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"Le socialisme sauvage" de Charles Reeve: bonnes feuilles
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https://lundi.am/Le-Socialisme-sauvage-de-Charles-Reeve-Les-Bonnes-Feuilles
On reviendra plus longuement sur l’intérêt (et les désaccords) très grand que suscite la somme de Charles Reeve, « Le socialisme sauvage, essai sur l’auto-organisation et la démocratie directe dans les luttes de 1789 à nos jours », paru à l’Echappée le 23 janvier dernier. Quand on voit que sur 317 pages denses, il traite aussi bien de « la souveraineté contre la délégation » durant la révolution française que des « impasses des communs » de nos jours, on pressent l’arc historique et l’importance des questions qu’il pose. L’extrait peut donner une idée des qualités de ce travail : s’appuyant sur une documentation solide qui ne laisse pas échapper les nuances, et une distance critique vis-à-vis des récits officiels, il cherche, sans proclamation fumeuse, avec l’obstination ardente et modeste des courants perdants mais jamais perdus de l’histoire, la trace des chemins de l’émancipation.
Au cours de la première moitié de 1919, se déroula en Allemagne une violente guerre civile qui se termina par l’écrasement des radicaux.
À la suite de l’insurrection de Berlin, début janvier – au cours de laquelle les Spartakistes jouèrent un rôle prépondérant– on dénombra des milliers de morts. Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht et de nombreux militants révolutionnaires, anarchistes et communistes, furent arrêtés et ensuite assassinés par les forces paramilitaires, les corps francs, que les socio-démocrates utilisèrent comme des supplétifs de la police. Deux mois plus tard, le gouvernement répondit aux grèves insurrectionnelles déclenchées par les Délégués révolutionnaires en instaurant l’état d’urgence. Puis, en avril, la république des Conseils de Bavière fut proclamée à Munich, avec une forte présence de militants anarchistes. Malgré une résistance armée des révolutionnaires, l’expérience tourna court. Fin avril, début mai, les troupes de la République et les corps francs écrasèrent dans le sang l’insurrection, assassinant plusieurs dirigeants socialistes de gauche, anarchistes et spartakistes.
Finalement, ce qui sembla au départ contre-nature, l’alliance de l’armée avec la social-démocratie, fit ses preuves, et la restauration sanglante de l’ordre fut scellée par la formation de la nouvelle république, dont la Constitution fut promulguée en août 1919, à Weimar, par l’Assemblée constituante.
Si l’on sépare l’aspect formel de la révolution, les conseils, de l’esprit qui anima le large mouvement qui détruisit les vieilles institutions impériales et permit la proclamation de la république, on est alors en mesure de mettre en valeur le lien qui relie la première phase de la révolution à la deuxième, dans laquelle les conseils ne jouèrent plus aucun rôle.
Dans son important travail historique sur la révolution allemande, le communiste de formation stalinienne Gilbert Badia posa comme un « paradoxe » le fait que « les Spartakistes réclament sans cesse tout le pouvoir pour des organismes [les conseils] qui, dans leur majorité, se satisfont d’un programme de réformes démocratiques ». Pour Badia, les conseils n’étaient pas animés d’un esprit « véritablement révolutionnaire », ils n’étaient pas l’expression de « la fraction la plus révolutionnaire », les Spartakistes. Or, le « paradoxe » disparaît dès que l’on considère que l’« esprit révolutionnaire » résida, non pas dans les conseils, mais dans l’esprit, le climat du moment et dont les conseils ne furent qu’une forme d’organisation éphémère, en mutation. Pour la grande majorité des révolutionnaires, les conseils furent au cours de la révolution allemande bien plus qu’une forme d’organisation, ils furent une dynamique révolutionnaire en devenir, un mouvement nouveau, né en Russie en 1905, où s’exprimait l’activité directe et subversive. En somme, un esprit de lutte et non une forme d’organisation, comme le résumera plus tard Anton Pannekoek. Pour Rosa Luxemburg et ses camarades, il n’y avait pas de « paradoxe », ils ne pouvaient que soutenir le mouvement des conseils. Comme plus tard, ils ne purent qu’accepter, à contre-courant de leur propre avis et de leur culture sociale-démocrate, la position antiparlementaire et extra-syndicale de la majorité des spartakistes. Ces positions étaient, à ce moment-là, l’expression la plus avancée et émancipatrice du mouvement social, l’affirmation du désir d’une souveraineté totale des travailleurs, du refus de déléguer leur pouvoir à des institutions bâties sur les principes autoritaires de représentation. L’incapacité à saisir l’esprit nouveau de la révolution allemande mena Gilbert Badia et ses épigones à considérer les Spartakistes comme un courant essentiellement anti-social-démocrate, antiréformiste, une force proto-bolchevik en devenir. Cette vision sera plus tard celle de toute l’historiographie officielle de l’ancienne RDA. Du côté des autres courants bolcheviks, le trotskiste Pierre Broué s’intéressa peu, lui aussi, dans son œuvre exhaustive, aux conseils eux-mêmes. Incapable de les traiter comme un mouvement de nature différente de celui des partis de la gauche traditionnelle, il s’attarda essentiellement sur le processus de formation d’un parti communiste de type bolchevik, le KPD post-spartakiste, sur l’activité des chefs et de l’élite politique, leurs erreurs et leurs luttes de tendances.
