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Sur l’involution du marxisme (Boris Souvarine, 1929)
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.critique-sociale.info/1253/sur-linvolution-du-marxisme-boris-souvarine-1929/
Le texte qui suit est extrait d’une lettre ouverte de Boris Souvarine à Léon Trotski, datée du 8 juin 1929. Ce long document est principalement consacré à la discussion d’éléments qui faisaient alors débat au sein des militants communistes anti-staliniens de par le monde, parmi lesquels Souvarine et Trotski. Si certains passages de la lettre ne parlent plus aujourd’hui qu’à des spécialistes, Souvarine évoque aussi l’involution du marxisme, avec une pertinence et une actualité qui méritent que l’on relise ces lignes.
Cette analyse est un témoignage et une contribution à l’explication de certaines faiblesses du « marxisme » courant, dont nombre des « experts » auto-proclamés contredisent la méthode et l’esprit de Karl Marx. Parmi d’autres facteurs, Souvarine souligne notamment le rôle simplificateur du « marxisme » de la Deuxième Internationale, puis du bolchevisme qui en est issu, et enfin le rôle falsificateur du stalinisme. De façon générale, ce sont le dogmatisme, l’ignorance, le refus de la discussion argumentée qui empêchent une meilleure connaissance théorique et la possibilité de débats fructueux.
On ne peut qu’espérer que la republication de cet écrit d’un militant marxiste, qui savait exercer son esprit critique, puisse contribuer à éclaircir les discussions théoriques parmi ceux qui se revendiquent de l’objectif de l’émancipation mondiale des exploités :
« Le marxisme connaît le sort sempiternel des grands systèmes philosophiques, historiques ou sociaux qui ont fait époque ; comme il s’agit de sciences non expérimentales, les disciples et les commentateurs disposent d’une marge d’interprétation aux limites indécises dont souvent ils abusent. La conception matérialiste de l’histoire, en particulier, s’offre d’autant plus facilement aux déformations qu’en englobant tous les phénomènes de la vie sociale, elle implique des actes humains difficiles à rattacher aux ressorts historiques par des liens de causalité. Elle a donc besoin de retrouver périodiquement son vrai sens par des restitutions faites dans l’esprit des créateurs de la méthode. Ceux-ci n’ont pas cru devoir rédiger des traités de leur science, recourant à la démonstration par l’usage, ce qui répartit l’universalité de leurs concepts dans l’ensemble de leur œuvre, écrite ou vécue. Notamment, ils n’ont pas éprouvé le besoin d’affirmer ou de confirmer des notions allant pour eux de soi sans pour cela autoriser personne à considérer ces lacunes comme des négations.
Depuis déjà plus d’un quart de siècle, des controverses se sont instituées sur divers éléments du marxisme et, si les premières n’ont pas été inutiles, force est de constater le caractère oiseux des plus récentes : on se répète, on remâche les arguments et les répliques connus. Encore un signe d’affaissement de la pensée communiste : toujours des redites, dans un monde en évolution et devant des sciences physiques et naturelles en progrès. Et il faut encore se donner la peine de rappeler, de temps à autre, qu’à part la cause économique et l’effet politique, il faut aussi tenir compte de l’action en retour de l’effet sur la cause et de tout ce qui en résulte. Ou bien expliquer l’inutilité de s’épuiser en recherches sur la répercussion des découvertes techniques en matière de béton armé dans la vénalité d’un général chinois. Sans parler de l’influence du pétrole synthétique sur la psychologie d’un secrétaire de rayon. L’instrument de travail marxiste bien manié eût permis de dépasser depuis longtemps ce stade de culture théorique. […]
Le bolchevisme était une simplification du marxisme à l’usage d’un pays aux classes bien tranchées où la révolution s’inscrivait en permanence à l’ordre du jour contre un régime qui se survivait à lui-même. Sur le plan de la science sociale, il eût représenté un marxisme appauvri, mais dans l’action pratique, il répondait aux nécessités de temps et de lieu. C’est son mérite imprescriptible. Octobre l’a sanctionné. Mais la conquête du pouvoir est une chose, l’organisation économique socialiste en est une autre. Le bolchevisme post-révolutionnaire n’est déjà plus en mesure de résoudre les problèmes du pouvoir. Tant que dure la guerre civile, ses qualités primordiales trouvent leur exercice, le génie stratégique de Lénine fait merveille, les ralliés des diverses écoles socialistes russes se fondent dans le grand parti de la révolution et en émergent comme les meilleures têtes. Avec l’ère du travail pacifique créateur, le bolchevisme se montre au-dessous de la tâche. La renaissance de la production russe s’accomplit dans le sens d’un capitalisme d’État où une catégorie sociale nouvelle s’approprie et consomme une grande part de la plus-value produite par les salariés. Lénine meurt sans avoir pu montrer s’il eût été capable de transformer le bolchevisme guerrier en bolchevisme constructeur. Il meurt, laissant un héritage trop lourd à des disciples habitués à ne penser que par leur maître.
