classes qui permet de transiter cet espace étroit qui divise la classe « en soi » de la classe « pour soi », et dans cette transition il n’y a rien de mécanique ni de prédestiné ; et avant la constitution autonome du prolétariat comme force sociale n’importe quelle tentative de fonder un projet contre-hégémonique à celui de la bourgeoisie est impensable.

    Contrairement à ce qui se pose dans les formulations « postmarxistes », Gramsci n’a jamais cessé de signaler l’ancrage ferme de l’hégémonie dans le règne de la production. Avec une sensibilité qui l’éloigne du risque d’un quelconque réductionnisme soutient que

    « si l’hégémonie est éthico-politique ne peut pas ne pas être également économique, ne peut pas ne pas avoir son fondement dans la fonction décisive qu’exerce le groupe dirigeant dans le noyau décisif de l’activité économique » (1966, p. 31).

    L’hégémonie, dirait aussi Gramsci dans un autre de ses écrits, est le leadership politique et la « direction intellectuelle et morale », mais cette suprématie n’est pas aléatoire puisque, dans ses propres mots elle « nait de l’usine ». Elle surgit sur le terrain originaire de la production et c’est là où se trouve sa racine, encore lorsque pour son plein développement elle doit nécessairement transcender les frontières de son espace premier. Et dans le monde de la production jusqu’à Weber coïncide avec Marx pour affirmer que nous y trouvons des classes sociales. C’est pour cela que l’hégémonie d’une classe, et le bloc historique qui sur celle-ci prétend se fonder, se confronte dans sa matérialisation à des limites imposées par les conditions économiques, sans que cela signifie, évidemment, de concevoir cette restriction dans un sens déterministe, absolu et exclusif, c’est-à-dire, « réductionniste ». Comme nous le voyons, la conception gramscienne n’a rien à voir avec l’économicisme ni, encore moins, avec l’idéalisme de ces conceptions selon lesquelles le discours invente ses propres « supports terrestres ». Nous ne nions que le problème de l’hégémonie peut – même à tort – se poser en ces termes. Nous croyons néanmoins, (a) que cela n’est pas une façon adéquate de faire face au problème, chaque fois qu’il pêche d’une unilatéralité inadmissible ; (b) qu’une approche de ce type se situe au-delà des limites du matérialisme historique et que, donc, il en résulte une opération impossible de fonder en faisant appel au riche et fécond héritage gramscien.

    Cette « déconstruction post-marxiste » de l’hégémonie referme son cercle avec une mystification absolue du concept, et pour cela souffre des mêmes défauts que le jeune Marx signalait pour l’idéalisme hégélien. C’est pour cela qu’il nous semble pertinent de rappeler ses mots :

    « Hegel attribue une existence indépendante aux prédicats. […] Le sujet réel apparaît après, comme résultat, alors qu’il faut partir du sujet réel et considérer son objectivation. La substance mystique devient, donc, le sujet réel, et le sujet réel apparaît comme distinct, comme un moment de la substance mystique. Précisément parce que Hegel part des prédicats de la détermination générale au lieu de partir de l’être réel [sujet], et comme il nécessite, néanmoins, un support pour ces déterminations, l’idée mystique devient le support » (Marx, 1968 : p.33).

    Pour résumer, la « rénovation postmarxiste » de la théorie de l’hégémonie a beaucoup plus en commun avec l’idéalisme hégélien qu’avec la théorie marxiste. En tant que tel, il se contente de rappeler capricieusement certains aspects partiels et décontextualisés de la thématique gramscienne, lesquels sont réinterprétés de façon idéalise pour ainsi fonder une conception du social qui se trouve aux antipodes du marxisme et qui, loin d’être son dépassement, implique un gigantesque saut en arrière, aux conceptions hégéliennes sur l’Etat et la politique. Laclau et Mouffe sont dans le vrai en encourageant, de la même façon que de nombreux théoriciens marxistes, une revalorisation radicale du rôle crucial qui incombent à l’idéologie et à la culture, sujets pour lesquels le marxisme vulgaire a démontré un mépris injustifiable. Néanmoins, sa tentative naufrage sur les récifs d’un « nouveau réductionnisme » lorsque sa critique à l’essentialisme classiste et à l’économicisme du marxisme de la Seconde et Troisième Internationale s’achève dans l’exaltation du discursif comme un nouvel et hégélien deus ex machina de l’histoire. Manque de chance, il n’y a pas de « bon » et de « mauvais » réductionnisme ; le réductionnisme vertueux –non essentialiste, non économiciste-, capable de conjurer les maux occasionnés par son jumeau vicieux n’existe pas.

    Rénovation ou liquidation du marxisme ?

    Tout au long de son œuvre, Laclau se reconnaît comme « dans » le marxisme. A ce stade de sa trajectoire intellectuelle, et ayant à l’esprit les conclusions extravagantes auxquelles arrive sa pensée, il est légitime de s’interroger sur le « lieu théorique » où effectivement il se trouve. En ce sens, la critique que formule Agustin Cueva aux « postmarxistes » latino-américains conserve dans le cas de Laclau toute sa pertinence. Il disait qu’avec l’expression « post-marxiste » il voulait transmettre l’impression erronée d’un corpus théorique qui continuait et dépassait l’héritage de Marx, lorsqu’en réalité ce qualificatif résume la production d’un ensemble d’auteurs qui ont à un moment été marxistes mais qui ne l’étaient plus. En ce sens, concluait Cueva, le « post-marxisme » devrait de dénommer « ex marxisme » (1988, p. 85).

