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Jérémie Lefebvre, Avril
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://dissidences.hypotheses.org/9163
Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque
Jérémie Lefebvre, déjà auteur de quelques romans et bénéficiant également d’une expérience dans le milieu de la recherche en sociologie, a décidé dans Avril de prendre à bras le corps l’ébullition sociale actuelle, en proposant une anticipation visant à imaginer ce que pourrait devenir la France une fois que cette nébuleuse radicale aurait pris le pouvoir. L’hypothèse privilégiée est celle d’une convergence entre les révoltés des banlieues, ombre portée des émeutes de 2005, et de milieux militants activistes, qui présentent toutefois le défaut de ne pas être clairement définis (certaines associations, probablement, mais dont on a un peu de mal à imaginer la conversion à l’autonomie) ; cette alliance improbable en l’état bénéficie d’une grève massive des forces de l’ordre, en raison de coupes drastiques dans leurs effectifs, laissant l’État nu.
L’exposé de ce que devient la France se fait sous la forme d’un kaléidoscope narratif, les témoignages de certains acteurs ou spectateurs, toujours uniques, variant les registres de langue, et que l’on ne suit jamais sur la durée, alternant avec de faux communiqués, émissions de radio ou articles de journaux étrangers. Le parti pris se veut donc journalistique, réaliste. Cette nouvelle révolution en œuvre emprunte tout de même beaucoup à la Révolution française. Ainsi, l’assemblée de représentants – visiblement autoproclamés – se nomme la Convention, tandis que le rétablissement dit provisoire de la peine de mort conduit à ressortir la guillotine ! Elle est d’ailleurs utilisée pour exécuter l’épouse de l’ancien président de la République, en une redite du sort de Marie-Antoinette. Toutefois, ce tableau que Jérémie Lefebvre nous propose est à la fois fait de jugements discutables (une singularité toute française pour la fièvre révolutionnaire ?) et de réutilisation sans doute inconsciente de motifs anti-socialistes inscrits dans la longue durée. Il en est ainsi pour l’inversion des logements, les habitants des cités se retrouvant dans ceux des bourgeois, et inversement : réapparaît ici l’idée d’une répartition par tirage au sort des habitations, telle qu’elle apparaissait dans le pamphlet d’Eugène Richter de 1891, Où mène le socialisme ? Journal d’un ouvrier [1].
Par ailleurs, le nouveau pouvoir établit des listes noires de membres des élites, à enfermer dans de nouveaux ghettos (on pense bien sûr aux camps de concentration), d’autres étant utilisés comme otages, et la peur est un sentiment qui transparaît clairement. Autre caractéristique classique, la détérioration des transports, des communications et de l’approvisionnement, et la mise en place de salaires moyens pour les dirigeants. La grande distribution est nationalisée, l’héritage aboli, un revenu maximum institué, des expériences de mélange de générations tentées, et la grande agriculture doit céder la place à des petits producteurs « bio ». On ne peut toutefois faire des anticipations du roman une simple redite des programmes du passé. La Convention souhaite ainsi, non pas abattre le Sacré Cœur insulte à la Commune, mais le transformer en mosquée, rêvant même d’un lieu de culte unique interchangeable pour toutes les religions. Le plus étonnant est sans doute l’atonie majoritaire, l’absence de réelle guerre civile, et même une tendance de la communauté internationale à abandonner le projet d’une intervention militaire, une manière peut-être de dénoncer la frilosité des dirigeants occidentaux en particulier face à la Syrie, par exemple.
Avril est malgré tout une mise en garde, relativement classique somme toute, et même en partie outrancière, la générosité de plusieurs propositions ne pouvant finalement qu’être indissolublement accompagnée d’une (nouvelle) hiérarchisation des individus et d’une uniformisation de ceux qui ne sont pas exclus du nouveau contrat social, d’une dérive vers l’autoritarisme [2] et la violence exponentielle, qualifiés de « barbarie ordinaire » ; une façon de fermer une issue, sans pour autant en dégager d’autres, puisque tout changement est condamné s’il doit générer un tant soit peu de violence…
[1] Eugène Richter, Où mène le socialisme ? Journal d’un ouvrier, Paris, éditions de l’Institut Coppet, 2014 pour l’édition la plus récente, le changement régulier de logement trouvant son origine première dans L’Utopie de Thomas More. Nous avons analysé cette vision dans « Malheur suprême ! La perception du socialisme révolutionnaire dans la première science-fiction française. Une stratigraphie du milieu du XIXe siècle aux années 1920 », in Natacha Vas-Deyres, Patrick Bergeron, Patrick Guay (dir.), C’était demain : anticiper la science-fiction en France et au Québec (1880-1950), Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, collection Eidôlon, 2018.
[2] Une des mesures consiste à imposer un couvre-feu aux mineurs non accompagnés d’adultes.