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Anatomie d’une fraude scientifique : l’expérience de Stanford
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http://www.contretemps.eu/entretien-texier-experience-stanford/
Dans Le maniement des hommes (La Découverte, 2016), Thibault Le Texier avait étudié la rationalité managériale, en la distinguant au passage de la logique économique et de la logique étatique. Son nouveau livre, intitulé sans équivoque Histoire d’un mensonge et consacré à la fameuse « expérience de Stanford » (Zones, 2018), classique de la psychologie sociale depuis près d’un demi-siècle, traite apparemment d’un sujet tout à fait différent – quoique finalement pas sans rapport… Il s’agit toujours, sous un autre angle, de s’intéresser au pouvoir. Et c’est détonnant.
Contretemps (CT) : Avant d’être l’histoire d’un mensonge, d’une fraude scientifique, le livre est l’histoire d’une déception : la tienne. Ton intention de départ n’était pas de faire un livre critique, mais un documentaire sinon bienveillant, du moins réellement intéressé par cette « expérience ». Peux-tu revenir là-dessus ? Quel est ton état d’esprit quand tu te rends à Stanford pour y dépouiller les archives ? Nourris-tu déjà quelques doutes, même vagues, ou pas encore?
Thibault Le Texier (TLT) : Oui, c’est vrai, au début j’ai pris l’expérience pour argent comptant. Elle était très crédible : elle était validée par le monde académique depuis quarante ans, elle était reprise abondamment dans les médias, Philip Zimbardo (le scientifique qui a conduit l’expérience) était prof émérite à Stanford, il avait été président de l’Association américaine de psychologie, etc. Et puis je ne me suis pas intéressé à l’expérience avec ma casquette de chercheur, mais avec ma casquette de réalisateur. Je n’étais pas dans une approche académique ou épistémologique, et mes producteurs encore moins. Ensemble on parlait financements, mise en scène, traitement des images, jeu des acteurs, vécu des spectateurs.
Il y a cette injonction permanente, dans le cinéma, à parler aux émotions des spectateurs et pas à leur cerveau. Les films sont souvent juste une succession de gros plans sur des visages. C’est le contraire de l’approche objective, rationnelle, mesurée, sourcée, référencée, où tu cherches des constantes et des généralisations intéressantes. Quand tu écris un scénario, il faut au contraire aller à fond dans le cas particulier, le ressenti, le subjectif, les sentiments. Il faut exprimer ton point de vue sans te soucier qu’il soit fondé sur autre chose que lui-même. L’expérience m’a d’abord attiré pour ça : elle me laissait la liberté d’exprimer mon point de vue. Et je pense que c’est une des raisons de son succès. C’est un support de projection à la fois très lisse et très contrasté : tu peux lui faire dire facilement ce que tu veux, et en même temps tu peux lui faire dire des choses extrêmes.
Donc j’avais ce projet de documentaire, je voulais raconter la version officielle. Mais je voulais la raconter en donnant la parole aux gardiens et aux prisonniers. À quoi ils pensaient pendant l’expérience ? De quoi ils avaient parlé ? Qu’est-ce qu’ils avaient ressenti ? La version officielle n’en disait quasiment rien. Et puis Zimbardo avait déjà tellement raconté son histoire, je ne voyais pas l’intérêt de lui tendre un micro pour la millième fois. C’est pour ça que j’ai voulu aller à Stanford, dans les archives de l’expérience.
CT : Comment et quand découvres-tu le pot-aux-roses ? Très vite, dès que tu lis les premiers documents, ou est-ce plus progressif ?
TLT : J’avais des doutes depuis que j’avais lu The Lucifer Effect [ouvrage publié en 2007 dans lequel Zimbardo relate en détail son expérience et trace de nombreux parallèles avec Abu Ghraib]. Plusieurs fois, dans ce livre, il laisse entendre qu’il ne s’est pas contenté d’observer l’expérience et qu’il y a participé gaiement. Mais je restais convaincu que l’expérience était solide. C’est en commençant à dépouiller les archives que j’ai déchanté. Elles sont tellement éloignées de la version officielle que j’ai tout de suite trouvé des récits contradictoires : des gardiens qui disaient qu’ils n’avaient fait qu’obéir aux expérimentateurs et qu’ils jouaient tout le temps la comédie, des prisonniers qui décrivaient leurs conditions de vie surréalistes. Mais je ne voulais pas y croire, c’était trop gros.