    Chronique d’une mort annoncée

    Néanmoins, il est clair que Laclau ne cède pas facilement. Malgré le fait que ses contradictions avec la pensée de Marx sont flagrantes et ses différences insurmontables, il persiste implacablement à référencer ses constructions conceptuelles dans l’œuvre de l’auteur du Capital. Dans un acte aberrant de nécrophilie intellectuelle il étend un nouveau « certificat de décès » du marxisme pour ensuite affirmer sans faux scrupules ni remords qu’il a gardé le meilleur du pillage du défunt. Selon ses propres mots

    « je ne me suis pas rejeté du marxisme. Ce qui s’est passé est très différente, et c’est que le marxisme s’est désintégré et je pense que je suis resté avec ses meilleurs fragments » (Laclau, 1993, p. 211).

    Face au téméraire de cette affirmation, il convient de formuler deux observations. D’abord, sur la « désintégration » du marxisme, assimilée par Laclau à l’implosion de l’URSS et à l’effondrement du bloc des dénommées « démocraties populaires » de l’Est européen. N’importe quel historien des idées pourrait réfuter son affirmation en pointant, d’une part, l’ »autonomie relative » des systèmes de pensée en relation avec ses fondements structurels. Il est paradoxal qu’un auteur comme Laclau, obsédé par la misère du réductionnisme, tombe dans un raisonnement si grossièrement réductionniste comme ceux qu’il a combattu avec férocité chez ses adversaires. La grandeur de la philosophie grecque ne s’est pas écroulée avec la décadence d’Athènes ; le christianisme a survécu d’abord à la chute de l’Empire romain, qui l’avait proclamé sa « religion officielle », et plus tard à la décomposition de l’ordre féodal qu’il avait contribué à sacraliser ; et le libéralisme n’a pas succombé malgré les transformations dramatiques de la société bourgeoise depuis la seconde moitié du XVIIème siècle. Pourquoi le marxisme serait l’exception ? Du fait de l’effondrement de l’URSS ? Cela ne semble pas être un argument sérieux, digne d’être utilisé par celui qui s’autoproclame comme l’héritier des meilleurs fragments de l’œuvre de Marx. Nous pourrions reconnaître, sans aucun doute, que l’effondrement du système de relations sociales sur lesquels reposent les différents produits culturels, depuis l’art jusqu’à la philosophie, modifient en partie son caractère et sa fonction sociale. Mais de là à annoncer sa « désintégration » ou sa disparition il y a un long chemin. Précédemment il faudrait démontrer que le marxisme comme science et comme philosophie était une créature engendrée par la révolution d’Octobre et qu’elle survivrait seulement comme un parasite culturel du régime soviétique. Evidemment que ces considérations élémentaires ne furent même pas contemplées par notre auteur.

    Ensuite, Laclau semblerait ignorer que le marxisme comme corpus théorique a déjà donné des preuves de sa capacité à surmonter les atrocités et la banqueroute des régimes politiques et partis qui se sont fondés en son nom. De plus, sur le plan de la théorie sociale s’est produit un éveil salutaire de l’intérêt pour les idées de la tradition marxiste, chose qui est devenue évidente en particulier dans le monde anglo-saxon, dans des parties de l’Europe occidental et, dans une moindre mesure, en Amérique latine. Cela se reflète, entre autre, dans le nombre croissant de cours, études, revues et publications sur le thème, chose embarrassante pour ceux, comme Laclau, qui ont annoncé la mort du marxisme. Dans la conférence inaugurale que Eric Hobsbawn prononce à la rencontre internationale réunie en mai 1998 à paris, pour commémorer le 150e anniversaire de la publication du Manifeste communiste, l’historien britannique soutenu l’inhabituelle répercussion mondiale de cette célébration – reflétée dans les publications massives si peu propices à exalter les mérites ou la validité du marxisme comme la revue New Yorker ou les journaux The New York Times ou Los Angeles Times- aurait été simplement impensable il y a moins de 10 ans en arrière, lorsque le fracas de l’écroulement du mur de Berlin fit que beaucoup crurent que sous les décombres gisait non seulement le « socialisme réellement existant » mais également le marxisme comme théorie sociale. Laclau et Mouffe se trouvent certainement parmi ceux qui cofondèrent le marxisme avec le stalinisme. En tout cas, les ambiguïtés et les incertitudes générées par une identification si téméraire reviennent par la porte arrière du « post-marxisme » lorsque Laclau ne cesse de se référer de façon obsessionnelle à un objet qui, selon ses propres mots, s’est désintégré et n’existe plus. Mais, s’il en était ainsi : comment comprendre une telle obstination pour se battre avec un mort ? Dans le Leviathan Thomas Hobbes rappelait avec son sarcasme habituel que « les hommes combattent avec les vivants, pas avec les morts » et ceux qui ne supportent pas de telles pratiques ne font que certifier avec obstination la vitalité du présumé défunt (1980, p.80). D’autre part, la malheureuse phrase « garder les meilleurs fragments » révèle éloquemment l’extraordinaire pénétration de la pensée positiviste dans les troupes du « post-marxisme », et il serait difficile de convaincre un observateur impartial que l’adhésion à une tradition épistémologique si discréditée de nos jours comme le positivisme pourrait être interprété comme un signe d’une audace innovation intellectuel. Par rapport à ces termes nous renvoyons le lecteur aux observations du chapitre antérieur et en particulier aux analyses de Georg Lukács sur le sujet (1971, p. 27). La pensée fragmentée, trait distinctif du positivisme, est incapable d’appréhender la réalité dans sa totalité, décompose ses parties et les réifie comme si elles étaient des entités autonomes et indépendantes : ergo, l’économie, la sociologie, l’anthropologie, la science politique, la géographie et l’histoire se constituent comme « sciences sociales » autonomes et séparées, chacune desquelles offrent ses « explications » spécialisées inutiles à des fragments illusoires du social –l’économie, la société, la culture, la politique, etc.- incomplets dans leur isolement de toute substantialité.

