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Des "mai 68" dans les campagnes françaises ?
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https://dissidences.hypotheses.org/9254
Jean-Philippe Martin, Des « mai 68 » dans les campagnes françaises ? Les contestations paysannes dans les années 1968, Paris, L’Harmattan, 2017, 234 pages, 25 €.
Un compte rendu de Georges Ubbiali
Jean-Philippe Martin est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la gauche paysanne et à la Confédération paysanne1. Dans cet ouvrage, il se penche plus sur les mobilisations du monde paysan qui ont animé une partie de celui-ci que sur les formes organisationnelles ou représentatives. Son approche s’inscrit dans celle, plus large, qui vise à « décloisonner » l’événement 68 à la fois de son tropisme parisien, du milieu étudiant et d’un élargissement du cadre chronologique visant à inscrire Mai 68 dans une séquence beaucoup plus ample, qui commence dans les années 1960 pour s’achever en 1981.
Le propos de déploie en quatre parties. Dans un premier temps, l’auteur se penche sur le bouillonnement des années 1960. En effet, une fraction du monde paysan, à l’Ouest (mais pas uniquement, puisque du côté des vignerons du Languedoc de puissants mouvements se déploient aussi) conteste le modèle de développement de l’agriculture, aboutissant à une mainmise croissante de l’industrie sur les agriculteurs, réduisant l’autonomie professionnelle de ces producteurs. Une particularité des mobilisations paysannes est à retenir, l’usage fréquent du recours à la violence, tout au long des années 1960. La seconde partie traite de la séquence Mai 68, au sens limité. De puissantes manifestations sont appelées par la FNSEA, le syndicat majoritaire, sur des bases strictement corporatives, en particulier pour appuyer les négociations en cours avec les autorités bruxelloises. D’ailleurs, la FNSEA soutient le gouvernement. Néanmoins, Mai 68 provoque une onde de choc dans une partie, minoritaire mais significative du monde paysan. Au-delà des liens qui se nouent avec des organisations maoïstes (UJC(ml), PCMLF ou OC-GOP2) mais plus fondamentalement avec le Parti socialiste, à travers la personne de Bernard Thareau, le symptôme de cette effervescence paysanne se manifeste par la publication du livre « choc » de Bernard Lambert, Les paysans dans la lutte des classes. Une contestation, bien au-delà des questions syndicales/tactiques se manifeste, qui porte sur les questions des relations dans le couple, dans la vie familiale, sur la critique du travail ou de la société de consommation. Reprenant les catégories forgées pour analyser les effets de Mai sur le monde ouvrier, l’auteur évoque une « crise du consentement » (Boris Gobille) ou encore d’insubordination paysanne (Xavier Vigna). C’est ainsi que se développe un théâtre amateur militant, mettant en cause les autorités paysannes traditionnelles. Mais ce qui domine, c’est le débat sur le mode d’organisation. Deux options se dégagent : une première, pour la rupture avec la FNSEA et la construction d’une organisation indépendante des paysans-travailleurs, autour de la personnalité de Bernard Lambert, l’autre de prolongement et renforcement de l’opposition interne au Centre national des jeunes agriculteurs (CNJA).
Une troisième partie traite de la diversité des options prises sur les luttes qui se développent alors. De multiples mobilisations se succèdent, autour d’un produit ou d’un terroir. Évoquons notamment la grève du lait dans les campagnes bretonnes en 1972, la guerre du vin (1970-76), le terme de guerre n’étant pas excessif, si l’on se rappelle que cette intense mobilisation se termina par une fusillade mortelle ou encore la conflit sans doute le plus largement popularisé, celui du Larzac entre 1970 et 1981. Non seulement ce conflit a connu la plus grande extension géographique acquérant une dimension nationale (ce qui n’était pas le cas des autres luttes), mais c’est également le seul conflit qui s’est terminé par une victoire, grâce à l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, dont l’abandon du plan d’extension du Larzac figurait parmi les 110 propositions du candidat Mitterrand.
Enfin, dans une ultime et quatrième partie, l’auteur se penche sur la mémoire et les héritages des contestations paysannes de cette période, dont le moins que l’on puisse dire, explique-t-il, est qu’ils sont fragiles et éclatés. En fait, le plus éclatant legs de cette période est l’existence de la Confédération paysanne, seul organisation syndicale de gauche dans un milieu demeuré particulièrement rétif à cette option politique. Cet ouvrage nous rappelle que 68 ne s’est pas déroulé qu’en Mai, et qu’il y avait d’autres formes de radicalisation qui travaillaient la société française, y compris dans ses couches a priori les plus éloignées de la contestation. Un ultime rappel, au moment où Notre-Dames-des-Landes vient inscrire, dans un cadre qu’il serait intéressant d’analyser pour mieux en comprendre la portée, la victoire d’une certaine vision du monde rural dans un paysage social en profonde mutation.
1Jean-Philippe Martin, Histoire de la nouvelle gauche paysanne, Paris, La Découverte, 2005 ; La Confédération paysanne aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, 2011.
2L’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes (UJC(ml)) est créée les 10-11 décembre 1966 à l’ENS de la rue d’Ulm, par une centaine de militants exclus de l’Union des étudiants communistes (UEC) , autour du cercle des « Ulmards » de l’UEC, Robert Linhart, Benny Lévy, Jacques Broyelle, Christian Riss, etc. Le Parti communiste marxiste-léniniste de France (PCMLF) est fondé les 30-31 décembre 1967 à Puyricard (Bouches-du-Rhône), par 104 délégués du Mouvement communiste français marxiste léniniste (MCF(ml)). L’Organisation communiste gauche ouvrière et paysanne (OC-GOP) est fondée en octobre 1975 par la fusion de deux scissions du PSU (note de Christian Beuvain).