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Sur le prolétariat, l’alternative et la communisation
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Ce qui suit est extrait d’un échange de mails avec un lecteur de ce blog.
TF : (…) Si je partage vos remarques à propos des limites des alternatives, je ne comprends pas vraiment ce que signifie « c’est le prolétariat qui fait la révolution qui abolit des classes ». Qui est donc ce prolétariat ?
Si votre citation [1] à propos du rapport de production signifie que c’est ne rien avoir compris des dynamiques dans lesquelles nous sommes pris que de croire qu’on peut décréter en un lieu restreint un nouveau rapport social voire une nouvelle ontologie, alors je crois que nous sommes d’accord. Nous n’avons nullement cette prétention. Mais si toute action issue de ce monde hériterait forcément des travers de sa filiation (le sujet, le rapport social, etc) alors de quelles extériorités pourraient bien provenir si immédiatement, si globalement cette communisation ? Le prolétariat lui-même où en tout cas ceux qui le constituent, est-il extérieur au capitalisme ?
La communisation ne pourrait-elle pas être une, la, pratique qui détruirait le capitalisme ? (Reste encore à en définir précisément les contours car la plupart du temps toute communisation partielle n’en est pas vraiment une puisque évidemment elle est absorbée.)
Cette communisation ne pourrait-elle pas apparaître un peu partout de manière formellement très différente (depuis le quiproquo et l’ignorance même) et accroître sa cohérence, sa cohésion, sa puissance à mesure qu’elle se déclame, se formule, se conscientise, à mesure qu’elle permet à la fois à des personnes mais aussi à des ententes sociales différentes de se déployer, de s’approfondir, de se constituer ? Jusqu’à son point de non-retour, qui peut évidemment être un mouvement social généralisé.
Que diriez-vous aux gens qui souffrent et qui souhaitent s’organiser ? Pas pour trouver un boulot alternatif sur la ZAD mais plutôt pour gagner en pouvoir de non-achat par exemple ou pour construire des organisations de résistance au travail, au besoin de travail ? Pourquoi par certains aspects, ne pas jouer l’émergence du capitalisme à l’envers ? (…)
AC : Vous mettez parfaitement le doigt sur le problème : il est en effet difficile aujourd’hui de concevoir d’une part que le prolétariat ne constitue en rien une extériorité au capital, et d’autre part que c’est cette classe, telle qu’elle est, qui fait la révolution. Je précise « aujourd’hui », car ce postulat a longtemps été le point de départ de ce qu’on appelle « le marxisme », dont la vision du mouvement révolutionnaire n’est aujourd’hui plus la nôtre, que ce soit dans son déroulement ou dans ses buts. Aucun marxiste des années 30 n’aurait supposé qu’il faille que le prolétariat soit autre chose que ce qu’il est pour devenir révolutionnaire : il pouvait être discipliné, organisé ou conscientisé, mais devait de toute évidence demeurer la classe du travail pour pouvoir faire la révolution. Il a fallu attendre les années 1970 pour que ce genre de conception soit remise en cause. Aujourd’hui, que ce soit le prolétariat tel qu’il est qui fasse la révolution paraît difficile à soutenir. C’est pourtant un des points centraux de la théorie de la communisation. La revue Théorie communiste donne même pour fondement à sa démarche la fameuse question « Comment le prolétariat, qui n’est qu’une classe du capital, peut-il abolir toutes les classes et le capital ? », et c’est exactement de cela dont il s’agit. Sachant que TC planche sur le sujet depuis 35 ans, je ne vais évidemment pas répondre à cette question en trois mots, mais je peux vous donner quelques pistes de réflexion :
– Le rapport prolétariat / capital est un rapport d’exploitation, et c’est dans la dynamique de l’exploitation que l’on va donc chercher la contradiction de l’ensemble. Celle-ci, à travers la baisse du taux de profit considérée simultanément comme limite et comme dynamique, demeure (encore que problématiquement comme je le souligne dans Principe d’incertitude… ) ce qui résume le mieux la dynamique du capital, dans laquelle nous sommes tous emportés, mais où le prolétariat joue un rôle particulier. Le rapport de classe central est l’exploitation, et ce rapport est contradictoire.