    Un jeu qui n’a rien d’innocent : construire, déconstruire et reconstruire des théories

    Laclau est surement convaincu de s’être approprié des « meilleurs fragments » du marxisme. Mais notre attention est attirée par le fait qu’un certain nombre d’érudits qui se déclarent incapables de découvrir quels sont ces fragments et encore plus ceux qui confessent leur impossibilité d’établir une correspondance entre la construction théorique menée par eux et la tradition intellectuelle fondée par le philosophe de Tréveris. D’autre part, cette prétention de conserver les insondables « meilleurs fragments » du marxisme est contradictoire avec l’assertion de Laclau que

    « ce qui importe fut la déconstruction du marxisme, et non son simple abandon ».

    Dans cette même partie de son entretien avec Stratégies, Laclau soutient (cette fois avec raison) que

    « la relation avec la tradition ne doit pas être de soumission et répétition mais de transformation et critique » (1993, p.189).

    En tout cas, deux questions peuvent être posées par rapport à ces affirmations. En premier lieu, jusqu’à quel point est-il possible de « déconstruire » des théories sociales et de procéder à leur « reconstruction » en créant ainsi de nouvelles figures, formes et images conceptuelles ? Les « post-marxistes » paraissent ne pas être conscients qu’une opération intellectuelle comme celle-ci repose sur une insoutenable prémisse positiviste et mécaniciste : l’idée que les théories sont de simples collections de « parties et fragments » qui, comme les poutres, colonnes, écrous et tournevis de plastique des jeux de construction pour enfants, peuvent être recombinés ad infinitum. Est-il raisonnable de penser que de la « déconstruction » de Hobbes résulterait Locke ? Pourrions-nous « déconstruire » Rousseau pour ainsi inventer Tocqueville ? Est-ce qu’un Marx « déconstruit » ressusciterait comme un hybride de Lacan, Derrida, Hegel, Weber et Parsons ? En termes d’une analyse philosophique rigoureuse une telle « déconstruction » n’est rien de plus qu’un jeu de mots, un authentique non-sens exprimé avec le jargon et l’apparente profondeur du canon esthétique et théorique du post-modernisme que tant de ravages ont causé dans la pensée critique. Il resterait à enquêter sur la fonction que remplit une telle absurdité. Une première hypothèse soulignerait l’importance qu’ont les « déconstructions » du post-modernisme pour désarmer idéologiquement –par des tromperies, confusions préméditées et trucs de divers type- aux adversaires du capitalisme, générant de cette façon des attitudes résignées ou conformistes qui renforcent la stabilité du système. Mais nous préférons pour le moment ne pas nous aventurer dans ce type de conjectures.

    En second lieu, ce qui n’est pas clair dans l’œuvre de Laclau et Mouffe est la démonstration que la tradition marxiste se soit convertie en un obstacle à la créativité et à l’inspiration de nouveaux problèmes, ce qui laisse à tout son effort de fonder le « post-marxisme » dans une position désenracinée. Parce que, comme nous le notions précédemment : avec qui polémiquent-ils ? L’impression qu’a celui qui se propose d’examiner objectivement et dépassionnément son œuvre, et qui à la fois reconnaît l’intelligence et la systématicité de leur réflexion, ne peut qu’arriver à la conclusion que nos auteurs sont engagés dans une stérile et anachronique polémique contre les pires déformations du marxisme de la Deuxième et troisième Internationale, et plus particulièrement contre les diverses manifestations de la vulgate staliniste. Ainsi, lorsque Laclau pense dans le marxisme il l’imagine dans les mêmes termes qu’utiliserait la tristement célèbre Académie de Sciences de l’URSS, en le définissant comme :

    « Une théorie qui se base sur la simplification graduelle de la structure de classes dans le capitalisme et dans la centralité croissante de la classe ouvrière (ou qui propose de) considérer le monde comme fondamentalement divisé entre capitalisme et socialisme, et que le marxisme est une idéologie de ce dernier » (Laclau, 1993, pp. 213-214).

    La question la plus élémentaire que nous devrions formuler est la suivante : quel marxiste se reconnaît dans une caricature comme celle contre laquelle Laclau et Mouffe construisent leur alambiqué édifice théorique ? Qui, à part un bureaucrate de la défunte Académie des Sciences de l’URSS, pourrait défendre des simplicités ? Laclau et Mouffe font une offense à l’intelligence de leurs lecteurs, lorsque dans un souci pour critiquer le marxisme ils se convertissent en le négatif de ceux qui avec leurs tristement célèbres « manuels » frappent les pays de l’Est au nom du socialisme. Ceux-ci ont caricaturé toute l’histoire de la pensée politique en disant, par exemple, que Jean-Jacques Rousseau fut un « idéologue de la petite bourgeoisie », et qui comme il méconnaissait « l’existence de la lutte de classes » eut recours au concept « abstrait de peuple » pour parler de la souveraineté politique. Ces distingués « académiques » –beaucoup desquels se sont convertis, de la même façon que l’ancien Secrétaire de l’Action Idéologique du Parti Communiste de l’Union soviétique (PCUS), Boris Yeltsine, en propagandistes du néolibéralisme- caractérisèrent grossièrement Machiavel comme « un des premiers idéologues de la bourgeoisie » et finirent par l’accuser de soutenir que la « base de la nature humaine (est) l’ambition et l’avidité, et que les hommes sont mauvais par nature » (Pokrovski et al., 1966, pp. 215-222 et 144-145, respectivement). Laclau et Mouffe procèdent de la même façon avec le marxisme : ils construisent une caricature –une théorie réductionniste, essentialiste, économiciste, objectiviste, etc.- et ensuite procèdent joyeusement à la détruire. Nous avons le droit de demander : pour quoi ?