LE DEUXIÈME TEMPS DE LA RÉVOLUTION
Après avoir vidé les conseils de leurs potentialités révolutionnaires, la social-démocratie les intégra rapidement dans les nouvelles institutions de l’État de la république de Weimar, où juridiquement on leur attribua un rôle de cogestion de la force de travail. La consolidation du pouvoir socialiste se réalisa donc aussi sur un certain type de conseils, organismes respectueux du parlementarisme, de la bureaucratie syndicale et des rapports sociaux d’exploitation. Dès 1920, un délégué révolutionnaire dénonça ces conseils d’usine, ou d’entreprise, car ils « ne jouent absolument aucun rôle dans le processus de production, encore moins s’engagent-ils dans la direction de l’abolition de la production capitaliste. Leur rôle sera plutôt de “prévenir les troubles” sur les lieux de travail et d’aider les capitalistes à atteindre les “buts de l’entreprise”. Les “buts de l’entreprise” ne sont naturellement rien d’autre que le profit, les dividendes, les actions, etc.
Le deuxième temps de la révolution – qu’on peut schématiquement situer entre la tentative du putsch militaire de Kapp, mi-mars 1920, et l’« Action de mars » de 1921 – eut un impact plus limité sur une société en voie de normalisation par le fonctionnement des institutions de la nouvelle république. Ce fut, en revanche, un temps plus riche du point de vue du contenu émancipateur des actions menées et pour la pensée critique.
L’opposition au putsch de mars 1920 fut une première dans l’histoire moderne : en quelques jours une grève générale vint à bout d’une aventure réactionnaire dans un grand pays à l’économie développée. Le gouvernement de Weimar mit facilement à son compte la victoire sur les putschistes. Sauf là où, comme ce fut le cas dans la Ruhr, la grève se transforma en insurrection avec une armée rouge « improvisée » qui prit le contrôle de la région. Le gouvernement de la social-démocratie devait, dans l’urgence, répondre. Il devait reprendre l’initiative, bloquer la deuxième vague de la révolution et désarmer les révolutionnaires. Tâches que les socialistes réussirent à nouveau à mener à bien en s’appuyant sur l’armée et les corps francs. Il s’ensuivit une année de rébellion, avec des grèves et des luttes violentes qui culminèrent en une insurrection dans les régions industrielles de l’Allemagne centrale. Ce fut l’Action de mars de 1921, dernier épisode du deuxième temps de la révolution.
Au cours de ces quelques mois, ceux qui se battirent pour reprendre en main leurs destins payèrent le prix fort. Des milliers de prolétaires décidés et conscients furent arrêtés et emprisonnés. Une fois de plus un nombre considérable de militants et d’activistes furent arrêtés, exécutés, broyés au cours des affrontements avec les sbires de la république de Weimar. Les conseils étaient institutionnalisés, n’existaient plus en tant qu’organes d’auto- organisation et ce furent les organisations révolutionnaires qui s’étaient formées après la première vague insurrectionnelle qui jouèrent un rôle de premier plan dans ces événements : les deux partis communistes (le KPD et le KAPD, parti communiste ouvrier antiparlementariste), les organisations d’usine liées au KAPD ou « unitaires » et les groupes anarcho-syndicalistes.AU-DELÀ DES CONSEILS, LES COURANTS UNIONISTES
Ces années d’intense bouillonnement intellectuel virent se déployer des expériences novatrices et des débats intenses, éclore des initiatives originales et créatives, en rupture avec la pensée politique de la gauche traditionnelle. Le mouvement réel de la révolte avait dissocié l’idée et les principes des conseils de la forme conseil, organisation qui était désormais intégrée au nouvel ordre capitaliste et soumise à la logique d’entreprise. Dans les luttes, les travailleurs radicaux s’opposèrent souvent aux conseils d’usine, qui représentaient la ligne de la social-démocratie. Certains dénoncèrent : « une espèce de bureaucratie des conseils [qui] s’est installée, parfois même un système de “corruption conseilliste” ». La critique de la vie bureaucratique, parlementaire et syndicale était ouvertement exprimée et devint, très vite, un point d’antagonisme entre les deux courants communistes, celui de parti et celui qui se réclamait du mouvement des conseils révolutionnaires. Puis une nouvelle fracture vit le jour sur la question de la double lutte, économique et politique. L’ensemble des courants extrémistes – que Lénine nomma « gauchistes » – s’accordèrent pour s’opposer au communisme bolchevik, lié à Moscou, et pour rejeter l’électoralisme parlementaire, le syndicalisme d’appareil et le suivisme qui en découlait. Mais le parti communiste ouvrier défendait toujours la nécessité de distinguer l’organisation politique, le parti, de l’organisation d’usine, les unions. De ce point de vue, le KAPD resta une organisation de dirigeants « professionnels », non un parti de « masses » au sens léniniste, mais un parti d’élites aspirant à éduquer les travailleurs par des actions radicales, exemplaires, souvent