– Prolétariat et capital sont dans une relation d’implication réciproque : ils dépendent l’un de l’autre, n’existent que l’un par l’autre. Cependant, cette relation est polarisée, elle n’est pas un simple cercle vicieux. A chaque rotation du capital, la part de plus-value qui revient en capital additionnel est moins dirigée vers le capital variable et plus vers le capital constant. Moins de salaire dans la part de la valeur globale, ce qui produit une situation où il semblerait que tout le monde soit perdant, le capital parce que le capital doit s’échanger contre de la force de travail pour produire de la valeur, le prolétariat qui se voit privé de ses moyens d’existence. Cependant, comme le rapport de classe est sous la domination du capital, le problème est toujours vécu (et surtout agi) par le capital comme une solution (développement du pôle financier, maximisation des profits par la productivité, etc., c’est là que la limite est aussi dynamique), et par le prolétariat comme toujours insoluble : l’un se renouvelle sans cesse, et l’autre est toujours « de trop ».
– Le rapport capitaliste ne saurait donc non plus admettre une horizontalité au niveau des « solutions » : les prolétaires ne sont pas libres de se retirer de ce rapport quand ça leur chante, le rapport est socialement maintenu, même si on est privé d’emploi. Ce maintien ne se fait pas seulement par la contrainte directe : d’un point de vue individuel, le travailleur dit « libre » n’a pas le choix : c’est librement qu’il doit aller vendre sa peau sur le marché, pour y être tanné, selon l’expression de Marx, ou crever (évidemment, en réalité, les prolétaires ne se laissent pas mourir dès qu’ils sont éjectés du rapport productif : c’est là que peuvent exister toutes les marges, qui vont de l’alternative au banditisme ; mais ce dont on parle ici c’est, dans un premier temps, du rapport tel qu’il doit être compris théoriquement). Au niveau collectif du rapport les « solutions » que le prolétariat a pu fournir ont très souvent pris la forme d’une tentative de reproduction plus fluide du rapport de classe (le syndicalisme comme facteur adaptatif du capital, par ex.), ou d’une reconduction des catégories de la valeur sous une autre domination de classe (socialisme). Ceci n’a été possible que dans une période déterminée de l’histoire du capital (la période du programmatisme), qui est maintenant terminée. Dans cette période, le prolétariat lutte pour sa libération en tant que classe et ne trouve face à lui et en lui que les catégories du capital, qui constituent sa particularité de classe. Il lutte donc pour son ajustement dans un mode de production où certaines catégories du capital (propriété privée, marché libre, etc.) sont remises en causes, mais pas celles qui fondent l’existence même du prolétariat (travail, production, échange) : il s’agit de dépasser les « limites étroites » dans lesquelles la propriété bourgeoise maintient le mode de production pour le « socialiser ». Il ne s’agit pas de prétendre que les luttes sanglantes de l’ancien mouvement ouvrier étaient une simple volonté d’intégration de la classe au cours du capital : ce n’est pas si simple et l’écrasement de ce mouvement est là pour en témoigner. Mais cela souligne la pertinence de poser la question de la limite que constitue pour le prolétariat sa propre existence de classe du capital. On voit en quoi le caractère « interne » du prolétariat semble plus être une garantie de la reproduction perpétuelle du rapport entre classes que de la fin de celui-ci. Le prolétariat, classe du travail et de la production, ne parvient pas, dans le capital comme dans le socialisme, à être autre chose que ce qu’il est, la classe qui produit la valeur, sous quelque forme qu’elle se répartisse.
