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Florence Johsua, prof à Nanterre : “Je refuse l’exclusion des catégories populaires de l’Université”
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Florence Johsua, maîtresse de conférences en science politique à l’Université Paris Nanterre, chercheuse à l’Institut des sciences sociales du politique (ISP), s'oppose à la loi Vidal et soutient le mouvement étudiant. Elle nous explique pourquoi.
La faculté de Nanterre est bloquée ce 16 avril par des étudiants - soutenus par des cheminots de Sud Rail - opposés à la loi Vidal. Depuis plusieurs semaines, ce lieu symbolique de Mai 68 (c'est là que le Mouvement du 22 mars s'était créé) est un point chaud de la contestation. Le 9 avril, les CRS sont intervenus pour évacuer des étudiants qui occupaient un amphi : sept d'entre eux ont été interpellés. Alors qu'Emmanuel Macron persiste à dénoncer dans ces blocages persistants le fait de “professionnels du désordre”, Florence Johsua, maîtresse de conférences en science politique à l’Université Paris Nanterre, mobilisée avec les personnels et étudiants en lutte contre cette réforme, nous explique le sens de son engagement.
Depuis plusieurs semaines le mouvement étudiant prend de l’ampleur. Plusieurs facs sont bloquées et les AG grandissent pour s’opposer à la loi Vidal. Pourquoi vous êtes-vous engagée dans ce mouvement ?
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Florence Johsua - A titre personnel et en tant qu’enseignante-chercheuse travaillant à l’université, je me suis engagée dès les premières annonces du gouvernement sur le projet de loi ORE (Orientation et réussite des étudiants), car cette réforme remet en cause le service public d’enseignement supérieur en France. Elle règle de la manière la plus injuste et discriminatoire possible le problème du déséquilibre entre le nombre de places proposées dans le supérieur et le nombre de bacheliers qui souhaitent y étudier : l’année passée, il y avait 808 000 candidats pour 654 000 places. Ce sera pire l’an prochain. Face à cela, la seule solution responsable et juste est de créer de nouvelles places pour accueillir ces bacheliers qui ont droit à entrer à l’Université. Cela implique de construire de nouvelles universités et d’embaucher massivement dans l’enseignement supérieur et la recherche pour combler la pénurie d’enseignants et de personnel administratif dont nous souffrons.
Mais ce n’est pas la solution qu’ont choisie Macron et le gouvernement, qui ont décidé de mettre en œuvre une sélection à l’entrée à l’université. C’est le sens de la loi ORE. Sa logique est simple : désormais, selon que vous soyez puissants ou misérables, les portes des universités vous seront ouvertes ou fermées. Je refuse de collaborer à cette guerre de classe. Ce serait par ailleurs trahir ma fonction qui est d’assurer la formation de tous les bacheliers du pays sans exclusives ni discriminations. Cette nouvelle réforme s’inscrit dans la vieille tradition de celles qui, depuis 1960, ont cherché à exclure les catégories populaires de l’université : loi Peyrefitte 1967, loi Faure 1968, projet Devaquet 1986… C’est pourquoi nous la refusons !
“Désormais, selon que vous soyez puissants ou misérables, les portes des universités vous seront ouvertes ou fermées”
Un tag sur le campus de Nanterre (photo : Florence Johsua)
Quel a été l’effet de l’intervention des CRS à la fac de Nanterre le 9 avril, sur demande du président de l’université ?
L’effet a été double : d’abord une grande indignation puis une forte mobilisation. Il faut comprendre le choc que cela représente : l’université est notre maison commune, et l’un d’entre nous – un enseignant lui aussi – demande d’envoyer des CRS déloger des étudiant.e.s qui discutent dans une salle, sous les yeux effrayés de collègues. Nos étudiant.e.s se contentaient d’exercer leur droit élémentaire au débat démocratique. Le caractère injustifiable de cette demande a profondément choqué des membres de la communauté universitaire. Pour beaucoup, cela a agi comme un révélateur des méthodes autoritaires qui s’exercent depuis plusieurs mois contre les équipes pédagogiques et administratives à Nanterre.
Nous alertons depuis des mois de nos vives inquiétudes, voire de notre nette opposition à la réforme. Plusieurs département et Unités de formations et de recherche (UFR) ont voté des motions indiquant qu’ils refusent de mettre en œuvre les commissions de sélection et le classement. Mais nos motions sont restées sans réponse. Et la violence n’en est pas une. S’il y a bien une chose sur laquelle les membres de la communauté universitaire s’accordent, c’est que l’on ne règle pas les désaccords à coups de matraques.