    J’ignore les raisons pour lesquelles Laclau se concentre avec tant de plaisir sur les branches fanées de l’arbre, laissant de côté celles qui ont reverdis ou celles qui sont encore fleuries. L’assimilation entre marxisme et marxisme vulgaire –qui reflète l’autre équation, plus inquiétante entre marxisme et « socialisme réel »- devient suspecte lorsque tout au long de son œuvre il ne prête peu ou pas d’attention aux développements théoriques des vingt ou trente dernières années. Comment est-il possible que l’œuvre d’intellectuels de la taille de Elmar Alvater, Samir Amin, Perry Anderson, Giovanni Arrighi, Etienne Balibar, Rudolf Bahro, Robin Blackburn, Samuel Bowles, Robert Brenner, Alex Calinicos, Gerald Cohen, Agustín Cueva, Maurice Dobb, Florestán Fernandes, Jon Elster, Norman Geras, Herbert Gintis, Pablo Gónzalez Casanova, Eric Hobsbawn, John Holloway, Frederic Jameson, Oskar Lange, Michael Löwy, Ernest Mandel, C. B. MacPherson, Ellen Meiksins Wood, Michel Kalecky, Ralph Miliband, Nicos Mouzelis, Antonio Negri, Alex Nove, Claus Offe, Adam Przeworski, John E. Roemer, Manuel Sacristán, Pierre Salama, Adolfo Sánchez Vázquez, Göran Therborn, E. P. Thompson, Jean-Marie Vincent, Immanuel Wallerstein, Raymond Williams et tant d’autres passe complètement inaperçu pour Laclau et Mouffe, ignorant le travail théorique souvent polémique mais toujours innovant et créatif dans le champ du marxisme ? Pour aucun de ces auteurs la tradition marxiste ne semble avoir été un obstacle pour « l’inscription » de nouveautés de leur temps dans le corpus de la théorie pour trouver en elle les stimulations à la créativité qui caractérisent une tradition intellectuelle palpitante et féconde. Néanmoins, les deux auteurs semblent avoir enterré ces possibilités.

    Liquider la caricature

    Au contraire, tant Laclau que Mouffe considèrent nécessaire de fonder le « post-marxisme », pour abandonner une vieille tradition dont les propres sources auraient été empoisonnées depuis leurs origines. Néanmoins, tout au long de sa vaste œuvre ne se trouvent pas d’arguments lavables et convaincants qui appuient cette prétention. Au-delà de sa rhétorique recherchée, ce qu’il reste dans le fond est un lieu commun : une critique en bloc au marxisme tel qu’il se réitère depuis le mainstream des sciences sociales nord-américaines, saupoudrées de façon isolée avec une autre observation intéressante qui néanmoins ne parvient pas à corriger les distorsions interprétatives qui vicient l’ensemble de ses approches.

    Une petite preuve mais significative de la légèreté que prend la critique de la tradition marxiste, par exemple, la longue citation du fameux « Prologue » de Marx à la Contribution à la critique de l’économie politique que Laclau reproduit dans Nuevas Reflexiones (1993, p.22). Ce passage a été pris d’une traduction à l’espagnol d’un texte originalement écrit en allemand et à partir duquel serait « certifié » scientifiquement le caractère déterministe du marxisme avec les preuves qu’offre un mot –bedingen- maladroitement traduit, pour diverses raisons et pour lesquelles il est préférable de ne pas s’étendre, comme équivalent à « déterminer », bestimmen en allemand. Néanmoins, selon le dictionnaire Langenscheidts allemand-espagnol les verbes bedingen et bestimmen ont des significations très différentes. Alors qu’il traduit le premier comme « conditionner » (admettant aussi d’autres sens comme « requérir », « présupposer », « impliquer », etc.), le verbe bestimmen est traduit comme « déterminer », « décider » ou « disposer ». Dans le fameux passage du « Prologue », Marx utilise le premier vocable, bedingen et non le second, malgré quoi la critique traditionnelle de la pensée libérale bourgeoise –de laquelle le « post-marxisme » est clairement tributaire- a insisté pour souligner l’affinité de la pensée théorique de Marx avec un mot qui celui-ci préféra omettre en utilisant un autre à la place. En tenant compte de la facilité avec laquelle Marx s’exprimait et écrivait dans sa langue maternelle et le soin qu’il mettait dans le maniement de ses termes, la substitution d’un mot pour l’autre pourrait difficilement être considéré comme une innocente espièglerie du traducteur ou comme un glissement désintéressé des critiques de sa théorie. Que Laclau n’est pas repéré un « détail » comme celui-là, dans le contexte des accusations théoriques si catégoriques que celles qu’il formule, témoigne d’une légèreté de jugement excessivement risquée.

    Cette interprétation biaisée de la voix en question réapparaît à nouveau, également dans Nuevas Reflexiones, dans le contexte d’une polémique avec Normas Geras et qui pousse Laclau à commettre d’une nouvelle erreur en affirmant que « le modèle base/superstructure affirme que la base non seulement limite mais détermine la superstructure, de la même façon que les mouvements déterminent ceux de son ombre sur un mur » (1993, p. 128). Ce passage donne lui a des brèves observations : d’abord, comme nous l’avons vu avant, Marx employa le mot « conditionner » et non « déterminer ». Donc, nous ne sommes pas ici en présence d’une discussion herméneutique sur « l’interprétation » correcte de ce que Marx a vraiment dit mais de quelque chose de plus élémentaire : l’obstination de ses critiques à accepter qu’il a dit ce qu’il voulait dire et qu’en choisissait le terme bedingen au lieu de bestimmen Marx a explicitement rejeté l’usage d’un mot qui aurait donné un sens déterministe à tout son argument théorique. Que ce soit par ignorance ou par un préjugé, ce qui est sûr est que la tergiversation flagrante de ce que Marx laissa prolifiquement écrit en bon allemand a encouragé les énormes erreurs interprétatives de Laclau par rapport à la théorie marxiste. Ensuite, et cela n’est pas curieux : quel marxiste digne de ce nom utilise en ces jours un modèle déterministe comme celui de « la main et son ombre » qui inquiète tant le rêve de Laclau et Mouffe ?