– Ce qui fait la particularité du prolétariat comme – si on veut, encore que ce terme ne doive pas être compris de façon essentialiste – « classe révolutionnaire », n’est à chercher dans aucune qualité propre lui venant d’ailleurs que du rapport de classe capitaliste. Ce qu’il faut prendre en compte, c’est bel et bien sa place au sein de ce rapport lui-même, qui est un rapport contradictoire, qui tend à se détruire dans son développement même. C’est basiquement ce que dit Marx : ce qui est la dynamique du capital est aussi ce en quoi il se détruit. Cette contradiction se résout, ou plutôt explose, dans le moment révolutionnaire qui est également un moment de crise du capital. Dans le cours de la contradiction, le capital ne parvient plus à reproduire le prolétariat comme classe, créant une situation de grande instabilité, une situation révolutionnaire. Dès lors, le prolétariat peut se trouver conduit à se comporter collectivement comme autre chose qu’une classe du mode de production, à défaire les catégories qui le constituent, parce que celles-ci se défont. Cependant, ce n’est pas malgré lui que le prolétariat se met à se défaire comme classe, c’est une activité consciente, et pour ainsi dire conscientisante ; c’est faire la révolution, et être fait par elle. Dans le moment révolutionnaire, le prolétariat crée la conscience de sa situation comme théorie et pratique, et à mesure qu’il défait cette situation, s’abolit comme classe. C’est ce moment (qui pour l’heure n’a d’autre existence que théorique, mais qu’on peut tout de même poser comme nécessaire, un peu comme les trous noirs en physique) que nous caractérisons comme « communisation », auto-transformation du prolétariat.
– La contradiction entre prolétariat et capital doit être comprise d’un point de vue historique, et pas seulement logique. C’est-à-dire que le plan où elle se développe n’est pas le ciel des idées où les choses existent selon leur pur concept, mais dans le monde réel, ou nombre de phénomènes interagissent, sur de multiples niveaux. Le capitalisme est une histoire, la théorie ne consiste pas à faire concorder ses propres assertions avec le mouvement historique, elle doit être produite à partir de ce mouvement. Et c’est là aussi ce que fait Marx, dans son œuvre, qui n’est pas celle d’un philosophe, ou plutôt qui est celle d’un philosophe qui dépasse la philosophie : passer d’une compréhension abstraite du cours historique du capital et de son cours contradictoire à une compréhension immanente, ancrée dans le réel. La théorie de la communisation en particulier n’est qu’un dogme creux si on ne la saisit pas à travers la restructuration du capital du milieu des années 1970, si on ne qualifie pas cette restructuration comme un cycle du capital, ayant un contenu déterminé, etc. Il ne s’agit pas de formuler une « meilleure » théorie, plus émancipatrice, sur le papier, mais de savoir où nous en sommes et où nous allons. Passer de la philosophie à la théorie proprement dite implique aussi d’en finir avec les élégances et les facilités propres au libre exercice de la pensée : la théorie de la révolution n’est ni belle ni bonne, elle a forcément un caractère bancal et inachevé.
Exprimé ainsi très (trop !) schématiquement, je pense qu’il est plus facile de saisir le double statut du prolétariat, comme « classe révolutionnaire » et comme classe du mode de production : ce double statut n’est plus compris comme un obstacle, il permet de saisir simultanément la dynamique révolutionnaire et ses limites. On n’est plus obligé de sortir de son chapeau le lapin d’un sujet révolutionnaire introuvable dans la société telle qu’elle existe, de suspendre la révolution à formation d’un quelconque Parti (imaginaire ou pas) organisé et conscient, formation toujours plus ou moins mise en œuvre par quelque avant-garde éclairée, et encore moins d’en appeler à l’éveil des consciences.
Mais si cette théorie a une efficacité certaine, elle n’en est pas moins chargée de problèmes presque insolubles, à commencer par celui que contient la question de départ : « Comment le prolétariat, etc. », qui fait reposer le système entier sur un point qui n’est pas questionné (pourquoi le prolétariat devrait-il faire la révolution, et pas une autre classe, est-ce que la question de la révolution se pose vraiment, etc.), et qui revient à la fin en faisant de la question une affirmation (c’est bien le prolétariat qui fait la révolution). En effet, il peut paraître curieux que cette même théorie qui ne cesse de répéter qu’il n’y a pas de nature révolutionnaire du prolétariat se demande comment le prolétariat fait la révolution, avant même de s’être demandé pourquoi il le ferait, à supposer même que cela soit envisageable. Il semblerait dès lors que, s’il n’y a pas de nature révolutionnaire, le fait de faire la révolution fasse partie de la définition même du prolétariat – encore que de façon là aussi problématique, puisqu’on pose la question du comment, qui n’est donc pas donné. Cela peut faire penser à ce qu’on appelle la preuve ontologique de l’existence de Dieu, qui consiste à dire que Dieu existe parce que cela fait partie de sa définition. Mais on peut aussi constater que même la science repose au bout du compte sur des a priori qui ne sont pas questionnés, et la théorie n’est pas une science. C’est en tout cas une question difficile, et je dois avouer humblement que je ne suis pas en mesure d’y répondre.