Un pochoir sur le campus de Nanterre reprend une affiche des Beaux-Arts avec le CRS au bouclier et tonfa (Photo Florence Johsua)
Le président de l’université a ordonné cette évacuation après avoir refusé que la coordination nationale étudiante (CNE) s’y tienne. Pourquoi une telle hostilité, alors que l’université affiche sa sympathie pour Mai 68 ?
L’université affiche sa sympathie pour un Mai 68 vidé de sa charge politique et subversive. Dans sa stratégie de communication, ces événements deviennent aussi lisses que le papier glacé d’une affiche publicitaire. Parfois commémorer sert à enterrer, quand on en profite pour imposer une interprétation des événements qui les réduit à une fête, voire une farce, ou un simple slogan. Et cet affichage public apparaît de plus en plus en contradiction avec la politique actuellement mise en œuvre par la direction de l’université. Loin de s’inscrire dans les traces des étudiants contestataires du Mouvement du 22 mars, et de ceux qui écrivaient sur les murs “Il est interdit d’interdire”, le président de l’université suit plutôt celles du doyen Grappin et de la répression contre les mobilisations.
“L’Université affiche sa sympathie pour un Mai 68 vidé de sa charge politique et subversive”
Les étudiants l’ont parfaitement compris. Sur les grands panneaux installés à l’entrée de la fac pour le cinquantenaire, ils ont tagué : “Commémorations d’hypocrites”. A travers leur mobilisation, ils réaffirment la nature profonde de Mai-Juin 68 : un mouvement social d’une ampleur inédite qui a fait vaciller le pouvoir. S’ils ne connaissent pas toujours en détails ces événements, ils sentent qu’on leur ment en ôtant aux luttes étudiantes, ouvrières et paysannes de Mai-Juin 68 leurs dimensions politique, anti-autoritaire et de critique du capitalisme. A leur manière, les étudiant.e.s les réaffirment en écrivant aujourd’hui : “Ils commémorent, on recommence”.
Un panneau de commémoration de Mai 68 tagué par les étudiants de Nanterre (Photo : Florence Johsua)
George Haddad, le président de la fac de Tolbiac a demandé l’intervention du préfet de police pour débloquer le centre Pierre Mendès-France, car selon lui “la gravité des violences constatées dans le centre Pierre-Mendès-France ne permet plus d’assurer la sécurité des personnes”. Cette répression, combinée aux attaques de l’extrême droite, peuvent-elles mettre un terme au mouvement, qui semble encore minoritaire ?
On ne peut pas prévoir la dynamique d’une mobilisation. Pour le moment, ce que l’on observe, c'est que la répression renforce la mobilisation. L’attaque ultra-violente qui a eu lieu à Montpellier contre des étudiant.e.s occupant un amphithéâtre a marqué un seuil dans l’amplification de la mobilisation, et dans sa généralisation : des étudiants en lutte contre la loi ORE dans d’autres universités, comme des personnels, ont condamné ces violences auxquelles auraient peut-être participé des enseignants sous couvert du doyen de la faculté – faits d’une gravité inédite s’ils étaient confirmés. Les étudiants et personnels mobilisés ailleurs se sont donc sentis également visés car il était clair que cette violence avait pour but de briser la contestation et la faire taire. Ils ont alors voulu témoigner de leur solidarité. Là où la dispersion des sites, avec leurs situations locales spécifiques, avait pu freiner la coordination des mobilisations, ces violences ont contribué à davantage homogénéiser les participants, à construire un sujet collectif qui peinait à émerger.
“Il était clair que cette violence avait pour but de briser la contestation et la faire taire”
Les étudiants et personnels mobilisés que vous côtoyez étaient-ils politisés auparavant, ou assiste-t-on à la naissance d’une nouvelle génération de lutte ?
D’abord, il faut rappeler que les universités sont des lieux de savoirs et de discussions qui amènent les étudiant.e.s à mieux saisir les enjeux politiques et sociaux de la société dans laquelle ils vivent. Le passage par l’université est donc en soi une étape importante d’ouverture au monde. De plus, chaque mobilisation sociale politise ses participants, et cette socialisation politique laisse des traces durables chez celles et ceux qui se sont engagés.