    Une stratégie socialiste… pour consolider le capitalisme !

    A tout ce qui a précédé nous pourrions ajouter une affirmation du propre Laclau, lorsqu’il dit qu’il y a une bonne raison politique pour parler de « post-marxisme », et c’est la convenance de faire avec le marxisme la même chose qui a été faite avec d’autres idéologies (comme le libéralisme ou le conservatisme, par exemple) : le convertir en un « terme vague de référence politique, dont le contenu, les limites et la portée doit être défini dans chaque conjoncture ». Le marxisme, soigneusement dilué, se convertirait en un « signifiant flottant » aussi mystérieux qu’inoffensif qui ouvrirait la possibilité de construire d’ingénieux « lieux de langage », à condition, avertit Laclau avec sévérité, que par ceux-là « on ne prétend pas découvrir la signification réelle de l’œuvre de Marx » puisque cela manque de pertinence (1993, P. 213). Le but de cette opération est clair : il s’agit de liquider le marxisme –et, par extension, le socialisme- comme utopie libératrice et comme projet de transformation sociale, diluant dans le magma néoconservateur de la « fin des idéologies ». En ce sens, les implications « réactionnaires » de l’œuvre de Laclau et Mouffe sont évidentes et sont clairement exposées dans les premières pages de son Hégémonie et stratégie socialiste et dans la « préface à l’édition espagnole » il soutient que ce livre pose :

    « Une redéfinition du projet socialiste dans les termes d’une radicalisation de la démocratie ; c’est-à-dire comme articulateur des luttes contre les différentes formes de subordination –de classe, de sexe, de race, de même que ces œuvres auxquelles s’opposent les mouvements écologistes, antinucléaires et anti-institutionnels. Cette démocratie radicalisée et plurielle, que nous proposons comme objectif d’une nouvelle gauche, s’inscrit dans la tradition du projet politique « moderne » formulé depuis les Lumières » (1987, p. ix)

    Aucun socialiste ne pourrait s’opposer à de si belles intentions, à condition que la réussite de ces buts n’implique pas de sacrifier l’objectif de dépasser historiquement le capitalisme, ce que même Edouard Bernstein – »révisionniste mais socialiste- ne voulut pas admettre. Néanmoins, c’est précisément ce que nous trouvons à la fin du labyrinthe discursif de Laclau et Mouffe : le socialisme s’est complètement volatilisé chaque fois que l’objectif suprême de la nouvelle gauche est une démocratie « radicalisée et plurielle ». De cette façon on met fin à la trajectoire théorico-politique de nos auteurs : après avoir commencé avec une critique épistémologique et abstraite des marxismes de la Deuxième et Troisième Internationale, ils concluent en capitulant que l’objectif essentiel du socialisme, la substitution de la société capitaliste pour une autre plus juste, humaine, libératrice, est définitivement réduit au silence au profit d’un invraisemblable approfondissement de la démocratie. Sans le dire, les auteurs partagent les thèses de Francis Fukuyama et toute la droite moderne qui consacre le capitalisme comme le stade final de l’histoire humaine. Ainsi, la supposée rénovation du marxisme s’est effectuée si méticuleusement et avec tant d’effort que dans leur ferveur innovatrice les « rénovateurs » ont fini par passer dans l’autre camp : dans leur déplacement rapide ils ont jeté par-dessus bord la critique du capitalisme et la nécessité de le dépasser, en se convertissant objectivement en ses apologistes sibyllins.

    Cela saute aux yeux lorsque l’on examine plus précisément la signification de la « démocratie radicalisée » de Laclau et Mouffe et l’œuvre postérieure des deux auteurs, où leur adhésion au libéralisme se manifeste sans aucune retenue. Le débat n’est plus avec « les restes du marxisme » mais comment se situer entre Rawls et Rorty. En tout cas, et en reprenant le fil de notre argumentation, il nous semble discutable tant du point de vue de la rigueur intellectuelle que de la cohérence politique, de traiter un thème comme celui de la radicalisation de la démocratie sans au moins réexaminer ce que Rosa Luxembourg, dans le cœur même de la tradition marxiste, écrivait dessus. Une réflexion comme celle que font Laclau et Mouffe, comme s’ils étaient les Adam et Eve le premier jour de la création du monde, aide peu à leur but autodéclaré de rénover de façon critique la pensée marxiste. Ensuite, la thèse de nos auteurs est pour le moins vague, et parfois dangereusement confuse. En effet, on ne peut affirmer joyeusement que

    « la tâche de la gauche ne peut donc consister à renier l’idéologie libérale-démocratique mais au contraire, à l’approfondir et l’étendre dans la direction d’une démocratie radicalisée et plurielle » (1987 [b] : p. 199).