Et puis très vite je suis tombé sur l’expérience du Toyon Hall [menée dans un dortoir par des étudiants, cette expérience a servi de modèle à Zimbardo], je suis tombé sur les témoignages de David Jaffe, l’étudiant qui a dirigé cette expérience pilote, j’ai découvert les rapports des assistants de Zimbardo, qui mettaient le doigt où ça fait mal. À partir de ce moment-là, il n’y avait plus aucun doute : l’expérience était bidonnée. Et pourtant j’avais toujours du mal à le croire. Comment était-il possible que personne n’ait découvert le pot-aux-roses en quarante ans ? Pourquoi Zimbardo avait rendu publiques des archives qui montraient sans ambiguïté sa supercherie ? Pourquoi il n’a pas détruit au moins les documents les plus accablants ?
CT : Tu as une explication ?
TLT : À mon avis, c’est parce qu’il a fini par oublier ce qui s’était réellement passé : ça se voit dans The Lucifer Effect, où il peut proférer des gros contresens et des anachronismes en toute bonne foi. Ou peut-être qu’il avait un sentiment d’impunité après toutes ces années : « si personne ne m’a coincé au bout de 30 ans, je ne risque pas de me faire coincer au bout de 40 ». Mais je penche plutôt pour la première explication : la version officielle a fini par recouvrir ses souvenirs. Il a fini par gober ses propres mensonges.
Depuis cinquante ans, Zimbardo a la hantise d’être épinglé, mais d’être épinglé comme sadique, d’être accusé d’avoir commis une faute éthique en organisant cette expérience. Avant que je lui révèle mon projet de déboulonnage, il n’a jamais eu l’air de craindre d’être épinglé comme faussaire.
CT : Avant de revenir là-dessus, une question sur les archives : a-t-on un moyen de savoir si elles avaient déjà été consultées ? Est-il possible que d’autres l’aient fait si superficiellement qu’ils ne se sont rendus compte de rien ? D’ailleurs, as-tu rencontré le moindre problème pour accéder à ces archives ? On est même étonné que certains documents s’y trouvent encore, vu leur force de dévoilement… Et lui-même, à l’occasion, a des formulations qui ressemblent à des aveux…
TLT : Je ne sais pas si ces archives ont été déjà consultées, mais je sais qu’aucun chercheur ne les a jamais citées. L’expérience du Toyon Hall, par exemple, n’a jamais été mentionnée dans aucun livre ni aucun article scientifique. Quand j’ai demandé s’ils avaient consulté ces archives aux deux psychologues qui ont répliqué l’expérience pour une émission de télé-réalité sur la BBC, ils m’ont dit que non, ils n’avaient pas demandé. Ils pensaient qu’elles avaient été détruites.
Pourtant je n’ai eu aucun problème pour accéder à ces archives. En mai 2014, j’ai dit à Zimbardo que je voulais les consulter. Il m’a mis en contact avec le bibliothécaire qui s’en occupe à Stanford, Daniel Hartwig, et j’ai commencé à organiser ma venue et à voir notamment comment récupérer les enregistrements audio et vidéo réalisés pendant l’expérience, qu’on ne pouvait pas télécharger en ligne à l’époque, ce que j’ai pu faire sans la moindre difficulté. J’ai pu aussi consulter toutes les boîtes d’archives de l’expérience et numériser ce que je voulais sans restrictions, y compris des documents qui ne sont toujours pas en ligne.
Pour ce qui est de la force des archives, c’est ce qui m’a intéressé dès le début, en voyant des extraits des archives vidéo. Ce sont des matériaux qui ont une puissance documentaire exceptionnelle. J’ai construit le livre autour des archives papier comme j’aurais construit le film autour des archives vidéo (tous mes films sont du found footage, c’est-à-dire qu’ils réutilisent des images existantes. Et tu as raison de le souligner, en plus des archives papier de l’expérience, j’ai voulu utiliser les centaines de récits que Zimbardo en a donné dans la presse, et tout ce qu’il a confié durant ces interviews sur sa carrière, sur ses autres expériences, sur ses relations avec le milieu des psychologues, sur son rôle d’expert pendant un procès d’Abu Ghraib, etc.