Cependant, on n’a manifestement pas affaire à une théorie de la tranquillité révolutionnaire, où les choses seraient résolues avant même d’être posées, car dans le même temps, le fait de ne donner aucun contenu positif particulier à l’être du prolétariat conduit à se concentrer tout particulièrement sur l’activité immédiate de la classe, ce qui n’a rien de très rassurant. Le caractère peut-être encore spéculatif de la démarche s’appuie alors sur une approche immanente de la question posée, quelle que soit sa légitimité, et durcit en quelque sorte les termes de la question, qui revient alors à se demander comment le prolétariat, tel qu’il est, peut faire la révolution, et donc à se pencher sur le rapport de classes tel qu’il évolue dans le monde capitaliste, localement et globalement.
***
Pour ce qui est de votre autre question, je pense évidemment que tout projet « communiste » qui voudrait se développer parallèlement au capitalisme pour « jouer l’émergence du capitalisme à l’envers » serait voué à l’échec [2], simplement d’abord parce que le capital (c’est-à-dire très directement l’Etat) ne le laisserait pas faire, et de manière tout à fait immanente parce que le capital imprègne l’ensemble de l’activité humaine : tout s’achète et se vend, qu’on le veuille ou non, toute l’activité est encadrée par des lois qui ramènent au rapport salarié, protègent la propriété privée et de façon générale font que le salaire et l’échange restent la seule possibilité d’existence. Il faut vraiment être à l’abri de ces contraintes pour s’imaginer qu’il n’y a qu’un simple effort de volonté à faire pour s’en débarrasser. Toute tentative de s’extraire de ce rapport se heurterait très rapidement à son caractère incontournable : par « rapport de classe », on n’entend pas des relations conventionnelles entre des personnes, mais un mode de production. Si des expériences peuvent exister ici ou là (dont je doute fort d’ailleurs qu’elles puissent véritablement être qualifiées de communistes), il n’en reste pas moins que l’immense majorité de l’humanité est soumise à ce mode de production, et ça n’est pas un effet du hasard ou de la passivité des masses. Si on observe, aujourd’hui, les endroits où les rapports capitalistes sont sévèrement perturbés, et où l’Etat est en danger, on ne trouve que des zones de guerre dans lesquelles les prolétaires sont plus pris au piège qu’en train de communiser quoi que ce soit.
Il faut bien le reconnaître, la théorie de la communisation n’offre guère de réponses à qui voudrait savoir comment agir, ici et maintenant, pour le communisme. Il paraît même étrange de lui demander de répondre à de telles questions, et on peut se demander ce qui cause ce malentendu. Je pense que le fait que cette théorie pose la communisation comme « immédiate », sans phase de transition, sans Parti encadrant les luttes, etc., la rend séduisante pour des mouvements qui sont eux-mêmes peu structurés, dispersés, et dont le fonctionnement se veut anti-autoritaire. De même, le fait que le communisme dont il est question soit également décrit comme un état des rapports entre individus (« l’immédiateté sociale ») parle à des milieux qui sont assez restreints pour qu’une certaine horizontalité y soit de mise (encore que ces milieux soient extrêmement codifiés au niveau relationnel, ce qui tient lieu de hiérarchie sanctionnée par la plus ou moins grande maîtrise des codes). L’immédiateté (l’absence de médiations) est ici mal comprise, comme si elle signifiait : « on peut s’y mettre ici et maintenant, entre nous et tout de suite ».