    Laclau et Mouffe sont des professeurs de théorie politique et ils ne peuvent ignorer que la possibilité d’ »approfondir et étendre » l’idéologie libérale-démocratique n’est pas quelque chose qui puisse se faire par un exercice rhétorique ou une invocation de la bonne volonté des hommes et femmes, à la marge des contraintes que cette idéologie a en fonction de son articulation –aucunement contingente évidemment- avec une structure de domination et d’exploitation classiste, au sein de laquelle cette idéologie s’est développée et dont les intérêts fondamentaux ont servi durant trois siècles. Ici « l’instrumentalisme » de Laclau et Mouffe est si grossier qu’il rappelle la vraie caricature du léninisme que les auteurs ont construit dans leur œuvre dans le but de le reléguer. Mais le nouvel « instrumentalisme » de Laclau et Mouffe appartient, apparemment, à une variété bénigne qui ne réveille pas la moindre préoccupation de nos auteurs. Croient-ils qu’il soit si simple de « faire rompre le libéralisme de son articulation avec l’individualisme possessif » (1987 [b] : p. 199) ? S’il en était ainsi, l’histoire de la démocratie aurait été beaucoup plus pacifique et calme : il aurait suffi d’y aller peu à peu en affaiblissant les liens entre libéralisme et exploitation classiste pour que, un beau matin, les bourgeois libéraux se soient réveillés en démocrates radiaux ad usum Laclau et Mouffe. Pour quoi si le libéralisme a une histoire trois fois centenaire la démocratie est une acquisition fragile et récente de quelques sociétés capitalistes ? Serait-ce parce que personne n’a pensé à produire cette rupture entre libéralisme et domination bourgeoise ? Ou serait-ce parce que cette tâche d’approfondir et d’étendre la démocratie libérale dans une direction « radicalisée et plurielle » rencontre des limites structurelles et de classe qui font que cette entreprise requiert pour sa matérialisation ce qu’avec beaucoup d’élégance Barrington Moore appelait « une rupture violente avec le passé », c’est-à-dire une révolution (1966) ? Pour quoi Laclau et Mouffe ne peuvent citer un seul exemple d’une démocratie « radicalisée et plurielle » dans le capitalisme contemporain ? Réponse : parce qu’elle n’existe pas.

    Nos auteurs peuvent formuler ces propositions téméraires sur l’élasticité idéologique illimitée du libéralisme parce que leur vision « postmarxiste » du monde les empêche de percevoir le social comme une totalité et « l’effet entonnoir » de leur perspective théorique les empêche d’apprécier les connexions existantes entre discours, idéologies, modes de production et structures de domination. La fragmentation radicale et indépassable de la réalité sociale telle quelle apparaît dans les méandres de leur argumentation fait que tout est possible, jusqu’à une conversion du libéralisme et sa transformation en une idéologie démocratique ou les « jeux de langage » et les « significations flottantes » se dissolvent tous les conditionnements classistes, sexistes, racistes, linguistiques, religieux et culturels qui caractérisèrent le libéralisme depuis ses origines. Même un conservateur illustré comme Tocqueville pensait que cela était possible, sans parler de Max Weber, mais cela ne freine pas l’audace de nos auteurs.

    Capitalisme, socialisme, démocratie

    Devons-nous rejeter la proposition de « refonder et étendre la démocratie », si chère aux « postmarxistes » latino-américains ? D’aucune manière. Mais un programme de ce type exige une thèse radicalement distincte de celle suggérée par Laclau et Mouffe, ce qui suppose avant tout une appréciation réaliste de la signification de la démocratie bourgeoise et un travail de démystification implacable, puisque sinon toute cette belle proposition reposerait sur une illusion.

    En ce sens, les réflexions de Rosa Luxembourg – déjà en prison et en suivant avec attention les premiers pas de la révolution russe – sont d’une importance extraordinaire parce que, contrairement à ce que proposent nos auteurs, elles récupèrent la valeur de la démocratie sans légitimer le capitalisme et sans jeter par-dessus bord l’utopie et le projet socialistes. La révolutionnaire polonaise disait :

    « cela ne veut dire qu’une chose : nous avons toujours distingué le noyau social de la forme politique de la démocratie bourgeoise, nous avons toujours démasqué le dur noyau d’inégalité et de servitude sociales qui se cache sous la douce enveloppe de l’égalité et de la liberté formelles, non pour la rejeter, mais pour inciter la classe ouvrière à ne pas se contenter de l’enveloppe, tout au contraire à conquérir le pouvoir politique pour la remplir d’un contenu social nouveau. La tâche historique qui incombe au prolétariat, une fois au pouvoir, c’est de créer, à la place de la démocratie bourgeoise, la démocratie socialiste, et non pas de supprimer toute démocratie » (1970, p. 393).

    La thèse de Rosa Luxembourg, donc, dépasser créativement les pièges du vulgomarxisme –qui, en rejetant la démocratie capitaliste finit par répudier in toto l’idée de la démocratie et justifiant le despotisme politique- comme celles du « post-marxisme », qui nie le projet de Marx pour se dissoudre et se refonder idéologiquement dans le libéralisme. En somme : ni mépris ni adoration. Ce dont nous avons besoin est une authentique aufhebung, c’est-à-dire, simultanément une négation, récupération et un dépassement de la démocratie capitaliste, où le socialisme soit conçu comme capable de donner naissance à une forme quantitativement et qualitativement supérieure de démocratie et non, comme dans la proposition de Laclau et Mouffe, comme la simple « dimension sociale » d’une démocratie radicalisée incapable de rejeter les soupçons qu’il s’agit simplement de plus que la même chose (1987 [b] : p. 201). Dans ce cas, le socialisme serait réduit au rang d’une simple « forme supérieure » de démocratie que, malgré toutes les preuves, nos auteurs rêvent qu’elle puisse être construite en laissant intact les fondements de l’exploitation capitaliste. Que notre lecture n’est pas entachée par un préjugé gauchiste le prouve le fait que rien de moins que « l’ironiste libéral » Richard Rorty, dont le passage du trotskisme de sa jeunesse au philo-reaganisme de sa maturité continue de bénéficier de l’étonnement de beaucoup, se déclare également incapable de distinguer,

    « comment [Ernesto Laclau et Chantal Mouffe] voudrait la ‘démocratie radicale’ par rapport à la simple ‘démocratie libérale’ [ ] Il n’est pas clair que la démocratie radicale puisse signifier autre chose que le type de société que Ryan décrit » (Rorty, 1998 : pp. 51-52).