Le livre devait brosser ce portrait biographique. Zimbardo simplifie souvent beaucoup, mais lui-même est tout sauf simple. Ce n’est ni un méchant ni un salaud. C’est un showman et un business man, et il a des motivations très complexes. Il est pris dans tout un jeu de rivalités entre scientifiques, entre chapelles, entre universités. Il est très ambitieux et très entreprenant, mais on sent aussi chez lui une grande fragilité. C’est un manipulateur candide. Et il a ce destin à la Horatio Alger, de fils d’immigrants italiens du Bronx qui finit professeur à Stanford mondialement célèbre.
Des entretiens avec un peu plus de la moitié des gardiens, des prisonniers et des expérimentateurs m’ont fourni un troisième type de matière. C’est un matériau plus secondaire dans le livre, parce que la mémoire peut facilement vous jouer des tours après cinquante ans, mais c’est un matériau très vivant qui rend bien la diversité de ces participants. Contrairement à la version officielle, les jeunes gens qui ont participé à l’expérience sont tout sauf interchangeables et sans histoire. C’est souvent quelque chose que les psychologues expérimentaux passent sous silence, comme si les sujets de leurs expériences étaient parfaitement « moyens » et « normaux ». Stanley Milgram est un des rares à avouer, je cite, que « les personnes qui défilent dans le laboratoire présentent une telle disparité dans leur tempérament et leur manière d’être qu’il nous semble parfois miraculeux de parvenir à dégager la moindre règle générale. » (Soumission à l’autorité : un point de vue expérimental, Calmann-Lévy, 1986 [1974], p. 63)
CT : Tu reviens d’ailleurs dans le livre sur l’expérience de Milgram sur l’obéissance, dont l’ombre plane de bout en bout sur l’expérience de Stanford, et tu reviens aussi sur d’autres expériences de psychologie de l’époque. C’était important pour toi, de restituer ce contexte ?
TLT : Oui, très. C’est un autre biais courant chez les psychologues expérimentaux : ils font comme si leurs expériences avaient lieu dans des bulles hermétiques. Pour moi, il fallait resituer l’expérience non seulement dans l’histoire de la psychologie, mais aussi dans l’histoire des États-Unis et dans l’histoire de l’université Stanford. On est en 1971, le pays est déchiré par la guerre du Vietnam qui n’en finit pas, la jeunesse est en révolte contre l’autorité, et c’est aussi un moment où la recherche américaine est financée en majorité par l’armée, et même très bien financée depuis la guerre de Corée et la frayeur nationale causée par Spoutnik.
Stanford est un concentré de tout ça. C’est l’université qui a « inventé » le complexe militaro-industrialo-universitaire, dont la Silicon Valley est l’expression emblématique. La Californie était alors à la fois l’épicentre de la contre-culture et l’État fédéré américain qui recevait le plus de fonds militaires. Sans parler de la révolte d’Attica en septembre 1971, qui remet la prison sur le devant de la scène… L’expérience est le fruit de ce contexte détonnant.
CT : Tu as donc des archives, des témoignages, des interviews, des éléments de contexte, mais aussi des articles scientifiques et de la littérature grise. Comment tu t’y es pris pour tisser tout ça ensemble ?
TLT : Concrètement, j’ai construit le livre comme un film. J’ai accordé une très grande importance à la « narrativité » (c’est peut-être raté, mais ce n’est pas faute d’avoir essayé !). Je voulais que le livre se déploie comme un enchevêtrement d’intrigues, pas seulement comme un enchaînement logique de preuves et de démonstrations. Et mes éditeurs Rémy Toulouse et Grégoire Chamayou m’ont encouragé dans cette voie. Je voulais concilier la rigueur scientifique avec le côté prenant de l’enquête journalistique ou du cinéma. Mais je ne voulais surtout pas tomber dans les excès que je dénonce justement chez Zimbardo, qui a été prêt à tout ou presque pour rendre son expérience attrayante. Une certaine construction du récit permet de présenter des preuves, sans céder à la tentation de la fiction, du clinquant ou du divertissement, et sans non plus endormir le lecteur ni lui donner mal au crâne. Il ne s’agit pas de rendre plus simple, mais plus lisible.