Ce faisant, ces mouvements tendent à se comprendre comme étant eux-mêmes le sujet révolutionnaire, sans voir que toute l’efficacité de la théorie de la communisation pour la compréhension des luttes repose sur le fait que le dépassement du capitalisme se situe au sein même de son rapport fondamental, et pas dans une extériorité supposée. On ne peut avoir la communisation sans avoir le capitalisme, et les révolutionnaires ne peuvent pas être une contre-société au sein du capitalisme, cela n’a pas de sens, pas plus qu’on ne peut rejouer une accumulation primitive communiste au sein même du capital (ce qui ne fait en réalité que reprendre l’idée de la période de transition, chère au programmatisme). On doit aussi constater que ces mouvements, dans leur immédiatisme forcené, ne se définissent jamais eux-mêmes socialement, comme forces socialement situées. C’est une banalité de dire que les zadistes dans leur grande majorité sont des jeunes Blancs issus de la classe moyenne. Certains d’entre eux peuvent être très marginalisés voire misérables, ce qui n’est d’ailleurs pas sans poser de problèmes avec l’aristocratie des néo-ruraux propriétaires et échangistes, il n’en reste pas moins que les prolétaires aujourd’hui n’établissent pas des ZAD, mais plutôt des bidonvilles, et il n’y fait pas bon vivre.
Il n’y a pas d’organisation préalable, de structures à mettre en place afin de préparer le terrain à la révolution. C’est non seulement inutile mais impossible : comme le prolétariat comme classe réelle ne peut être organisé et mis en ordre de bataille préalablement à la révolution, ces tentatives si elles existent ne peuvent qu’être isolées, hors d’un mouvement massif comme ceux qui se déclenchent lors de crises globales du capital. Elles sont donc vouées à l’écrasement dès que repérables dans le cas où elles seraient sérieusement offensives (il est naïf de penser que l’Etat laisserait tranquillement « monter en puissance » quoi que ce soit qui affirmerait même du bout des lèvres l’intention de le détruire, et voudrait s’en donner les moyens, cf. Tarnac), mais plus probablement encore à intégrer au cours du capital des formes productives cantonnées au domaine de l’expérience privée et de l’alternative. On l’a vu à Notre-Dame-des-Landes, les zadistes n’existent en réalité que comme un appendice radical accolé à un mouvement éco-citoyen qui cherche à s’assurer une niche de survie, et ne crache sur aucune forme de chapeautage étatique. Au bout du compte, pour tout ce qui vit dans le capital, l’Etat existe et est revendiqué comme seul garant du caractère social de l’activité, voire à travers la représentation de la société civile, comme la seule communauté pensable (cf. la Catalogne et tous les populismes). Et plus trivialement, en ce qui concerne les « néo-ruraux », on ne peut aujourd’hui en France parler sérieusement de « paysans » sans parler de subventions. Bref. Comme expériences et alternatives marginales, le fonctionnement même de ces mouvements dans leurs franges radicales repose essentiellement, lorsqu’ils n’ont pas d’intérêts matériels évidents à défendre, sur une production idéologique qui justifie leur activité et lui donne un sens. C’est par conséquent pour assurer leur propre existence que ces mouvements parlent de révolution, voire de communisme. Il est donc inévitable que ces discours existent, mais je pense que nous ne parlons pas vraiment de la même chose.
Cependant, ce jugement plutôt abrupt doit peut-être être nuancé : théorie et idéologie ne sont souvent qu’à un cheveu l’une de l’autre, et se constituent en se déversant continuellement l’une dans l’autre, de par leur existence même dans le champ de la pratique et des luttes, c’est-à-dire simplement par leur existence sociale. Car bien entendu, même le plus intraitable des théoriciens doit bien reconnaître que s’il théorise le communisme, c’est bien parce qu’il veut le communisme et la fin du capitalisme, et pas seulement parce qu’il a eu dans son âme la révélation abstraite de l’ultime nécessité de la révolution. Chacun, outre le fait de subir quotidiennement l’existence dans le capitalisme, nous avons vécu des moments de grève, de manifestation, des émeutes, des expériences collectives ou simplement des rapports entre personnes qui nous ont rendu physiquement présente la possibilité du communisme, encore que naturellement personne n’ait jamais expérimenté directement celui-ci. Cette approximation, cet entre-deux du vécu et du théorisé est inévitable pour tout le monde, mais c’est peut-être le rôle propre de ceux qui pratiquent la théorie de ne pas confondre la volonté de communisme et son effectivité. Admettre la réalité des désirs, leur matérialité, c’est-à-dire comprendre l’idéologie non pas seulement comme erreur mais comme une dynamique sociale effective, n’est pas une raison pour « prendre ses désirs pour des réalités », comme on le revendiquait en Mai 68.