De ce point de vue, les assemblées générales (AG) sont fondamentales car elles sont le lieu de l’échange de points de vue et d’expériences entre différentes générations d’étudiants, de doctorants et de personnels ayant participé à d’autres mobilisations auparavant et qui témoignent de ce qui a été fait, des problèmes rencontrés, des actions entreprises qui donnent matière à penser et peuvent inspirer de nouveaux modes d’action.
“On assiste à une politisation d’étudiants et de collègues qui ne l’étaient pas auparavant”
En ce moment, dans nos réunions et nos AG à Nanterre, j’observe ce rôle de passeurs que jouent certains qui ont été engagés précédemment, notamment contre la loi travail en 2016, voire contre le CPE en 2006. Un capital militant, fait de savoirs et de savoir-faire, se transmet et se réinterprète aussi. Mais ce à quoi l’on assiste actuellement, c’est surtout à une politisation d’étudiant.e.s et de collègues qui ne l’étaient pas auparavant. Dans notre université, depuis le 9 avril 2018, c’est eux qui remplissent les AG, qui veulent mieux comprendre les enjeux de cette loi et en débattre pour se faire leur idée.
Les étudiants et personnels de Nanterre à la manifestation du 22 mars (Photo : Florence Johsua)
Entre le mouvement étudiant et celui des cheminots, des convergences s’esquissent-elles ?
Il y a des rencontres qui se font. Mardi 10 avril, au lendemain des violences policières à Nanterre, deux cheminots sont venus à l’AG pour apporter leur soutien aux étudiants et parler de leur propre mobilisation. Ces rencontres jouent un rôle car les revendications qui s’y expriment mettent en lumière des conditions communes (dégradation des conditions de travail, précarité, menaces sur les statuts des fonctionnaires…) et un même objectif : la défense des services publics. Ces échanges entre des personnes appartenant à des milieux sociaux différents peuvent parfois faire évoluer les représentations de soi et du monde, et mettre en lumière certains rapports de domination jusqu’ici inaperçus.
Dans Anticapitalistes, votre enquête sociologique sur les militants à la LCR, vous écriviez : “L’éloignement de l’horizon révolutionnaire raccourcit paradoxalement leur perspective et plonge les militants dans une temporalité du temps court, qui les pousse à privilégier des actions et des objectifs ‘applicables immédiatement’”. Est-ce un constat qui s’applique aussi à la mobilisation actuelle ?
Il me semble que c’est différent, car au contraire, ce à quoi l’on assiste dans cette mobilisation, comme dans la plupart des mobilisations étudiantes au demeurant, c’est à un mouvement de montée en généralité. Les revendications partent souvent du catégoriel et du local : inquiétudes vis-à-vis de la loi ORE, dénonciation des conditions d’études et d’enseignement, du manque de moyens et de personnels, des amphis plein à craquer, des enjeux locaux propres à chaque fac. Mais au travers des discussions et du décryptage du projet de loi, sa logique politique est mise au jour : il s’agit bien de sélectionner et d’opérer un tri social, en chargeant les personnels universitaires et des lycées de faire la sale besogne.
Jean-François Balaudé, Président de l'Université Paris Nanterre, sur une affiche placardée à l'entrée d'un amphi lors d'une AG le 10 avril (Photo: Florence Johsua)
Quant à la responsabilité de l’échec à l’université, l’institution se dédouane en la rejetant sur le dos des enseignants et surtout – et ce cynisme est insupportable – sur celui des lycéens à qui l’on pourra rétorquer que c’est leur faute car ils se sont mal orientés… Cela évite bien sûr au gouvernement de s’affronter au vrai problème, qui est celui du manque catastrophique de moyens financiers, d’enseignants et de personnels à l’université. On assiste alors à un processus de montée en généralité chez les personnes mobilisées : c’est le principe même de sélection qui est peu à peu dénoncé, la politique de casse des services publics, l’autoritarisme d’un gouvernement qui ne sait user que de la force pour faire passer ses réformes, le déni de démocratie plus généralement.
Chez les personnels, c’est une critique de l’université version LRU qui s’affirme au fur et à mesure (de ses logiques managériales, son mépris des collectifs de pairs, son autoritarisme gestionnaire, ses tâches d’évaluation permanente…). Ce phénomène de montée en généralité s’observe dans tous les grands mouvements sociaux. Nous, enseignants-chercheurs, qui avons accompagné nos étudiants dans leur formation cette année, nous ne les reconnaissons plus, ils nous étonnent et créent du possible. Aujourd’hui c’est à elles et à eux d’en écrire les prochaines pages.