J’ai lu beaucoup de journalisme littéraire à l’époque, le genre de longs reportages publiés par le New Yorker, où les outils du romancier sont mis au service de la non-fiction (Gay Talese, Tom Wolfe, Barbara Ehrenreich, Ted Conover, etc.). Ce sont des récits journalistiques où on trouve des dialogues, des flash-back, des intrigues, des portraits, des montages parallèles, des monologues intérieurs. Le narrateur dévoile généralement sa méthode d’enquête, il peut même confier ses doutes et ses états d’âme. Le journaliste et l’assassin, de Janet Malcolm, m’a d’ailleurs servi à la fois de source de réflexion sur l’éthique de l’enquêteur et de modèle de construction narrative.
Les éditions du Sous-sol font un très bon boulot de traduction de cette littérature en français, même si ça ne les dérange pas de privilégier le littéraire au factuel, ce que je rejette pour ma part. La collection « Zones » a aussi sorti des enquêtes dans cette veine. G. Chamayou est très sensible à la dimension littéraire des textes qu’il publie, c’est assez rare en sciences sociales. Quelques maisons font un boulot similaire, comme Zones sensibles, Allia, ou Anacharsis, mais la plupart des chercheurs ne se soucient pas vraiment du style et de la narration (du moins, c’est l’impression qu’ils donnent). La question n’est presque jamais abordée à l’université. Et pourtant, mal écrire est une faute professionnelle quand on fait profession d’écrire…
Il y a par-ci par-là des ateliers d’écriture pour thésards, il y a le très bon livre d’Howard Becker Écrire les sciences sociales, mais sinon chacun se démerde. Avec beaucoup de ratés, des textes encore plus jargonneux et ennuyeux que des rapports administratifs, comme si les sciences sociales ne devaient surtout pas ressembler à de la littérature. Je comprends la logique de distinction qu’il y a derrière, mais ça me semble contre-productif. Ça ne fait qu’éloigner le public des sciences sociales et les enfermer dans l’entre-soi. Et ce n’est pas parce que vous écrivez vos articles de la façon la plus neutre possible qu’ils sont plus objectifs et plus scientifiques. Au contraire, il faut assumer que le chercheur est tout entier présent dans sa recherche, il faut assumer le « je » et expliquer ce « je », d’où parle ce « je », pourquoi il parle de ça, comment s’est déroulée la recherche, etc. (sans évidemment tomber non plus dans la complaisance narcissique). L’auto-analyse est une des clés de voûte de la scientificité en sciences sociales.
CT : L’expérience est généralement présentée de manière méliorative, mais tu mentionnes le fait qu’elle a été critiquée (« critiques sévères », indiques-tu), et tôt, par Erich Fromm d’une part et Leon Festinger de l’autre. Ce sont tout de même deux intellectuels réputés chacun à leur manière, pas n’importe qui donc… Pourtant leurs objections ne « prennent » pas, voire sont oubliées. Pourquoi ?
TLT : Il y a énormément de raisons, que je développe dans le livre. Je n’en citerai que quelques-unes. Tout d’abord, je pense que la critique de Festinger n’a pas été assez publicisée, elle est sortie dans un recueil d’articles et sans citer nommément l’expérience, en plus à un moment où Festinger s’était éloigné de la psychologie.
Fromm, lui, avait un côté philosophe et franc-tireur, il enseignait dans une université alternative au Mexique, c’était facile de le dénigrer en disant qu’il faisait de la science molle. Tandis que Zimbardo se revendiquait de la science expérimentale, il présentait des données, il était professeur titulaire dans un département de psychologie prestigieux (c’est très important, à l’université, ces questions de « prestige », de « renommée », et ça ne m’étonne pas qu’on puisse mener des réformes universitaires essentiellement pour gagner quelques places dans un classement international bidon). L’expérience n’aurait pas eu le même écho si elle avait été menée à l’université de Tacoma ou à l’institut technique de Poughkeepsie. La vie intellectuelle est beaucoup une question d’étiquettes.
Deuxième raison : les auteurs de manuels de psychologie limitent souvent leurs lectures aux manuels de leurs confrères. En plus de Fromm et de Festinger, l’expérience a été critiquée dans un article paru en 1975 dans American Psychologist, l’organe officiel de l’Association américaine de psychologie, et ça ne l’a pas empêchée d’avoir la carrière que l’on sait. Pire, certains manuels citent Fromm et cet article de 1975, ils soulignent que l’expérience est pleine de biais, et pourtant ils continuent à la défendre ! Une vidéo très bien informée de la Khan Academy listait récemment plusieurs biais sévères dans l’expérience, avant de conclure : “What do all of these things mean for the experiment? Are these problems bad enough to discredit its results? I personally don’t think so.” Il ne faut pas sous-estimer le pouvoir de séduction de cette expérience.
