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Réinventer l’amour - Entretien avec Alain Badiou

Badiou

Lien publiée le 6 mars 2018

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https://www.scienceshumaines.com/reinventer-l-amour-entretien-avec-alain-badiou_fr_36030.html

Pour le philosophe Alain Badiou, l’amour est une passion universelle qui procure une expérience authentique de l’altérité.

En amour, explique Alain Badiou, le philosophe ne se distingue en rien de n’importe qui d’autre : « Une femme rayonnante entre dans le salon et le voici foudroyé, qui voit toute sa sagesse stoïcienne et sa méfiance argumentée à l’égard des passions tomber en poussière. »

Depuis l’Antiquité, nombreux sont les philosophes qui ont tenté de percer les mystères de la passion amoureuse. Alain Badiou est surtout connu pour ses essais sur l’ontologie de l’être et pour son engagement d’extrême gauche et son combat contre le libéralisme. Pourtant, en 2009, il livre lui aussi, un surprenant petit ouvrage, Éloge de l’amour (1), dans lequel il expose sa propre conception de la passion amoureuse. En ce qui concerne l’amour, se rattachant à la tradition platonicienne, A. Badiou le dépeint comme « l’expérience personnelle de l’universalité », il nous transcende dans le monde des idées et du beau.

Au-delà de l’extase de la rencontre, à rebours aussi d’une conception hédoniste qui fait de l’amour un contrat, ou d’une conception sceptique qui le décrit comme une illusion, A. Badiou voit l’amour comme une construction qui se conçoit dans la durée et triomphe des obstacles de la vie à deux.

Vous dites qu’il faut « réinventer l’amour ». En quoi est-il menacé ?

Ce qui menace l’amour, dans les sociétés actuelles dominées par l’individualisme, est l’omniprésence de la notion d’intérêt, présenté comme le moteur la vie collective. Il est une conviction largement répandue que chacun ne suit que son intérêt propre, y compris dans sa recherche de l’amour.

Sur les sites de rencontre par exemple, on essaie de trouver la personne qui vous correspond le mieux, d’organiser des rencontres avec celle qui aura les mêmes affinités… Cette commercialisation relève d’une conception sécuritaire de l’amour et va à l’encontre de ce qu’il est vraiment : un sentiment désintéressé qui induit un certain nombre de risques, qui n’apporte nulle garantie, et qui suscite le désir en bousculant ou contrevenant à nos propres intérêts.

Contre la sécurité et le confort, il faut réinventer le risque de l’aventure amoureuse. En fait, deux courants philosophiques ont toujours discrédité l’amour.

D’une part, l’hédonisme généralisé qui privilégie la recherche du plaisir et de la satisfaction immédiate. D’autre part, toute une tradition pessimiste de moralisme critique, qui voit les élans passionnels comme une illusion, une tromperie, un oripeau du désir, porteur de souffrance et d’aliénation.

Quelle est votre propre conception de l’amour ? Et quel rôle le désir sexuel joue-t-il ?

L’amour commence par une rencontre, dans laquelle il existe une part de hasard et d’ignorance. Cette personne vous plaît pour diverses raisons, vous la remarquez dans la foule, et elle aussi peut-être semble attirée par vous. Tout un jeu amoureux très subtil s’installe. C’est cette part de hasard qui fait que l’amour a toujours lutté contre les mariages arrangés (un vieux sujet du théâtre classique)…

Le deuxième temps est celui de la déclaration d’amour, qui scelle l’événement de la rencontre, mais qui vous fait basculer dans le risque de dépendre de l’autre. C’est pourquoi les moralistes sceptiques se méfient de l’amour.

Si cette déclaration est acceptée, on peut alors dire que l’amour est engagé. À ce moment, le désir sexuel joue un rôle significatif. Son accomplissement est la preuve, par la jouissance des corps, du don de l’autre. La cérémonie des corps devient alors le gage matériel d’une promesse et d’une réciprocité, et non plus le simple habillage du désir sexuel.

L’amour est au fondement de l’apprentissage de l’altérité, dites-vous dans votre Éloge de l’amour… Pouvez-vous expliquer cela ?

Pour Platon, l’amour est une condition de la philosophie. « Qui ne commence pas par l’amour ne saura jamais ce qu’est la philosophie », déclare Socrate dans La République.

Justement parce que l’amour est cette expérience risquée de l’acceptation de l’autre. Celui qui accepte la violence et la dépendance de l’amour, écrit Platon, donne une preuve de courage. Je soutiens comme lui que le courage et la ténacité sont des vertus amoureuses. La tendance actuelle est de laisser tomber à la première difficulté, la première scène au sujet du choix des vacances ou autre…

L’amour apporte un élargissement considérable de sa propre vision du monde. L’intérêt pour l’autre n’est pas forcément sacrificiel. Certes les risques de souffrance, de violence, y sont contenus. Il n’est que de citer les meurtres passionnels, ou cette passion terrible qu’est la jalousie.

Mais si l’on triomphe de tout cela, étape par étape, la construction de la vie à deux constitue un apprentissage fondamental et un élargissement considérable de l’horizon de la vie humaine. Lorsque Jean-Paul Sartre étudiait le modèle de la conscience « pour autrui », il se référait en fait à l’amour. Plaire à l’autre, dépendre de lui, trouver du plaisir et construire quelque chose avec son partenaire, tous ces éléments fondent l’expérience primordiale et unique de l’apprentissage de l’altérité. Je dis parfois – en plaisantant – que c’est un communisme minimal !

L’amour nous enseigne la capacité de trouver la vérité de la vie dans la différence et non simplement dans l’identité. C’est l’une de ses vertus cruciales, car nous voyons bien aujourd’hui que, si l’on bâtit uniquement sa pensée sur la notion d’identité, on peut être conduit à une vision agressive et étriquée de l’existence. Si l’on accepte que l’identité s’enrichisse de la figure de l’autre (ce qui est le cas avec l’amour), alors nous avons là une expérience de l’altérité.

En conséquence, l’amour impose de vivre une aventure plutôt qu’une routine. C’est pourquoi il a toujours été considéré par les conservateurs comme une passion suspecte. L’aventure amoureuse des jeunes comme rébellion contre l’ordre des pères est un sujet récurrent de la littérature.

Pour vous, l’amour est une construction qui se fait sur la durée et qui suppose donc la fidélité. Peut-on tenir cet engagement à l’heure où la vie s’est considérablement allongée ?

Les personnes qui parviennent à maintenir réellement – et non simplement dans une routine un peu sclérosée – la variété et l’intensité du sentiment amoureux sont des héros ! Je vois moins les héros de l’amour dans les grandes figures romantiques sacrificielles – telles Tristan et Yseult, par exemple – que dans un couple âgé de 90 ans qui donne le sentiment que l’amour est vivant, la tendresse une qualité essentielle, et les projets construits ensemble une source de plaisir et de bonheur. Il faudrait les décorer, car tout le monde sait bien que ce n’est pas si facile de réussir sur la durée sa vie amoureuse !

Pourquoi les histoires d’amour passionnent-elles autant ?

L’amour existe partout, quelles que soient les sociétés. C’est d’abord un sentiment biologiquement utile. Mais je crois qu’il existe dans l’humanité en général une profonde attraction pour l’autre.

Dans la gamme des sentiments positifs, l’amour, cette aventure qui mélange les plus grands bonheurs et les plus grandes craintes, fascine les humains. Il est la plus universelle des données dans les relations humaines. C’est pourquoi il existe tant de poèmes, de romans, d’histoires d’amour, dans toutes les langues et toutes les civilisations…