    Le type de société évoquée par Alan Ryan, il convient de la clarifier, est le « capitalisme de bien-être à visage humain ».

    Ainsi, nous ne pouvons faire autre chose que rejeter toute tentative de liquider les idéaux socialistes. Comme nous l’avons déjà exposé autre part, il ne s’agit pas de nier la gravité de la crise du marxisme (Boron, 1996, chap 9). Mais il serait insensé de cesser de nous demander si cela ne serait pas un reflux transitoire au lieu du crépuscule définitif du socialisme, comme cela apparaît dans l’argument développé par Laclau et Mouffe. Il serait peut-être trop tôt pour savoir, bien que nous résistions à le croire que l’échec dans les premières tentatives de construction de la société socialiste puisse signifier l’éradication définitive d’une des plus belles et nobles utopies jamais conçue par l’espèce humaine.

    Comme nous l’examinons précédemment sur l’analyse de John E. Roemer, l’échec de l’expérimentation soviétique ne signifie pas que le projet socialiste de construire une nouvelle société égalitaire, libre, émancipée, autogouvernée- ait été archivé dans les limbes de l’histoire qui put être et qui ne fut pas (1994, pp. 25-26). Il y a suffisamment de raisons pour croire que l’euphorie de la bourgeoisie, qui semble aujourd’hui tout inonder, devra être brève, si nous prenons en compte les multiples signes qui partout parlent de la précarité du « triomphe » capitaliste. Comment oublier que dans les années 90 les idéologues de la bourgeoisie ont annoncé à trois reprises –la belle époque des débuts du siècle, les roaring twenties et les années 50 – la victoire finale du capitalisme ? Et nous savons ce qui s’est passé ensuite. Pourquoi devrions-nous maintenant croire que nous sommes arrivés à la « fin de l’histoire » ?

    En tout cas, une question cruciale reste posée avec une totale légitimité : le marxisme pourra-t-il faire face au formidable défi de notre temps, ou devrons-nous en échange chercher refuge dans le vague et stérile « post-marxisme » pour trouver les valeurs, catégories théoriques et outils conceptuels qui nous permettent de naviguer dans les eaux troubles de la fin du siècle ? Nous pensons que la théorie marxiste contient les éléments nécessaires pour ressurgir avec brio de la crise actuelle, à condition que les marxistes résistent à se retrancher dans les vieilles et traditionnelles certitudes et que portés par le dogmatisme ou l’indolence intellectuelle ils ferment les yeux face aux multiples leçons laissées par le premier cycle des révolutions socialistes et qu’ils s’obstinent à ignorer les nouveaux défis inédits que pose l’agressive restructuration néolibérale du capitalisme de la fin du XXème siècle. C’est pour cela que pour faire face à la crise théorique avec certains possibilités de succès il sera nécessaire de tout soumettre à discussion, réexaminer la totalité du corpus théorique conçu tout au long de plus d’un siècle et demi en faisant honneur à cette devise marxiste qui identifiait la dialectique comme une critique impitoyable de l’existant, incluant la propre théorie. Certaines des têtes les plus lucides de la pensée marxiste se sont déjà attelés à la tâche. Ce qui apparaît à l’horizon est un marxisme rénové, agile, dynamique, ouvert au monde et pluriel, déjà perçu par les regards pénétrants de Raymond Williams et Ralph Miliband dans certains de leurs derniers écrits ; un marxisme, au visage tourné vers le XXIème siècle et ouvert à tous les grands thèmes de notre époque (Williams, 1991-1992, pp. 19-34 ; Milliband, 1997). Nous coïncidons, en ce sens, avec l’anticipation poétique que fera des années plus tard Marcelo Cohen, avec des mots que nous faisons notre et qui se réfèrent à la présence créatrice persistante, diffuse et profonde du marxisme dans le monde contemporain. Il nous a parlé de ses héritages, ses promesses et ses possibilités immenses, et il le dit de cette façon :

    « Je suis la voix non ensevelie du marxisme […] seuls quelques-uns de mes avatars gisent sous les décombres du mur de Berlin. […]

    Excursus final : les pièges de la conjoncture et la décente aux enfers du « post-marxisme »

    Les urgences de la conjoncture et la nécessité de donner des réponses concrètes aux défis qu’il propose ont eu la vertu de contribuer à déblayer l’énigme qui entourait certains arguments cruciaux des théoriciens du « post-marxisme ». En effet, la portée effective de la formule de « démocratie radicalisée et plurielle » ou l’exhortation à « redéfinir » le projet socialiste en termes de la radicalisation de la démocratie, par exemple, subsistaient dans les brumes d’un discours hermétique et solipsiste qui, s’il suscitait beaucoup de doutes –quelques-unes desquelles furent exposées précédemment- n’offrait pas de zone découverte pour la critique.

    Heureusement, un reportage réalisée en 1997 à Buenos Aires permet de mettre un point final à cette situation (González, 1997, p.20). La proposition « post-marxiste » d’articuler les luttes contre toutes les formes de subordination paraissait, en principe, très attrayante et ne pouvait que susciter les sympathies des socialistes et du camp progressiste en général. Néanmoins, il y avait quelque chose d’énigmatique et d’inquiétant dans la thèse de nos auteurs : comment était-il possible de théoriser sur autant de formes d’oppression – de classe, de genre, de race, religieuses, linguistiques, en dehors des luttes en défense de l’environnement, pour la paix et l’état de droit- faisant abstraction de la structure et la dynamique du capitalisme contemporain et ses tendances à la concentration monopoliste de la richesse et du pouvoir, la surexploitation des masses populaires, le report des régions périphériques et la destruction de l’environnement ? Contribuait encore plus à la perplexité des chercheurs et critiques, disciples et collègues, l’absence remarquée d’exemples concrets qui donneraient les traits distinctifs de la « démocratie radicalisée et plurielle » de Laclau et Mouffe qui, supposément, ouvrait tant d’espérances pour les victimes de tout type d’oppression.