Les médias ont aussi consacré l’expérience. En 1972, elle est racontée en longueur dans Life et dans un reportage sur NBC, puis l’année suivante Zimbardo la raconte lui-même en détail dans le New York Times Magazine. Ces coups de projecteur ont donné une stature à l’expérience. Et les journalistes ont fauté en tamponnant les conclusions de Zimbardo sans vérifier leur véracité. Pire, les archives montrent un journaliste dramatiser les résultats de l’expérience et la présenter sans bémol alors même qu’il savait qu’elle était biaisée…
Une autre hypothèse, que je n’ai pas pu vérifier, c’est que l’expérience n’aurait convaincu que des convertis. Elle aurait simplement conforté des croyants dans leur croyance, à la façon de la « dissonance cognitive » de Festinger. De nombreux profs de psycho se doutent depuis longtemps que l’expérience était trop belle pour être vraie, tandis que les autres y ont cru. Comment délimiter clairement ces deux groupes ? J’aimerais bien le savoir ! J’espère d’ailleurs que la sortie du livre va polariser ces deux camps et me faciliter la tâche…
Pendant longtemps, je me suis dit que l’expérience était défendue surtout par des gens de gauche, dans l’idée que la droite privilégie les explications individuelles (chacun est responsable de ses succès et de ses échecs) tandis que la gauche préfère les explications situationnelles (notre environnement social joue beaucoup dans le fait qu’on réussisse ou qu’on échoue). Sans compter que l’expérience fournit à la gauche une formidable critique des institutions et de l’autorité. Mais en fait ce n’est pas si simple… L’expérience est citée par des conservateurs et par des anarchistes – de même une expérience précédente de Zimbardo, sur une voiture abandonnée dans le Bronx pour voir si elle serait vandalisée, est la seule « étude scientifique » convoquée dans l’article fondateur de la très réactionnaire « théorie de la vitre brisée ».
Donc rendez-vous dans dix ans pour voir si mon livre a eu le moindre impact sur la popularité de l’expérience, y compris parmi les professeurs de psychologie… Je ne serais pas surpris, même si le livre arrive à être traduit en anglais par une bonne maison, que plein de manuels de psycho continuent à parler de l’expérience avec admiration.
CT : Tu parlais avec des guillemets de l’« étude scientifique » de la voiture abandonnée dans le Bronx. Avec l’expérience de Stanford, Zimbardo n’en est visiblement pas à sa première fraude scientifique, un sujet sensible ces dernières années, comme tu l’évoques vers la fin ; et même ceci mis à part, sa « pensée » apparaît très pauvre, schématique. Un publicitaire doublé d’un prédicateur plus qu’un chercheur… Cependant tu évoques des raisons personnelles et contextuelles « de fond » pour expliquer son succès – quelles sont à tes yeux les principales?
TLT : Zimbardo a arrangé les résultats d’une de ses expériences précédentes et au moins deux autres de ses expériences (dont celle de la voiture abandonnée) sont des happenings qui sont très spectaculaires mais qui n’ont eu lieu qu’une fois, et qui donc n’ont que peu de valeur scientifique.
C’est vrai aussi que sa dialectique ne casse pas des briques (comme dirait René Viénet, NDLR). Il a une pensée très binaire : les gardiens contre les prisonniers, le Bien contre le Mal, la société contre l’individu. C’est ce que j’essaie de critiquer aussi dans le livre, ces interprétations du pouvoir qui me semblent très manichéennes et que le militant Zimbardo va souvent radicaliser encore plus. Le militantisme peut introduire des biais très forts quand on étudie le pouvoir, la politique, les relations entre les classes. Il pousse à choisir des objets, des méthodes, à favoriser certaines explications, une certaine grille de lecture, certains auteurs, etc.