De façon générale, les idéologies centrées sur le sujet, sur la vie et la volonté de vivre mieux et différemment ont du mal à affronter la négativité contenue dans la sorte de nécrose permanente qui constitue la dynamique du capital, et qui fait que l’éclatement révolutionnaire risque fort (comme on a pu le voir dans les insurrections arabes, par exemple) de contenir toutes les pathologies sociales que porte le capital, et qui le constituent en sociétés réelles : le nationalisme, le populisme, la concurrence entre segments de classes et la lutte pour s’approprier la direction de l’Etat, la militarisation et toutes les formes de guerre civile seront non seulement des écueils sur le chemin du communisme, mais les matériaux mêmes du mouvement révolutionnaire, avec lesquels il sera en lutte intérieure et devra régler ses propres comptes. La communisation, si elle existe, ne sera d’abord qu’un élément parmi d’autres dans le chaos révolutionnaire, un élément qui ne sera peut-être pas totalement distinct (à la manière d’un parti) des autres, et de nombreux facteurs sur lesquels nous n’aurons pas toujours la main concourront à son succès ou à son échec. «L’immédiateté » du communisme s’inscrit alors dans le temps de l’événement, où il peut arriver que les choses n’aillent pas assez vite, se perdent, et qu’il soit trop tard. De plus, dans la révolution c’est notre être même qui se déchire et qui se décompose, et c’est aussi contre nous, contre ce qui nous constitue comme sujets du capital (non seulement travailleurs mais aussi hommes, femmes, sujets racisés ou non, etc.), que nous devrons lutter. Ceux qui estiment en quelque manière être déjà des individus du communisme en devenir ou avoir déjà des activités communistes ou déjà représenter un « autre monde » par leur vie même, et n’envisagent donc la lutte que sous la forme d’un « nous » contre un « eux », sous-estiment grandement l’ampleur du changement révolutionnaire, qui ne laissera rien intact, ni « nous » ni « eux », pour le meilleur et pour le pire.
[1] La citation dont il est question est celle-ci : « Le problème, c’est qu’un « rapport de production » n’est pas un rapport particulier entre deux personnes, ou même cent, ou même mille. C’est un rapport social généralisé qui ne peut pas s’abolir localement parce que, même là où les gens ne « vivraient » pas, entre eux, des « rapports de production », ils n’en seraient pas moins pris dans les « rapports de production » qui structurent la société capitaliste tout entière. Le « rapport de production » n’est pas un rapport entre individus, ou du moins il ne peut pas être que cela : deux personnes n’entretiennent pas entre elles un rapport de production privé, en quelque sorte, qu’il serait possible de nier par l’effet de sa seule volonté commune. » Elle est extraite du texte Réflexions sur l’Appel, disponible ici.
[2] Il est bien entendu ici question en particulier des mouvements relevant de l’alternative, dont les ZAD sont le modèle le plus avancé actuellement. Cependant, pour ceux qui verraient des similarités ou des passerelles entre ces mouvements et des guérillas de type post-marxiste-léniniste comme celle de L’EZLN au Mexique ou du PKK kurde, qui organisent effectivement des prolétaires sur un mode militaire et politique, on les invitera simplement à se pencher, entre autres, sur le rapport constant qu’entretiennent ces mouvements avec l’Etat qui les réprime et avec lequel ils sont régulièrement contraints de composer, ainsi qu’à ce qu’implique le fait que ces mouvements ne puissent fonctionner sans une caste de révolutionnaires professionnels, qui sont autant d’apparatchiks en puissance, ce qui en dit assez sur leur inéluctable devenir étatique.