    Maintenant, grâce à l’incursion de Laclau sur la conjoncture argentine actuelle, l’énigme a été résolue : par une de ces cruelles ironies de l’histoire ce paradis démocratique et radicalisé plein de promesses que nous peignaient nos auteurs n’est autre que… le capitalisme néolibéral. Oui, le même qui en Argentine a surgit d’un plan qui, selon Laclau, fut «  appliqué par le menemisme avec un critère strictement bureaucratique et avec la passivité du reste de la population ». Ainsi, les injustices constitutives du modèle le plus réactionnaire dans l’histoire du capitalisme apparaissent comme produits d’accidentelles dérives bureaucratiques ou « erreurs d’exécution » du menemisme et, pourquoi pas, de l’acquiescement résigné de l’ensemble de la population qui selon le philosophe « post-marxiste » –de marbre face aux grèves nationales, blocages de routes, marches de protestation- aurait accepté avec douceur le médicament stabilisateur des technocrates. C’est pour cela que Laclau se félicite que « Chacho Alvarez ait dit que les lignes générales du plan de stabilisation ne vont pas être modifiées par l’Alliance ». Et en mettant en conformité son discours supposément de « dépassement » du marxisme avec la pensée unique dominante il conclut « je pense qu’il est très bien qu’il dise cela car il n’y a pas de politique alternative ». Cela rappelle le slogan publicitaire de Margaret Thatcher dans ses jours de gloire –TINA, « There Is No Alternative »-, consigne répétée ad nauseam par Bernardo Neustadt, Daniel Hadad et Mauro Viale, pour ne citer que quelques-uns des philosophes les plus distingués du néolibéralisme, précurseurs inconscients du « post-marxisme » dans ces régions de la périphérie.

    Du fait de cette capitulation idéologique Laclau n’a aucun doute sur ce que devrait faire l’Alliance pour se différencier du gouvernement menemiste : « élargir le consensus démocratique autour du plan ». Et oui : renforcer la légitimité d’un modèle économique qui génère des niveaux inédits de chômage et de pauvreté alors qu’il enrichit une poignée de privilégiés et provoque un endettement externe phénoménal. Evidemment, Laclau ajoute qu’un futur gouvernement de l’Alliance devrait promouvoir la défense des « droits des citoyens dans une pluralité de sphères ». Comment réconcilier l’antinomie entre droits citoyens, abstraitement défendus par Laclau et les « post-marxistes » et la logique de marché dans les « capitalismes réellement existants » face à laquelle ils s’inclinent en vénérant le « dépassement » du marxisme ? Laclau ne dit rien sur cela. Plus d’une fois Marx et Engels ont signalé dans différents écrits que la grandeur vide de la philosophie politique hégélienne dissimulait à peine la misère de l’état prussien. La mission historique de la « démocratie radicalisée et plurielle » de Laclau et Mouffe n’est pas si différente : édulcorer le néolibéralisme, proclamer la « fin de l’histoire » en éternisant le capitalisme et travestir sa nature d’exploitation et d’oppression et enfin, vénérer la démocratie libérale. Ce qui dans la pratique finit par faire le « post-marxisme », comme le montre l’entretien de Laclau, c’est le légitimer la reddition inconditionnelle d’une certaine gauche et la liquidation de l’héritage théorique socialiste. Jeté dans l’enfer de la conjoncture argentin, le « post-marxisme » est dépossédé de son verbiage vide et montre le caractère réactionnaire de sa proposition : promouvoir la résignation face au capitalisme, « naturalisé » comme un fait indiscutable, et qui affirme vouloir « domestiquer » le néolibéralisme pour le rendre « transparent et socialement sensible ». La vérité est toujours concrète : le projet de refondation du « post-marxisme » révèle, dans sa concrétion, sa véritable nature : un nouveau stratagème sophistiqué au service du capital, conçu pour désarmer idéologiquement le camp populaire.

    Traduction de Fleur Gouttefanjat et Noémie Losada.

    Notes

    [1] Ces réflexions se trouvent dans le “Prologue” de l’édition en langue espagnole du livre de C. Wright Mills (1961, p.19). Ça n’est pas l’endroit pour entrer dans un débat profond sur les idées polémiques de Germani sur ce sujet et son évolution postérieure dans ses années “d’exil académique” à Harvard. Je veux néanmoins signaler deux choses : beaucoup de ses commentaires doivent être compris dans le contexte d’une bataille idéologique contre les secteurs les plus réactionnaires de la droite argentine, qui s’opposaient à la dénommée “sociologie scientifique” du fait d’être “subversive, athée, matérialiste et communisante”. Ensuite, il convient de noter la direction dans laquelle sont allées ses idées. Dans un monde où tant de “marxistes” se convertissaient en fervents néolibéraux, sa trajectoire intellectuelle est un exemple brillant d’un auteur qui, à mesure que passait le temps, se rapprocha de plus en plus aux sources originaires de la tradition socialiste.

    [2] Voir par exemple Popper (1962, vol ii, pp.193-198). Dans la même veine, les critiques d’un autre intellectuel majeur du néolibéralisme, Friedrich Hayek (1944, pp. 28-29).

    [3] Voir l’analyse brillante de Ellen Meiksins Wood (1995, pp. 19-48 ; 76-107 ; 204-263).

    [4] Le locus classique de cette critique est Ralf Dahrendorf (1958). La critique “de gauche” à Parsons se trouve principalement dans l’œuvre, déjà citée, de C. Wright Mills (1961).