C’est typiquement ce qu’a fait Zimbardo en écrivant à l’avance ses conclusions, en intervenant pendant l’expérience pour l’orienter et en arrangeant ses données pour qu’elles collent avec ses conclusions. Dans l’idéal les chercheurs, même s’ils ont forcément des convictions, devraient essayer de les désamorcer pour qu’elles ne biaisent pas leur « quête de la vérité » (l’auto-analyse doit aussi servir à ça). Malheureusement, dans les faits, je trouve que militantisme et objectivité font rarement bon ménage – mais que je puisse dire ça dans une revue qui se revendique militante montre que j’ai peut-être tort !
Ensuite, pour ce qui est d’expliquer le succès de l’expérience, tout d’abord Zimbardo est un prof et un conteur hors pair, titulaire dans une fac qui est en pleine ascension fulgurante, et c’est un auto-entrepreneur stakhanoviste de la vulgarisation (il produit une série télé, il édite des manuels, il écrit dans l’équivalent américain du magazine Psychologies, etc.). Tout cela lui donne une certaine influence universitaire, à Stanford et en dehors. Ensuite, le contexte général de l’expérience a joué énormément, j’en ai un peu parlé : l’humeur anti-autoritaire de l’époque, le fait que la prison devienne un sujet médiatique brûlant au début des années 1970, les conflits entre chapelles en psychologie, etc.
L’expérience est aussi un objet conceptuel captivant. C’est un petit théâtre très visuel et très simple à comprendre, une sorte de boîte à musique intellectuelle, qui semble en même temps avoir une puissance d’explication très forte. C’est comme une allégorie biblique, la dimension de vérité scientifique en plus.
CT : Né en 1933, Zimbardo est toujours vivant, bon pied bon œil même ; d’ailleurs, il a reçu récemment (en 2012) la médaille d’or de l’Association américaine de psychologie pour l’ensemble de sa carrière… Tu parlais tout à l’heure de « projet de déboulonnage » : ton livre a tout pour le déstabiliser, non ? Quels sont d’ailleurs tes rapports avec lui ? Tu indiques que tu as pu lui parler une fois…
TLT : Le livre devrait le déstabiliser, c’est sûr, même si ce ne sera probablement pas avant sa traduction en anglais (les Américains lisent très très peu le français). J’espère, sans doute très naïvement, un débat constructif.
La première fois que j’ai contacté Zimbardo, c’était en juillet 2013. Je lui ai envoyé un mail pour lui parler de mon projet de film, lui expliquer que tout le texte du film serait constitué d’extraits des archives de l’expérience, et il n’y a pas vu d’inconvénients. Il m’a simplement prévenu qu’un long-métrage de fiction basé sur l’expérience était en plein casting (ce film sortira sur les écrans deux ans plus tard, sous le titre The Stanford Prison Experiment).
J’ai correspondu brièvement avec Zimbardo. Nous avions prévu de nous rencontrer à Paris fin septembre mi-octobre 2013, au milieu d’une tournée qu’il faisait en Pologne et en Hongrie (il est super populaire là-bas, il a reçu plein de breloques honorifiques et des lycées utilisent un de ses programmes éducatifs). Mais finalement il annulera son séjour en France. Quelques mois plus tard, mes producteurs réussissent à trouver assez d’argent pour que j’aille à Stanford. Zimbardo me propose de venir l’interviewer chez lui, à San Francisco, mais en échange il me demande de faire un don à sa fondation. Je lui donne mon accord, mais cette fois ce sera mon tour d’annuler, quand je découvrirai le pot-aux-roses. Mes producteurs me conseillent d’attendre de savoir quel film je veux faire avant de l’interviewer. On est fin juillet 2014.
Je réécris alors mon script de fond en comble, qui raconte maintenant ce qui s’est véritablement passé pendant l’expérience, et je passe les trois années suivantes à essayer de trouver des financements. Sans succès… J’ai recontacté Zimbardo fin mai 2017, après trois ans de silence, alors que je commençais à me dire que le film ne se ferait pas. Je l’ai interviewé par Skype à la mi-juin (une demi-heure contre un don de 250 dollars) mais sans lui révéler que je critiquais l’expérience. À l’époque je voulais reproduire un de ses écrits dans mon livre (le diaporama) et j’avais besoin de son autorisation pour ça. Et je me disais aussi avec mon producteur qu’on pourrait éditer un petit livret accompagné d’un montage en DVD pour essayer une dernière fois de convaincre des financeurs. Mais je n’étais pas très à l’aise avec l’idée de ne pas révéler le fond du projet à Zimbardo. C’était malhonnête. Et sur les conseils de mon éditeur, je lui ai tout avoué début octobre.