violentes et illégales. C’était, à bien des égards, un parti encore plus avant-gardiste que le Parti bolchevik. Et, en tant que tel, il fut critiqué par les anarcho-syndicalistes, les syndicalistes indépen- dants et certains unionistes. Ainsi se créa une nouvelle dissidence minoritaire, revendiquant le refus de toutes les séparations, et en particulier de celle qui fondait la double appartenance, action politique et action économique. Ces deux actions ne devaient en faire qu’une, d’où leur nom d’« unitaires ». Selon leurs initiateurs, la nature des nouvelles organisations d’usine était celle d’une forme fédérative sans centralisme. « Ni patron, ni bureau, ni comité central, ni intellectuel, ni dirigeant professionnel ne peut intervenir dans leurs affaires. L’organisation d’usine n’est ni un parti ni un syndicat ; elle ne signe pas de contrats de travail. C’est seulement le lieu qui sert à préparer et à favoriser la révolution. » L’appel à la formation d’organisations unitaires rencontra fort peu d’échos dans les entreprises à un moment où le mouvement social était vidé de toute énergie créatrice et où les tendances bureaucratiques dominaient à nouveau la vie économique et sociale. Mais ces nouvelles conceptions ne manqueraient pas de refaire surface et d’être discutées des années plus tard.
Dans son ensemble, le courant unioniste – qui resta peu connu – attira nombre de militants révolutionnaires venus de l’expérience des conseils, de l’anarcho-syndicalisme et des groupes marxistes qui développaient une critique du bolchevisme. Les unionistes s’efforçaient d’éveiller la conscience des travailleurs, « les invitant à sortir des syndicats et à adhérer à l’organisation révolutionnaire d’usine ; les ouvriers, comme un tout, pourraient alors diriger eux-mêmes leurs propres luttes, et conquérir le pouvoir économique et politique sur toute la société ». Les anarcho-syndicalistes, dont Rudolf Rocker était l’un des théoriciens, avaient toujours défendu que la structure syndicale révolutionnaire devait être à l’origine de l’organisation de la société socialiste. Les unions, réseau national par ailleurs peu homogène, organisées sur une base industrielle et non de métier, leur semblaient aller dans ce sens, même si un désaccord de fond demeurait sur l’action syndicale. En effet, certaines unions se proposaient de radicaliser politiquement les actions économiques, d’autres considéraient que les luttes dans les entreprises devaient être menées par des formes d’auto- organisation, des comités de base regroupant tous les travailleurs. Bien évidemment, dans une situation de rébellion sociale permanente et étendue, les frontières entre ces groupes étaient souvent floues et les séparations idéologiques comptaient peu face aux impératifs de l’action et aux liens concrets de solidarité. Certains s’inquiétèrent du fait que l’abandon de la structure syndicale représentait un recul sur le plan de l’organisation des travailleurs. Il y avait le danger de fragmenter le pouvoir collectif et centralisé au profit d’une myriade de groupes locaux. Les partisans de l’idée des conseils répondirent que cela n’était le cas qu’en apparence, puisque cette nouvelle forme « se révélait la seule qui permît de poser les jalons d’un pouvoir ouvrier direct ». Au-delà de ce magma confus de petits groupes, de scissions et d’affrontements sectaires, le plus important était la propagation des conceptions défendant les idées de démocratie directe et d’exercice de la souveraineté de la collectivité des exploités sans médiations politiques ou syndicales.
La forte répression du début des années 1920 laissa exsangues tous ces organismes qui passèrent rapidement à l’état groupusculaire. Ils perdirent leur raison d’être : agir pour briser la passivité générée par les tactiques de compromis de la social-démocratie, agiter pour réveiller les capacités d’autonomie des opprimés. La plupart étaient composés de chômeurs et de militants vivant souvent dans la marginalité. Une des conséquences fut le repli forcé de leurs membres vers des actions minoritaires, le développement d’actions de « groupes expropriateurs », ou de « bandits rouges », qui cherchaient à faire survivre matériellement les militants et les organisations – développement qui annonçait leur isolement et leur déclin. Le mouvement gauchiste au sens où les léninistes le considéraient, c’est-à-dire opposé à la vie politique officielle, « cessa d’être un facteur politique sérieux dans le mouvement ouvrier allemand ». Une autre conséquence fut le renforcement du parti communiste bolchevisé, KPD, qui, avec des moyens matériels et institutionnels importants (députés et fonctionnaires syndicaux), prit une place importante dans la vie parlementaire et syndicale de la république de Weimar. Progression qui lui permit de valoriser, à son tour, l’efficacité et le réalisme du travail politique à l’intérieur des institutions démocratiques, et cela jusqu’à l’effondrement de son appareil bureaucratique devant le nazisme.