Tout en jouant son rôle grandiose sur la scène russe à laquelle il était adapté, le bolchevisme est intervenu sur l’arène internationale. Après les premiers pas de Zimmerwald et deKienthal, où la gauche n’était qu’une minorité faible, c’est l’action de grande envergure avec les délégations d’émissaires, le stimulant donné aux groupes révolutionnaires des autres pays, puis la formation de la IIIe Internationale. L’intelligence politique de Lénine, sa conscience de l’originalité des conditions de chaque pays et des solutions de chaque parti sont débordées par l’élan du mouvement où il trempe. Et les résultats sont là, le contraste avec les victoires de Russie est saisissant. En Europe, ce ne sont que faillites, ce ne sont que défaites. Et de toute une époque de guerres civiles, de luttes des classes acharnées, il ne reste même pas, pour l’avenir du prolétariat, de partis communistes dignes de ce nom, ni le souvenir d’épisodes méritant d’enrichir la tradition révolutionnaire. […]
Le bolchevisme hors de Russie a échoué. Et pas seulement pour s’être mépris sur des rapports de forces. Il n’a pas compris le caractère de l’époque, pas su analyser l’état du capitalisme, a mal supputé les facultés de résistance des classes dominantes, surestimé la conscience et la combativité des classes exploitées et a commis l’erreur fatale de vouloir fabriquer des partis communistes à son image. Il n’a rien prévu sans jamais cesser de prophétiser. Rien n’est arrivé de ses prédictions apocalyptiques, ni les crises, ni les révolutions, ni les guerres annoncées sans trêve avec assurance. En revanche, nous avons compris trop tard le rétablissement de l’équilibre capitaliste, l’hégémonie américaine, le fascisme, les conséquences de l’occupation de la Ruhr, le plan Dawes, la nouvelle étape de Révolution chinoise, et quand il se produit une insurrection à Vienne, une grève générale en Angleterre, tout se passe sans nous. Là où les communistes s’en mêlent, le Parti est non seulement battu sans utilité, mais discrédité : après la Finlande, la Hongrie, la Bavière, c’est la Bulgarie, l’Estonie, la Chine. […]
Le bolchevisme post-révolutionnaire aurait eu besoin d’un retour à Marx. Il s’est au contraire éloigné de plus en plus du marxisme. Son schématisme simplificateur a poussé la parodie de la doctrine initiale jusqu’à la caricature. Le déterminisme économique de ses adaptateurs est devenu peu à peu moliéresque. […] Déjà Marx et Engels ayant dû, comme théoriciens militants, mettre l’accent sur certaines démonstrations, souligner certains traits de leur conception pour les besoins de la polémique, avaient prêté aux exagérations et déformations économico-matérialistes de disciples trop étroits. Engels en a convenu en termes explicites. Un marxisme assez élémentaire a eu cours, de ce fait, dans la IIe Internationale. Le bolchevisme s’était bien trouvé d’une simplification spécifique, nécessaire aux conditions catastrophiques de la chute imminente d’un immense Empire anachronique. Mais après le bouleversement, il s’est avéré, comme dit Lénine, « en retard sur la vie » et, absorbé par le nouvel État en création, il a laissé le retard s’allonger. Un bolchevisme d’État s’est insensiblement formé qui, après la mort de Lénine, a pris le nom de léninisme.
Ce léninisme représente à son tour une simplification outrancière du bolchevisme d’après la prise du pouvoir et une nouvelle étape d’éloignement du marxisme. Non seulement il est « en retard sur la vie » encore plus que la doctrine précédente, mais il s’interdit de jamais le rattraper. C’est une théorie qui élimine du marxisme la méthode dialectique, la richesse scientifique, l’universalité, pour n’en retenir que certains schèmes dépourvus de valeur sans le contenu originel et une pratique de caractère religieux soumettant la masse à une obédience, à des formules, à des rites dont l’ensemble constitue à la fois l’activité du Parti et la vie de l’État. Le léninisme est une mystique armée d’une phraséologie déterministe et qui vit des cendres de Lénine après en avoir étouffé la flamme comme le menchevisme s’attachait dévotieusement à la lettre de Marx sans s’en approprier l’esprit. […] »1
1 Extraits de Lettre de Boris Souvarine à Léon Trotski, 8 juin 1929, dans Boris Souvarine, A contre-courant, écrits 1925–1939, Denoël, 1985, p. 211–215. Voir aussi notre brochure : Les Vies de Boris Souvarine, Critique Sociale, 2008.