Je lui ai listé ce qui n’allait pas dans son expérience et je me suis excusé de ne pas lui avoir tout dit plus tôt. Il m’a envoyé deux mails très en pétard et m’a dit qu’il ne voulait plus avoir affaire à moi, mais il n’a jamais répondu à mes critiques. Nous n’avons plus de contacts depuis. Je lui ai envoyé début avril un papier en anglais qui résumait mes principales critiques, et il m’a répondu, en tout et pour tout : « I have no interest at all in your writings please no longer correspond with me about this or any related matter ».
CT : Le livre peut apparaître contingent et très éloigné de ton livre précédent, Le maniement des hommes. En fait, il y renvoie d’une certaine manière, non ?
TLT : Dans les deux livres je m’intéresse à la question du « pouvoir ». Mon premier bouquin critiquait les conceptions du pouvoir rivées à la figure de l’État et il analysait un type de pouvoir très différent, le pouvoir managérial. Dans ce deuxième livre, je critique toujours ces conceptions du pouvoir, qu’on trouve en filigrane derrière la plupart des usages savants et populaires de l’expérience : une vision très binaire et anti-autoritaire, le pouvoir qui écrase, qui domine, qui enferme, qui discipline. La littérature sur la prison (et je parle sous ton contrôle !) montre au contraire que même en prison le pouvoir doit négocier son exercice. La domination carcérale, on l’imagine souvent comme une force que les gardiens imposent et que les prisonniers subissent, alors que c’est plutôt un compromis et un échange permanents.
On sait aussi que les dominants sont divisés par des luttes d’influence, des divergences d’intérêt, des personnalités très différentes, et pareil pour les dominés (les prisonniers se distinguent entre eux, par exemple, selon le crime qu’ils ont commis, leur appartenance à un gang, les pédophiles sont très mal vus tandis que les braqueurs sont respectés, etc.). Bref, il y a des dominants chez les dominés et des dominés chez les dominants. Mais Zimbardo ignore complètement ces phénomènes. Il dit lui-même qu’il ne connaît rien à la prison ! Et c’est ce qui fait aussi l’inanité de son expérience : il n’a pas essayé de reproduire une vraie prison, il a créé une situation devant produire en deux semaines, avec des étudiants blancs de la classe moyenne, l’idée caricaturale qu’il se fait de la prison. Le résultat est assez burlesque…
Zimbardo aime bien citer certains films de Frederick Wiseman pour montrer que les institutions écrasent leurs membres et leur imposent des rôles codifiés. À mes yeux, le cinéma de Wiseman montre au contraire que les individus ne sont pas réductibles aux institutions. Ils résistent à leurs fonctions, ils en débordent, ils y injectent des manières d’être et de faire particulières, ils jouent leurs rôles avec une certaine distance. Il y a bien des manières d’appliquer le règlement de l’asile dans Titicut Follies. Et Basic Training, le film de Wiseman sur l’armée sorti juste après l’expérience, montre bien que même une institution brutale et désindividualisante comme l’armée n’arrive pas à faire entrer tous les soldats dans le même moule : il y a les passifs, les récalcitrants, les rebelles, les autoritaires, les enthousiastes, etc.
Mais ce n’est pas ce questionnement sur le pouvoir qui m’a amené à l’expérience. J’en avais entendu parler dans des manuels de management sans m’y intéresser plus que ça. Ce qui m’a amené à l’expérience, c’est l’image. Je m’y suis vraiment intéressé quand j’ai découvert qu’elle avait été filmée, que c’était une sorte d’émission de télé-réalité avant l’heure (c’est ce que Zimbardo a bien compris : pour que son expérience soit bien médiatisée, il fallait des images, et si possible des images choc). Bref, ce livre est sans doute plus proche de mes films que de mon livre précédent. C’est une sorte de found footage scientifique.
CT : Le livre paraît dans un contexte où il est beaucoup question, à tort ou à raison d’ailleurs, de « fake news », ce qui lui confère plus encore une actualité particulière. Comment vois-tu les choses de ce point de vue, c’est-à-dire en quoi ton livre permet-il de nourrir, ou peut-être de déplacer le débat ?
TLT : On dit que regarder des mauvais films est une excellente manière de comprendre ce qui fait un bon film. Eh bien peut-être que se plonger dans une fraude scientifique est une bonne manière de comprendre ce que devrait être la « bonne » science. J’espère aussi que le livre contribuera à rapprocher la sociologie des sciences et la méta-recherche (ou l’épistémologie), c’est-à-dire l’étude scientifique des études scientifiques. Ces deux approches sont combinées dans le livre : d’un côté je décris le travail concret d’un scientifique, et en même temps j’analyse sa méthode et les limites de la démarche expérimentale en psychologie.
Les livres de sociologie des sciences s’arrêtent souvent à mi-chemin : ils décrivent en détail la manière dont les conducteurs utilisent leur véhicule, mais ils ne soulèvent pas le capot. Les méta-chercheurs s’arrêtent eux aussi à mi-chemin, mais en sens inverse : ils soulèvent le capot mais en général ils ne s’intéressent pas aux conducteurs. Le croisement de ces deux disciplines me semble extrêmement prometteur. Il peut produire une « sociologie épistémologique » (ou une « méta-recherche sociologique ») en mariant une analyse de la production et de la diffusion des sciences avec un questionnement de la logique propre à chaque discipline, de ses outils, de ses méthodes, de ses axiomes, de ses présupposés, des raisonnements privilégiés, etc. Toutes les disciplines ont des routines et toutes ont un inconscient. La méta-recherche sociologique a de beaux chantiers devant elle.
Et tu as raison de rappeler qu’il y a plein de débats dans les sciences en ce moment. Il y a eu des fraudes, des plagiats, des rétractations d’articles, des chercheurs corrompus par des lobbies industriels, des publications de canulars, des diplômes bidons, des procès en diffamation visant des chercheurs (comme Alain Garrigou, Jean-Claude Kaufmann, Joseph Weiler ou Christopher Clack). On a vu aussi des scandales de « pop science » et des recherches mises au service du conseil en développement personnel. Et les sciences expérimentales vivent une « crise de la réplication » (replication crisis), autrement dit beaucoup d’expériences ne donnent pas les mêmes résultats quand elles sont reproduites par d’autres. Le cas Zimbardo éclaire plusieurs de ces problèmes, mais il est loin de tous les embrasser. Là aussi, la méta-recherche est pleine de promesses.
Ceci étant, les pratiques scientifiques sont sans doute plus rigoureuses aujourd’hui qu’il y a cinquante ans. Dans les années 1970, la recherche en sciences sociales avait encore souvent des airs de Far West. Aujourd’hui les théories se sont raffinées, les outils se sont développés (notamment avec le numérique), le niveau général de formation scientifique de la population a augmenté. Certes, une « science pure » est impossible. Certes, la recherche est pleine de biais personnels, institutionnels, matériels, financiers, etc. Certes, il faut compter aussi avec la spécialisation à outrance, le clientélisme, le publish or perish, la managérialisation et le poids des intérêts privés. Mais je n’ai pas l’impression de vivre une « crise » de la science. On serait plutôt en plein boom. Ce qui ne va pas sans poser des tas de problèmes, notamment parce que plus il y a de scientifiques et d’articles scientifiques, plus il y a de cas de fraudes. C’est mathématique. Mais on ne peut pas parler de « fake science » comme on parle de « fake news ».
J’espère d’ailleurs que le livre sera pris comme une preuve de la bonne santé de la science (capable de se corriger, même si c’est au bout d’un demi-siècle !). Les scientifiques s’autorégulent sans doute mieux que les journalistes, mais il faut dire que leur tâche est plus facile : ils sont moins nombreux, ils ne travaillent pas dans l’urgence, ils sont moins en prise avec les attentes collectives, ils se contrôlent plus les uns les autres, etc. Ceci étant, il n’y a pas de barrière étanche entre science, journalisme, divertissement et charlatanisme. Il n’y a pas, d’un côté, la science sérieuse et sobre, et de l’autre les bonimenteurs prêts à tout pour faire de l’audimat. Comme le montre bien le cas Zimbardo, un continuum relie la science la plus sérieuse et le divertissement le plus racoleur.
Propos recueillis par Grégory Salle.